Le futur prix Nobel de littérature est-il passé à côté de Mai 68 avec son premier ouvrage ? S’il paraît anachronique, celui-ci annonçait pourtant le retour de la droite dure aujourd’hui.
Les hasards du calendrier font parfois très mal les choses. Le 6 mai 1968, la France est sous pression insurrectionnelle et le 13 mai la grève générale mobilise plus de sept millions de travailleurs. Ce même 6 mai, événement nettement plus discret, paraît aux éditions Gallimard La Place de l’étoile, premier roman de Patrick Modiano. Le narrateur juif, Raphaël Schlemilovitch, y livre avec une grande fantaisie et en toute invraisemblance plusieurs versions de sa vie dont une d’un antisémitisme hystérique. Outrageant, non ?
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Mais les Français ont alors d’autres urgences que de se précipiter dans une librairie pour acheter le livre “scandaleux” d’un inconnu de 22 ans. Lorsqu’on débat, ce n’est pas de La Place de l’étoile mais du boulevard Saint-Michel où les étudiants font le coup de poing avec les CRS. De plus, la critique littéraire néglige le roman de Modiano, à l’exception du quotidien Le Monde qui parle d’“un début exceptionnel”.
Un prix Roger-Nimier dans un hôtel Meurice en grève
Pourtant, quelques fées célèbres s’étaient inquiétées du jeune et joli écrivain : Raymond Queneau, un ami de la mère de Modiano, et surtout Jean Cau, ex-secrétaire de Sartre, devenu pamphlétaire droitiste. Dans la préface du roman, disparue des éditions ultérieures,
Jean Cau, proche de l’extase sexuelle, tonne qu’un écrivain majeur vient de naître. Et le même Jean Cau se démène pour que son poulain entre dans l’écurie du prix Roger-Nimier, qui fut remis à Modiano le 22 mai 1968, alors que le gouvernement de Georges Pompidou avait décrété la veille l’expulsion de France de Daniel Cohn-Bendit.
L’épisode a été rapporté en 2017 par Pauline Dreyfus dans Le Déjeuner des barricades. L’action très française se déroule rive plus que droite à l’hôtel Meurice, palace parisien qui servit de siège à la Kommandantur pendant la guerre, et autour de la table des jurés sont réunis des écrivains pas franchement de gauche, dont Jacques Chardonne et Paul Morand.
Il est cependant tragi-comique que le personnel en grève du Meurice ait suspendu son action pour arroser cet aréopage douteux avec tout ce qu’il faut de champagne. Et Modiano alors ? Un peu gêné, aux dires de Pauline Dreyfus.
Les plages secrètes d’une enfance compliquée
Patrick Modiano dandy égaré, voire hagard ? Pour aggraver son anachronisme, il couvrira les barricades mais pour le compte du très select magazine Vogue. Et toujours cette même année 1968, plutôt que s’inquiéter de la révolution, Modiano, en compagnie d’un ancien condisciple du lycée Henri IV, écrit un tube pour Françoise Hardy, au titre gentiment symptomatique, Etonnez-moi, Benoît, qu’on peut lire comme un “étonnez-moi Patrick” !
Car sous les pavés d’un Modiano à côté de la plaque se dessinent des plages plus secrètes, qui ne sont pas étrangères au légendaire esprit de 68. Une enfance compliquée (d’une nourrice à l’autre) et une adolescence foutraque (fugues et arnaques), marquées par un livret de famille plombant.
“Je suis né d’un Juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation”, écrira Modiano. Certes. Mais le père, Albert Modiano, trafiqua avec l’occupant nazi, et la mère, Louisa Colpeyn, travailla à la Continental Films, firme collabo. C’est dire que la possibilité d’une rébellion était dans l’ADN de Modiano le jeune.
Une “histoire juive” glaçante
Mais c’est surtout du cœur de La Place de l’étoile que surgit l’impromptu anarchisant. A l’heure où pour protester contre l’expulsion de Cohn-Bendit surgissait le slogan “Nous sommes tous des Juifs allemands”, le roman de Modiano disait pratiquement la même chose. Ne serait-ce que par son épigraphe, une “histoire juive” glaçante : “Au mois de juin 1942, un officier allemand s’avance vers un jeune homme et lui dit : ‘Pardon, monsieur, où se trouve la place de l’Etoile ? Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine.”
Ce qui frappe aussi, c’est l’incorrection du ton, qui, l’air du temps ayant changé, fut en partie gommé des rééditions. Dont cette tirade haineuse de l’un des personnages : “Les Juifs n’ont pas le monopole du martyre ! On comptait beaucoup d’Auvergnats, de Périgourdins, voire de Bretons, à Auschwitz et à Dachau.”
Glups !, se dit-on, sauf qu’en écrivant ces lignes terrifiantes qu’il ne cautionne évidemment pas (ceci est un roman, souvent d’un humour fou), Modiano, visionnaire, anticipait le débondage qui est aujourd’hui le lot courant des discours d’extrême droite. Dix ans après la parution de La Place de l’étoile, Modiano recevra le prix Goncourt et, beaucoup plus tard, le Nobel.
La Place de l’étoile (Folio), 212 p., 6,60 €
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