Les deux fofolles de Let’s Eat Grandma inventent un patois anglais, un folk urbain limpide et étonnant.
Lorsque l’on vit pour la première fois les adolescentes vaporeuses de Let’s Eat Grandma sur scène, on se sentit comme Jim Harrison devant une nymphette : transi, affolé. Mais pas par Rosa Walton et Jenny Hollingworth. Non. Par leur musique. Une expérience étrange, ensorcelante, jouée sur des instruments qui n’existaient pas par deux sœurs jumelles, ni jumelles ni même sœurs. Mais depuis leur enfance (en est-on vraiment sorti à 17 ans ?) à Norwich, usée à rêver à l’unisson, Rosa et Jenny avaient largement eu le temps d’inventer puis décorer leur bulle.
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Une telle complicité (elles sont amies depuis leurs 4 ans), une telle intimité, une telle autonomie condamnent souvent les groupes à l’autarcie : les idées grandioses et follasses de Let’s Eat Grandma – en gros : inventer une folk-music urbaine et futuriste – se heurtaient ainsi parfois à cette carapace têtue bâtie au fil des ans et des expériences. Claquemurées dans leur savoir-faire, immense, ces jeunes femmes avaient sans doute sur leur premier album I, Gemini réduit leurs possibilités et ambitions en coproduisant avec un candidat peu radical : Will Twynham. Dommage, car certaines chansons méritaient, au niveau sonique, des contradictions, des divergences massives.
L’audace en bandoulière
Sur leur second album, I’m All Ears, et à 20 ans à peine, Rosa et Jenny ont décidé de laisser des corps étrangers pénétrer leur muraille, violenter leurs habitudes, désordonner leur zone de confort. On n’invite pas des producteurs comme Sophie (Madonna, Charli XCX…), David Wrench (The xx, Frank Ocean…) ou Faris Badwan (The Horrors) pour leur donner des ordres précis, mais au contraire pour confronter son écriture à des plaisirs inconnus. Il est ainsi déjà loin le temps où les deux Let’s Eat Grandma donnaient l’impression de jouer du CocoRosie habillées en Ms. Dynamite : à la fois relié au pouls urbain de leur époque et fidèle à une écriture romantique anglaise héritée de Kate Bush, le duo a soigné sa bipolarité.
Risquée sur le papier, cette nouvelle équation à plusieurs inconnues fonctionne naturellement sur ce second album, qui envisage un nouvel argot anglais tellement limpide qu’on s’étonne qu’il n’ait pas été développé plus tôt – Lily Allen produite par The Streets, par exemple, aurait déjà hissé la barre. En sagouinant la sage excentricité de ces fausses sœurs Brontë, la production apporte, sans plaquage grossier du genre Formica, un souffle et un espace à ces chansons qui s’ouvrent et se déploient en direct.
On n’attendait pas Let’s Eat Grandma à ce niveau d’audace triomphante de séduction et d’innovation – écoutez Hot Pink ou Falling into Me, ces matrices possibles d’une nouvelle pop anglaise, consciente de sa tradition, mais jamais étouffée, cadenassée par son poids. Comme la Björk d’autrefois, Let’s Eat Grandma esquisse ainsi une pop moderne sans chercher à l’être, sans ramener sa science, ses théories et ses concepts péteux. Elle offre à ceux qui n’ont jamais encore tenté cette expérience l’occasion rare de twerker sur du folk.
I’m All Ears (Transgressive/Pias)
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