[Le monde qu’on veut #1] Tous les jours, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir au sortir de la crise sanitaire. Aujourd’hui, le metteur en scène, scénographe et fondateur de la compagnie Vivarium Studio Philippe Quesne, également directeur du théâtre Nanterre-Amandiers. En tournée au Brésil avec son spectacle Farm Fatale quand le confinement a commencé, il est de retour en Europe. Il nous parle de l’abandon de la culture dans le plan d’urgence sanitaire du gouvernement et des différences majeures dans les discours politiques en France et en Allemagne, où il est confiné.
Qu’attends-tu de la déclaration annoncée pour mercredi 6 mai par Emmanuel Macron concernant le monde de la culture ?
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Philippe Quesne – C’est évident que nous ne nous contenterons pas de petites phrases par tweets condescendants. A l’annonce du plan de déconfinement il y a quelques jours, nous avons tous compris que la culture ne faisait pas partie des domaines de « première nécessité »… Mais je pense que l’on est tous à attendre et à vouloir comprendre ce que le gouvernement envisage pour les arts en général. Quelles décisions et engagements économiques fermes sont prévus pour sauver nos secteurs, allant des indépendants aux structures ? Quelles sont les perspectives de réouvertures au public dans les lieux du spectacle vivant, festivals, musées, cinémas ?
En quoi est-il si important de sauvegarder le statut des intermittents du spectacle ?
Comme le dit Samuel Churin (comédien et membre de la coordination des intermittents et des précaires, ndlr), on a un système unique avec l’intermittence. Il faut lui rendre hommage, parce que même s’il a été maintes fois pilonné, c’est grâce à ce monde de l’intermittence qu’on fait vivre les machines culturelles du pays. Ce n’est quand même pas difficile de se décider pour une année blanche pour l’intermittence ! C’est au minimum ce qu’il faut faire car l’impact de la crise du Covid sur la culture va être immense. Et ça ne coûte pas plusieurs milliards d’euros, c’est pour ça que nous commençons à être en colère. On est début mai, ça devrait déjà être entériné car il y a encore de nombreux sujets à repenser rapidement pour la culture en France. Où sont-ils ?
Je m’inquiète parce qu’on sent que ça patauge aussi en Europe, et qu’il y a des décisions financières qui vont peut-être faire beaucoup de dégâts. Si les nouvelles tardent tant concernant la culture, c’est peut-être qu’ils n’osent pas se prononcer parce que ça va être un carnage. C’est vraiment “le théâtre et son trouble”, comme on se disait avec le metteur en scène Gwenaël Morin ! C’est nous laisser dans le trouble pour mieux, sans doute, faire des coupes franches bientôt.
Alors, c’est maintenant que notre lobby – si on peut employer ce mot-là comme pour certains domaines -, doit s’exprimer. Nous dépendons de l’argent public en grande partie, hormis quelques fondations qui aident nos secteurs, mais notre modèle économique dépend aussi d’une nécessaire vision sur la culture de la part de l’Etat. Il faut aussi faire parfois plus confiance aux visions des artistes pour réinventer une société. Et si les perspectives financières sont mauvaises, qu’ils nous les annoncent tout de suite, afin que l’on puisse se réorganiser ou se défendre.
De quelle façon ?
Il est important que nous aussi, on se transforme en lobby, employons des gros mots. Ce serait bien qu’on se réveille tous, comme c’est en train d’arriver. La tribune parue dans Le Monde me fait assez sourire parce qu’eux aussi, Omar Sy, Catherine Deneuve, Marion Cotillard, etc., n’auront plus de travail si les tournages s’arrêtent. C’est la première fois que l’on voit une chaîne formée aussi bien de petites compagnies que de blockbusters, tous à la même enseigne. C’est de l’inédit absolu ! Il y manque, c’est dommage, la présence des artistes visuels, un secteur souvent oublié, moins organisé que d’autres en corporation, mais qui pourtant détient des clés importantes concernant ce que l’on va avoir à repenser artistiquement. Par ailleurs, les statuts de plasticiens sont souvent très précaires.
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Avec ironie, depuis quinze jours, je m’occupe à faire des listes de ce qui pourra être possible de faire, si, comme on le pressent, les lieux culturels ne sont pas réouvrables pour obéir aux « normes sanitaires ». Si les grands musées restent fermés, au lieu de réfléchir à comment ouvrir aux flux de visiteurs, il va peut-être falloir prêter les œuvres des collections publiques pour les voir chez nous, comme une médiathèque d’arts en appartement. Au théâtre ou à l’opéra, comment rebondir avec des salles fermées ? Organiser de déprimants spectacles à voir depuis sa voiture comme des drive-in ? Demander aux acteurs d’aller jouer, individuellement et masqués, animer des ehpad ou faire plus de clowns à l’hôpital ? Construire des cabines comme des sexshop pour écouter musicien ou poètes ? Proposer des costumes de taupes dans le métro en guise de protection ? Changer de métier…?
Cela dit, bien avant le coronavirus, nous devions déjà tous réinterroger nos pratiques au regard de ce qui se passe dans le monde et de la crise sociale et climatique. Le virus exacerbe ces questions qui se posaient déjà, et notamment celle de la politique culturelle dont nous avons besoin dans les années qui s’annoncent. Le principe des manifestations qui réunissent des foules dans la rue est arrivé à sa limite. Il est sans doute venu le temps d’actions plus individuelles et activistes, comme en organisent parfois Extinction Rebellion, en s’inspirant aussi de formes performatives issues des arts.
Le dernier grand symbole ces dix dernières années me semble être Notre-Dame-des-Landes, qui a en plus obtenu des résultats sur sa revendication des territoires, par de l’architecture, des cabanes et une réinvention de ce qu’est un mouvement de protestation. C’est fantastique comme espoir. Ça a été quelque chose de très important pour moi. Il faut qu’on se mobilise, le corona va durer et donc on a du temps. On rentre peut-être dans les années corona, et il faut mener une autre bataille en parallèle de la bataille sanitaire et du port du masque… En phase de déconfinement, les avions vont sans doute à nouveau circuler, mais je n’imagine pas qu’on va les faire voler aux quatre cinquièmes vides pour respecter les distances de sécurité – ce qui est pour le moment envisagé pour une réouverture des théâtres à la rentrée, cet automne. En France, on en est rendus à interpréter des rumeurs, c’est délirant.
La réflexion scénographique de ce que donnerait une salle aux « normes sanitaires », avec un fauteuil sur trois et un rang sur deux, ferait tomber les jauges de 1 000 places à 200 environ… Ironie du sort, dans les théâtres et les musées, on a un personnel relativement qualifié qui gère depuis des années des règles de sécurité délirantes sur le feu, les flux du public, et c’est aberrant qu’on ne fasse pas confiance à ce secteur-là, tout en laissant rouvrir les écoles démunies. Depuis les attentats, on a en plus pris l’habitude de fouiller les sacs à l’entrée. On a déjà ce personnel, contrairement par exemple à pas mal de cinémas qui ont peu d’ouvreurs et de personnel.
En tant que directeur du théâtre Nanterre-Amandiers et metteur en scène, qu’est-ce que le confinement a impliqué pour toi et tous les salariés et intermittents du théâtre depuis bientôt deux mois ?
Le 16 mars, ça nous est tous tombé dessus de manière fulgurante. Le virus était dans l’air, mais les mesures d’urgence, qui sont apparues un peu partout sur la planète à quelques semaines près, nous ont sonnés. C’est comme si on ne voulait pas l’envisager. Je revenais du Brésil et c’était complètement délirant parce qu’on jouait Farm Fatale au festival de São Paulo et, un soir, est tombé une sorte de couvre-feu. On a été le dernier spectacle à jouer parce que la ville avait interdit les représentations, malgré ce que Jair Bolsonaro (le président du Brésil, ndlr) ne voulait pas voir.
C’était une sensation très étrange d’être le dernier spectacle autorisé de la ville, dans lequel des épouvantails parlent d’humains disparus, des problèmes posés par les pesticides, les glyphosates. Puis, une fois arrivé à Paris dans l’un des derniers avions, sans avoir encore vraiment pris conscience de l’ambiance médiatique et des messages de confinement en France, il m’a fallu très vite organiser non pas ma vie d’artiste, mais mes responsabilités de directeur au théâtre de Nanterre-Amandiers. C’est la semaine où l’on présentait Le théâtre et son double d’Antonin Artaud, mis en scène par Gwenaël Morin, avec toute une séquence sur le théâtre et la peste dans un lieu dont la scénographie était une grande caverne blanche qui réunissait les spectateurs et les acteurs. C’était presque un lieu de confinement, on employait ce terme avec Gwenaël avant que tout cela n’arrive… Il y avait une contraction du réel et de la fiction phénoménale. Ça nous a tous saisis, quel que soit le métier ou la vie qu’on a puisque ça a littéralement arrêté l’activité de tout le monde.
Quelles mesures as-tu prises ?
D’abord, arrêter les spectacles en cours. Au début, on pensait aussi à se réorganiser, à jouer pour des jauges limitées. En trois jours, on est tous passés par des scénarios invraisemblables. C’était un mélange d’émotions et de décisions. Même au moment des attentats il y a quelques années, on n’avait pas eu cette sensation d’abandon : devoir abandonner les bateaux de la culture pour quelques jours, puis quelques semaines, et maintenant quelques mois, et des scénarios pour l’après qui restent à écrire, et non pas à subir.
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Donc, on a d’abord annulé les spectacles mois par mois, en fonction des données sanitaires et de cet ensemble de mots nouveaux qui sont apparus – « données », « attestation de sortie », « mesures », « loi d’urgence sanitaire ». Un vocabulaire qui s’est durci et qui nous infantilise, par rapport à d’autres pays que je connais bien, comme l’Allemagne, où ce n’est pas du tout le même ton qui est employé. De mars à avril, chaque semaine, on a annulé jusqu’au moment où la décision a été prise de finir la saison. Ce sont des mots que le ministre de la Culture a peut-être oubliés, mais il n’y a pas que les festivals qui sont touchés, il y a les maisons de théâtre et leurs saisons. On a fort heureusement beaucoup communiqué entre lieux pour échanger sur les décisions à prendre ces semaines-là.
Combien de spectacles avez-vous dû annuler au printemps ?
On avait beaucoup de créations avec Christoph Marthaler, Théo Mercier et Steven Michel, Léa Drouet, Anne-Elodie Sorlin, Thomas Scimeca, Maxence Tual, Guillaume Aubry. On leur a promis de les reporter la saison prochaine, c’est le scénario qui résiste malgré ce que l’on entend dire à propos de jauges limitées et de la possibilité de rouvrir nos maisons au public. La programmation, je la valide tard généralement, ce qui fait qu’on a eu la chance de reporter toutes les annulations pour reprendre en théorie à la rentrée de septembre, là où on s’était arrêté en mars.
Ce n’est pas au détriment d’autres compagnies que tu aurais pu programmer la saison prochaine ? Il n’y a pas d’effet domino ou le risque d’une saison boursouflée ?
Non, avec les problèmes et incertitudes liés aux travaux du théâtre (prévus de 2020 à 2022, ndlr), nous n’avions pas bouclé la programmation. Durant les travaux qui vont durer trois ans et qui ont pris beaucoup de retard, la salle de spectacle va être réaménagée dans les ateliers décor. D’abord, il a fallu rassurer les équipes et mettre en place comme tout le monde le télétravail et le chômage partiel. On a surtout essayé de penser aux artistes en premier, ce sont eux qui donnent du sens à toute une chaîne de nos métiers. On a sécurisé en priorité les compagnies, les indépendants, avec des dédommagements de tournées versés aux acteurs et techniciens intermittents. En attendant de voir de quoi sera fait demain, c’était vital.
Il a fallu batailler, lieu par lieu de tournée, pour les dédommagements de projets à reconsidérer plus tard. Le premier mois, on n’a fait que ça, de l’organisation et de la réorganisation, soulager et être solidaire d’un milieu fragile. Depuis septembre dernier, la programmation de Nanterre-Amandiers est basée sur une ligne artistique assez claire : des compagnies et des artistes indépendants, des auteurs de spectacles qui écrivent, inventent, parfois conçoivent la scénographie. Ça recoupe évidemment des plasticiens, des chorégraphes, des cinéastes ou des philosophes. Du coup, c’est vrai que l’on se retrouve depuis sept ans au cœur d’une maison uniquement animée par des artistes indépendants.
Qu’est-ce que produit sur toi le confinement ?
On peut parler d’évolution dans le ressenti ou dans l’émotionnel. Le premier mois, ça tétanise. J’ai eu besoin, comme beaucoup de gens, de me connecter à tout ce qui était écrit ou dit, même les pires absurdités. J’ai eu besoin d’évacuer et je me suis lancé dans des collages un peu sarcastiques sur les réseaux sociaux. L’humour, c’est la seule chose qui m’apaise pour prendre de la distance, et on réalise en cette période le manque cruel de dessinateurs comme Cabu ou d’autres, qui ont tragiquement disparu lors des attentats de Charlie Hebdo. Heureusement qu’il y a encore une presse indépendante comme Mediapart pour nous aider à réfléchir et faire contrepoint à toute la médiatisation du gouvernement qu’on nous a assénée par ailleurs. Très vite, ça réveille des énergies chez moi pour comprendre ce qui se passe ailleurs, appeler des artistes, échanger beaucoup, ce qu’on n’a pas toujours le temps de faire normalement quand on est lancés dans nos pratiques. Sans artistes, il n’y a pas de secteur culturel et ce ne sont pas seulement les directeurs, les programmateurs ou les curateurs qui détiennent la clé de ce qui nous attend.
Il est temps de reposer la question de ce que peut être l’art, et d’attendre la réponse qu’en feront les artistes pour comprendre quelle machine ou structure culturelle il va falloir remettre en route autour. J’ai l’impression que ce virus met le feu aux poudres de questions qui étaient latentes dans notre société et spécialement en France, où se sont succédés les mouvements sociaux des Gilets jaunes l’année passée, de défense des services publics à l’automne dernier, ou des retraites. C’est ça qui semble le plus délirant et dépasse même beaucoup de livres de science-fiction. Des manifestations empêchées alors qu’elles protestent pour éveiller sur le manque de moyens des hôpitaux publics et dont les participants se retrouvent, à peine quelques semaines plus tard, considérés comme des héros nationaux dans la bouche de nos gouvernants, c’est phénoménal. Qui aurait osé imaginer un tel retournement ?
Et en tant qu’artiste, est-ce que cette période est inspirante ?
Moi, je fais souvent des spectacles qui parlent d’anticipation, qui essayent de relater ces questions de relations entre l’homme et la nature. C’est récurrent dans mes pièces. De La Mélancolie des dragons (2008) à Crash Park (2018), ce sont souvent des petits groupes qui essayent de s’organiser pour inventer des mondes possibles, même dérisoires. L’Effet de Serge (2008) met en scène un artiste solitaire qui joue pour ses amis dans son appartement. Il pourrait presque aujourd’hui devenir un héros national du spectacle vivant, à l’aube du déconfinement et de l’autorisation de réunion limitée à dix. J’aime quand j’ai à anticiper avec humour ou poésie ce que j’observe de la société. Après, quand un tel fléau s’abat, c’est pétrifiant et ce n’est pas le moment où on a forcément, en tant qu’artiste, la capacité de réagir aussi rapidement qu’on le voudrait. C’est une contraction du temps assez vertigineuse.
En tant qu’individu, que t’inspire cette contraction du temps ?
Il y a un graffiti qui m’a servi d’étendard en avril : “Le Corona c’est le virus, la pandémie c’est le capitalisme?!” C’est comme cela que je définirais ce qu’on est en train de traverser. Comme le dit avec humour le philosophe Bruno Latour dans son magnifique article essayant de penser l’après pandémie dans la revue AOC, ce microscopique virus a obtenu, par d’humbles crachotis de bouches en bouches, la suspension de l’économie mondiale. C’est en effet incroyable !
Il y a une chose qui me frappe, c’est que les plus grands dangers qui menacent le XXIe siècle, liés comme on le sait plus globalement au climat, sont invisibles : dans l’air qu’on respire, la pollution, les pesticides, la libération du permafrost qui va bientôt libérer de nouveaux virus bien pires datant de la préhistoire, etc. Il y a aussi le cas de la 5G qui est encore une histoire d’ondes qui devient très angoissante, et dont l’impact sur notre santé n’est pas vérifié médicalement, alors qu’elle est en train d’être mise en place dans de nombreux pays… On est loin de la science-fiction de l’après Seconde Guerre mondiale, où la représentation de la menace était très spectaculaire, avec des extraterrestres qui attaquaient les humains ou des astéroïdes géants qui s’écrasaient sur terre. Le danger venait d’un autre que l’homme ou de l’ultralibéralisme galopant. C’est plus difficile de faire un film hollywoodien sur un virus invisible ou des riches qui empochent des dividendes d’actions boursières.
La rencontre entre l’art et la science peut-elle produire de la réflexion ?
Oui, c’est important que la science et l’art se rencontrent et parfois même écrivent des fictions ensemble, prenant leur inspiration des mêmes angoisses pour cette planète. C’est déjà ce qu’on disait dans D’après Nature en 2006, où des artistes utopistes en combis de cosmonautes partaient réparer la couche d’ozone. J’ai commencé à écrire des pièces sur ce constat-là : un état d’hébétude, de mélancolie face à la catastrophe écologique. Et du coup, en considérant la scène de théâtre comme un endroit d’hypothèses où l’on peut essayer, rater, recommencer et appréhender la catastrophe avec une certaine dérision.
Ce qui est assez étonnant dans cette pénurie de masques et les mensonges, c’est le côté bricolage que cela génère. Ces ministres qui nous suggèrent de couper du tissu et de coudre à la maison, c’est presque à mourir de rire. Dans certains magasins, la scénographie ressemble presque à une installation de Thomas Hirschhorn, avec des gens qui ont bricolé des parois avec de la bâche plastique, des trucs écrits au marqueur ou à la peinture pour inciter à la distanciation sociale, parce qu’on n’a pas encore eu le temps de traiter graphiquement toute l’organisation de la chaîne. J’ai souvent rendu un hommage au bricolage dans mes spectacles, mais là, on est un peu dépassé par le réel !
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As-tu l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Oui, c’est un moment inédit?! Pas seulement la découverte d’un nouveau numéro de Covid, il y en a eu d’autres et il y aura ensuite Covid-20, 21… C’est comme la saga Star Wars. Ce qui est inédit, c’est ce moment carrefour qui réunit des questions pour la première fois présentes en même temps partout, et plus que jamais posées : Qu’est-ce qu’on a envie de vivre après ? Une certaine vie agitée va reprendre très vite après le déconfinement, et il va falloir garder en tête que rien n’est résolu. Sur le monde du spectacle, c’est plus criant puisqu’on ne fait pas partie des domaines jugés de « première nécessité ». C’est aussi une nouvelle grande crise qui commence, en tout cas un grand combat pour redéfinir en quoi le service public pour l’art et la culture est une nécessité. Mais c’était latent depuis quelques années, et je ne suis pas surpris. J’ai même l’impression que certains de nos gouvernants vont abuser de cette fatalité du sort pour impacter la culture grand public, qui n’était déjà pas en si bonne santé.
Je suis aussi choqué par les images de Montreuil diffusées en fin de semaine dernière, où des habitants se mobilisent pour offrir de la nourriture aux plus défavorisés et qui se font cadenasser par des policiers. Macron abuse de cet état autoritaire. Je suis en Allemagne, où je vis une partie du temps, depuis quelques semaines, et j’ai pu observer de près ce que l’on appelle d’un côté du Rhin le discours citoyen et, de l’autre, en France, un discours infantilisant pour mieux enfermer la population, le temps de bricoler un projet face au virus et faire passer quelques réformes. On sent les gouvernants français complètement dépassés. Et on réalise que tout ce que nous vend cette société capitaliste, c’est de vivre plus longtemps, mais pas forcément de vivre mieux. Ça pose une question existentielle. Comment un gouvernement qui n’arrive pas à se fournir en matériel relativement simple, comme des masques en papier, vend des assurances-vie à n’en plus finir pour espérer nous faire investir sur nos vieux jours?? C’est complètement contradictoire.
Tu n’es donc pas très confiant quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise !
Non, pas du tout. En Allemagne, les parcs et jardins sont ouverts plus que jamais et les gens sont invités à se promener dans la nature pendant le confinement, tout en respectant les distances sociales. Parce qu’il est tout aussi dangereux de s’entasser dans des cages d’escalier, dans des villes, sans parler de l’impact psychologique. Je ne sais pas dans quel état les Parisiens vont sortir du confinement, de leur « clapier » comme disait récemment l’auteur Alain Damasio. La France est le seul pays d’Europe, je crois, où on a une heure pour faire un tour sans dépasser un kilomètre. Le discours d’Angela Merkel a également toujours été associé à des engagements d’argent pendant la crise, notamment pour la culture, où elle a investi 50 milliards d’euros dès le 23 mars. En Allemagne, il y a surtout des théâtres d’Etat avec des permanents, mais les aides données s’adressent aussi aux artistes indépendants. L’Allemagne a tout de suite pressenti l’impact sur les festivals et sur l’ensemble du secteur culturel. Franck Riester a débloqué 20 millions d’euros fin mars, puis il a presque disparu. Mais on ne sait pas vraiment où cet argent va aller et ce sont des sommes dérisoires pour le moment, pas à l’échelle de la crise que l’on traverse.
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
As-tu vu ce que propose le festival de Santarcangelo, en Italie ? Franchement, respect. C’est beau à lire, c’est magnifique ce qu’ils disent sur le local en Italie, ils ne renoncent pas, c’est un festival à l’échelle d’une petite ville qui a toujours été un sacré laboratoire de formes. L’espoir vient de ces gens qui ont été inventifs avant, et qui le restent. C’est plutôt la mort des systèmes établis, des grandes salles soumises à des principes trop calculateurs. Dans l’art contemporain, on a connu de grandes inventions de formes et de performances quand Joseph Beuys plantait des arbres durant la documenta, de même que Francis Alys avec ses actions dans le paysage ou encore l’artiste suisse Roman Signer, etc. On va sans doute voir se déployer des formes différentes. Même les mots festivals ou biennales doivent être repensés. C’est peut-être fini le temps des festivals où tous cherchent à faire « événement », à exister de manière extrêmement concentrée, où parfois beaucoup d’argent est dépensé sur un temps restreint. Et on y trouve le meilleur comme le pire. Cela cache un volet de la culture qui n’est pas forcément de l’art, mais qui sert d’événement à des collectivités locales, des mairies, et on a beaucoup mis les artistes en compétition avec ces formats. Si le mot solidarité, comme disait Tiago Rodrigues la semaine dernière, peut apparaître à travers les échanges de nos pratiques qui se repensent en ce moment à cause du coronavirus, c’est la partie la plus intéressante de ce drame.
As-tu peur de la maladie ?
Non, je suis tellement plus inquiet de ce qui nous arrive derrière avec le climat, les pesticides, le grand n’importe quoi du traitement des sols, les épandages à moins de cinquante mètres des habitations, le nucléaire. Je suis effrayé et le nombre de morts que cela provoque et provoquera ne se comptera pas en dizaines de milliers cette fois, mais en millions. C’est pour cela que je dis que la pandémie, c’est autre chose. Elle est dans nos vies, dans ce qu’on mange, ce qu’on respire. C’est incroyable le non-dit sur tous ces sujets, comme c’était le cas il y a quelques années avec Tchernobyl, Fukushima… Dressons la carte de toutes ces morts causées par notre mode de vie. Nous ne sommes pas habitués à parler de la mort, mais faisons-le. C’est un peu une répétition générale le coronavirus, une bande-annonce, le trailer du monde à venir. On a intérêt à être prêts ! Tu te rends compte à quelle rapidité on a réussi à se confiner ? Cela veut bien dire qu’on peut décider de grandes choses en quelques jours !
Que fais-tu de ce temps de confinement ?
J’ai regardé le plafond pendant quinze jours, mais après j’ai plutôt été dans l’action pour trouver des alternatives. D’ailleurs, pour ces scénarios de spectacles vivants que l’on appelle des saisons, on a fait un échange avec tous les Centres Dramatiques Nationaux sur nos perspectives de rentrée, et nous sommes en attente des décisions du gouvernement. Si réouverture en septembre, quels impacts économiques de l’annulation du printemps ? Je passe mon temps à inventer un ultime scénario. J’ai commencé à dire aux équipes : préparez-vous à une annulation totale de la saison, et on appelle chaque artiste pour voir avec eux ce qu’on a envie de réinventer. Même si on se retrouve à préparer un catalogue, des tournages, des actions dans l’espace public, les jardins, s’ils rouvrent, on se tient prêt. Le mois de mai va servir de camp d’entraînement conceptuel. Car même si l’on doit repenser nos pratiques, je pense que l’on peut encore peser, avec l’ensemble du secteur culturel et des arts, sur ce que l’on appelle « la réouverture » des théâtres et des fabriques, pour défendre nos métiers et nos utopies.
La saison prochaine, on a par exemple invité le cinéaste Bertrand Mandico, qui souhaite créer Conan Le Barbare, un grand projet entre théâtre et tournage de film. J’avais imaginé quitter Nanterre avec cette production hors normes, pour laquelle Bertand va construire avec nos équipes un grand décor immersif entre Fellini et Mario Bava, sur le grand plateau qui sera ensuite rénové durant trois années. Il envisage d’embarquer dans cette aventure une sacrée bande avec notamment Elina Löwensohn, Nathalie Richard, François Chaignaud, Laetitia Dosch, Vimala Pons, Julia Lanoë, Pacôme Thiellement… Finalement, c’est un projet encore réalisable même sans public, si la question reste floue l’an prochain avec le virus.
Penses-tu que cette crise est un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde d’avant ? Qu’on entre dans une nouvelle séquence ?
Marqueur historique, c’est une bonne formule. Ne pas revenir dans le monde d’avant, c’est juste ce dont on rêve. Mais c’est une utopie. C’est ça qu’on peut défendre. Il faut agir et je dirais que ce virus, qui a l’air d’être parti pour rester plusieurs années – contrairement à ce qu’on nous disait en mars -, est une chance, parce qu’il va falloir entrer en résistance et pas dans l’éphémère. Du coup, je pense que c’est une sacrée bascule vers une dimension planétaire nouvelle. Par contre, l’inquiétude est vive, hélas, d’un capitalisme qui n’a qu’une envie : de repartir comme avant. On le sait, c’est une banalité de le dire. Sinon, on ne nous aurait pas cadenassés. On aurait même accepté de parler de la mort plus largement.
Cela demande de grands discours et des personnalités de haut niveau pour intégrer la dimension existentielle. On a du mal à en parler. Et aussi, rappelons-nous que beaucoup de mouvements historiques tentant de repenser le monde sont nés dans la nature, en s’y promenant, comme le Siècle des Lumières ou le Romantisme allemand. De nouvelles façons de rêver à des sociétés possibles ont rarement été associées au fait d’être enfermés dans un appartement, confinés comme des poulets industriels – à part quelques prisonniers célèbres comme Mandela ou Julian Assange, qui ont essayé de réveiller le monde, mais il s’agit de superhéros… Priver les gens de nature en ces temps, c’est pour moi les empêcher de penser un nouveau monde, ce qui s’est souvent fait par d’illustres humains en regardant la mer, une falaise, une forêt, un ruisseau, ce à quoi l’on tient. Cette privation est phénoménale, on vire ces dernières semaines à la démocrature.
Comment imagines-tu le monde d’après et qu’en espères-tu ?
Se projeter à l’échelle d’une société, c’est très difficile de répondre comme ça, les questions sont innombrables. Qu’est-ce qu’on veut vivre, en fait ? Atteindre 102 ans avec plein de médicaments en fermant les yeux sur la pauvreté d’une partie du globe, avec des humains canalisés par des politiques répressives ? C’est un trou noir quand on essaye d’y penser sérieusement.
Mais à titre individuel, continuer d’être artiste, tenter quelques nouvelles aventures. Après avoir dirigé une institution pendant sept années à Nanterre-Amandiers, je vais reprendre d’ici quelques mois ma vie de compagnie indépendante avec Vivarium Studio, avec de nombreuses envies.
Tu étais venue en 2010 à l’inauguration du Waterfall Pavilion lors de la Biennale de Belleville, un projet chez moi d’une petite maison de création, curaté par Joanna Warsza. Je m’étais dit qu’après Nanterre, je reviendrais à quelque chose de très local comme ce genre de gîte rural artistique, entre un club et un cabaret, une sorte de mini-fondation pour l’art. C’est drôle parce qu’avec le confinement et ce monde qui doit se réinventer, c’était déjà sur quoi je m’étais lancé.
En 2021, je suis censé faire une grande création sur la scène du Theater Basel en Suisse, une fable cosmique : un vaisseau spatial qui quitte la planète avec ce qu’il y a de bon à prendre, comme une Arche de Noé. J’ai quelques mois devant moi ! Quoiqu’il arrive, le 5 juin 2021, je serai dans un vaisseau spatial avec quelques acteurs et créatures qui fuient la Terre…
Propos recueillis par Fabienne Arvers
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