Publié en 1929, cet essai phare du féminisme défend la liberté de penser, de créer et de vivre pour soi.
Dès le début du confinement en mars, Un lieu à soi était parmi les titres de livres qui revenaient souvent, entre A rebours de Joris-Karl Huysmans (1884) et Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre (1794). Pour beaucoup, confiné·es en famille, souvent dans des appartements exigus, le titre du Woolf a de quoi faire rêver. Pourtant, il suffit de découvrir ou redécouvrir ce titre pour comprendre qu’il va bien au-delà d’une critique de toute forme de confinement. C’est pourquoi on a choisi d’en parler aujourd’hui, alors que nous nous acheminons vers un (éventuel) déconfinement progressif.
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Quand Virginia Woolf publie ce texte en Grande-Bretagne en 1929, elle entretient depuis déjà près d’une décennie une liaison avec Vita Sackville-West et elle vient de publier Orlando (1928), chef-d’œuvre sur le genre, rendant déjà obsolète la binarité sur laquelle repose tout régime patriarcal.
Car il s’agit bien d’un régime auquel s’oppose Woolf, et dont elle démonte tous les mécanismes dans Un lieu à soi – ainsi traduit par Marie Darrieussecq, alors que le texte a longtemps été connu sous le titre Une chambre à soi. Ce n’est pas une chambre dont a besoin une femme, c’est une pièce à elle (A Room of One’s Own, titre original). Pour échapper au rôle auquel elle a été réduite pendant des siècles – et pour penser, rêver et créer, écrire.
Pourquoi les femmes n’ont-elles pas davantage créé ?
Le point de départ de l’essai est une commande pour deux conférences sur le thème des femmes et de la fiction que l’écrivaine avait acceptée, qui furent données aux Newnham College et Girton College (Université de Cambridge) en octobre 1928 ; la réflexion qui s’ensuit prend la forme d’une déambulation sur deux jours et demi, d’abord sur le campus imaginaire d’Oxbridge (contraction d’Oxford et Cambridge), puis dans une université pour filles (très rare), puis de retour à Londres dans la bibliothèque du British Museum et chez elle à Bloomsbury.
S’impose d’emblée une grande question : pourquoi les femmes n’ont-elles pas davantage créé ? Plusieurs réponses, évidentes, désolantes, injustes : elles n’ont alors pas d’argent à elles (à moins d’une rente indépendante, et encore), ne peuvent pas travailler (ou alors des jobs éprouvants), n’ont dès lors pas de pièce à elle où s’isoler. C’est, au passage, à un règlement de comptes avec la façon dont les hommes trouvaient alors normal de (mal) traiter les femmes, de les réduire à leurs foyers, de les accuser d’être instables, peu fiables et hystériques, que se livre Virginia Woolf.
Dans sa préface, Marie Darrieussecq s’amuse ainsi à résumer : “Les hommes, ces créatures capricieuses, changeantes, coquettes, narcissiques, faibles, hystériques et frivoles, Woolf ne leur fait pas de cadeau : pas plus que le ‘professeur von X’ n’en faisait aux femmes quand il écrivait l’œuvre de sa vie, De l’infériorité mentale, morale et physique du sexe féminin. Pourtant le ton de Woolf n’est pas revanchard : il est celui d’une évidence amusée.” Amusée, certes, mais cinglante.
Si Shakespeare avait été une femme, elle se serait suicidée
Au moment où elle écrit, au rayon littérature, les femmes sont avant tout des personnages de romans – amantes, amies, sœurs, filles, mères –, toujours en rapport avec un personnage masculin. Woolf va plus loin :
“Un être très étrange et composite émerge alors. En imagination, elle est de la plus haute importance ; en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle imprègne la poésie de part en part ; elle est complètement absente de l’Histoire. Elle domine la vie des rois et des conquérants dans la fiction ; dans les faits, elle était l’esclave du premier garçon dont la bague, enfoncée par les parents, avait été forcée à son doigt. Quelques-uns des mots les plus inspirés, quelques-unes des pensées les plus profondes en littérature tombent de ses lèvres ; dans la vie réelle, elle savait à peine lire, n’épelait pas deux mots et était la propriété de son mari.” Et si Shakespeare avait été une femme, elle se serait suicidée.
Le texte est sans appel. Les seules femmes qui écrivent sont des célibataires, disposant d’une rente individuelle – le cas, par exemple, d’une Jane Austen, que Woolf admire ; mais même Austen écrivait sans lieu à soi, le soir après le dîner, dans la pièce commune. Presque un siècle plus tard, les choses ont heureusement avancé, pourtant certains réflexes de pensée à l’encontre des femmes demeurent hélas les mêmes. Et puis nous avons tous besoin d’un lieu à soi. Enfin, il y a toujours un plaisir inouï à être au contact d’un style aussi singulier, d’une intelligence aussi implacable.
Un lieu à soi (Folio, 2020), traduit de l’anglais et préface par Marie Darrieussecq, édition de Christine Reynier, 240 p., 7,50 €. Disponible en version numérique, 7,49 €
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