Bret Easton Ellis mise sur des valeurs sûres, de Woody Allen à Aldrich, tandis Marie Darrieussecq s’en remet à “Solaris”.
Bret Easton Ellis, écrivain :
A Propos of Nothing de Woody Allen
Je suis en train de lire les mémoires de Woody Allen, A Propos of Nothing, et c’est un régal ; c’est très drôle, très honnête, direct et surprenant. J’en suis seulement à la moitié et je n’ai pas encore atteint les passages supposément controversés concernant certaines allégations. Hachette, l’éditeur qui devait les publier aux Etats-Unis, devrait avoir honte d’avoir annulé ce livre sur la base de rien, pas de preuves, pas de charges, pas de crime.
Un moment vraiment vil dans l’édition américaine et un nouvel exemple que les médias libéraux américains sont devenus un peloton d’exécution circulaire et virtue signalling, qui se tuent eux-mêmes tout en tuant, for God’s sake, des livres !
Quelques plaintes des snowflakes (« flocons de neige », qui cible les millennials, jugé·es trop susceptibles et imbu·es d’eux·elles-mêmes – ndlr) de la Generation Wuss (“génération pleurnicharde” : Ellis définit ainsi les millennials – ndlr) à la maison d’édition parce qu’ils PENSENT que quelque chose a bien eu lieu sans qu’ils en aient la preuve, cela peut maintenant faire annuler un livre. Absurde.
Soit dit en passant – Autobiographie de Woody Allen (Stock, 2020). Disponible en version numérique
https://www.youtube.com/watch?v=xQ2rn68hhSY
The Crown
Je sais que j’arrive tard, mais je suis en train de regarder The Crown : je suis à la moitié de la troisième saison, nous sommes maintenant au début des années 1970, et le prince Charles ne va pas tarder à apparaître ; il est joué par l’un de mes jeunes acteurs britanniques préférés, Josh O’Connor, donc je l’attends avec impatience.
La première saison est très certainement la meilleure des trois, et Claire Foy était magique comme jeune reine, tout comme Matt Smith en jeune prince Philip. La production ne regarde pas à la dépense et le show continue de fonctionner comme spectacle fastueux. Il y avait quelques épisodes très forts dans la saison 2, notamment avec la princesse Margaret (jouée par Vanessa Kirby). J’aurais aimé que la saison 3 soit meilleure, mais elle reste éminemment regardable. Je suis surpris de constater à quel point Olivia Coleman, dans le rôle de la reine à 40 ans, est peu marquante.
The Crown sur Netflix
The Big Knife de Robert Aldrich
Je l’ai regardé il y a déjà quelques semaines, mais ce film me hante encore. Réalisé en 1955, c’est du Hollywood noir mettant en scène une star de cinéma névrosée (Jack Palance) qui ne veut pas signer un autre contrat de sept ans avec son studio qui l’a rendu célèbre et riche – il ne veut plus tourner de merdes.
Mais le studio connaît un secret à son sujet et peut le faire chanter… Tout se passe dans le salon de sa propriété à Bel Air, c’est filmé dans un noir et blanc dynamique et mis en scène avec tellement de style et tellement bien joué que ça n’est jamais statique. C’est parfois un peu sur-écrit, mais, pour paraphraser Pauline Kael : vous savez qu’il y a des problèmes avec The Big Knife mais vous ne pouvez pas cesser de le regarder.
Le Grand Couteau de Robert Aldrich (E.-U., 1955, 1 h 51). Disponible en VOD sur La Cinetek
Marie Darrieussecq, écrivaine : Solaris de Stanislas Lem
Au début du roman de Stanislas Lem, Kelvin est envoyé sur la planète Solaris. Solaris est tout entière faite d’un océan – un plasma, une sorte de gelée – qui semble vivant. La base construite pour quatre-vingts humains n’abrite plus que trois scientifiques, dont un s’est déjà suicidé quand Kelvin débarque. Les deux autres semblent accompagnés de créatures qu’ils cachent. Kelvin est veuf.
Mais voici que sa femme est là. C’est elle. Son corps. Sa voix. Son souffle. Ils font l’amour. Sa peau est chaude. Son cœur bat. Son sang est rouge, mais au microscope aucun de ses atomes n’a de noyau. Elle est un vide. Elle est la revenante absolue. Sa femme qui n’est pas sa femme et qui est pourtant sa femme est un être de plasma, une écume humanoïde qui semble aussi perdue que Kelvin face à la situation. Toute la base perd le sommeil. Chacun reste isolé dans sa cabine à vouloir tuer son monstre mais à se laisser obséder. Pendant ce temps l’océan bat, imperturbable, refusant toute interaction.
Stanislas Lem tient une idée formidable : cet océan qui nous envoie ce qui nous manque le plus. Mais au lieu de laisser proliférer la métaphore – l’amour, la mort, l’absence, l’enfermement –, il s’enlise dans des explications scientifiques déjà obsolètes. Et c’est parce que ce roman est génial et raté à la fois qu’il laisse tant de place au cinéma : Tarkovski en 1972 (grand prix du Festival de Cannes malgré les coupes de la censure soviétique), Soderbergh en 2002, avec Clooney dans le rôle de Kelvin, Ryūsuke Hamaguchi en 2007. Place au cinéma et à nos songes.
Solaris de Stanislas Lem (Folio SF, 2002). Disponible sur commande
Textes et propos recueillis par Nelly Kaprièlian