Emmanuelle Bayamack-Tam se replonge dans “Six Feet Under”, Santiago Amigorena ne jure que par Dostoïevski ou presque et Vanessa Springora plébiscite le roman tchèque “Une trop bruyante solitude”.
Emmanuelle Bayamack-Tam, écrivaine : Six Feet Under (attention, spoilers)
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Je n’ai pas attendu le confinement pour revoir Six Feet Under et vérifier que la série n’a pas pris une ride en vingt ans. C’est la troisième fois que j’en regarde les 63 épisodes, avec à chaque fois le même intérêt et les mêmes émotions complexes. Car on n’aura rien dit de SFU si on se contente de dire qu’Eros et Thanatos y sont puissamment à l’œuvre et constamment intriqués. Les fictions, même (voire surtout) les plus médiocres, donnent rarement autre chose à voir que cette intrication.
https://www.youtube.com/watch?v=VT6Fq1ENb8s
La mort est le métier de la famille Fisher, et la mort inaugure chaque nouvel épisode de la série. Une mort généralement brutale et spectaculaire. On meurt rarement à l’hôpital, dans SFU. On y est plutôt tué par un puma, assassiné par un proche, décapité dans sa voiture ou électrocuté dans sa baignoire… On meurt sous l’implacable soleil californien, dans une ville, Los Angeles, qui s’ingénie précisément à nier la décrépitude et la mort.
La mort, et c’est encore un cliché que de le dire, est démocratique : elle touche tout le monde et amène dans les salons funéraires des Fisher toutes sortes de familles plus ou moins désemparées : des juifs, des bouddhistes, des Amish, des Afro-Américains, des membres de gangs, des Hell’s Angels, des acteurs du porno, des ouvriers, des traders, des footballeurs…
Cette répétition et cette recherche de la diversité dans la répétition pourraient avoir quelque chose de mécanique et de lassant, mais tout le talent d’Alan Ball consiste à mettre en résonance la singularité de chaque mort avec ce que vit tel ou tel membre de la famille.
Et la série devient proprement géniale quand la mort frappe l’un des Fisher, et que les gestes et les rituels professionnels sont soudain ceux dont on entoure le cadavre du fils aîné, ce Nathan que nous avons suivi, d’échec en échec, avec l’envie de lui souffler à l’oreille les mots de Beckett : “Echoue encore, échoue mieux.”
Et pour apprendre à finir, rien de tel que les dernières minutes de la série, lumineuses et lyriques, magistrale leçon de vie et de mort qu’accompagne le Breathe Me de Sia.
Six Feet Under d’Alan Ball. Sur Prime Video et Canal VOD, Google Play et YouTube
Santiago Amigorena, écrivain : “Je ne conseille rien, sauf quatre œuvres”
Nous sommes au milieu du mois d’avril 2020 et j’avoue que ces jours-ci il me manque certaines activités (contempler des tableaux dans des musées, voir des films ou des pièces dans des salles bondées, dîner et boire avec des amis) qui prouvent incontestablement qu’éthique et esthétique sont une seule et même chose. Mais jamais je ne pourrais, comme certains, écrire sur le confinement comme si cela m’était un état exceptionnel. Heureusement, ou malheureusement, je fais partie de ces gens qui ont la chance de confiner paisiblement le plus clair de leur temps depuis qu’ils sont nés.
Alors, et bien que je ne croie pas que cette chance (celle d’avoir un toit et comme principales occupations la lecture et l’écriture) m’ait procuré une expérience qui me donne le droit de vous conseiller en quoi que ce soit, je me permets de vous adresser ces simples suggestions pour passer le temps si jamais, ces jours-ci, le confinement qu’on vous impose vous semble trop long :
1. Lisez ou relisez L’Idiot. Comme disait Borges, c’est absurde (ou improbable ?) que l’homme ait continué d’écrire des romans après ce chef-d’œuvre de Dostoïevski.
2. Si cela ne vous suffit pas, et que vous voulez vous sentir un peu plus contemporain, regardez, pour vous distraire, Years and Years, preuve s’il fallait de l’abîme qui sépare les séries anglaises des séries françaises.
3. Si le confinement dure encore plusieurs mois, lisez ou relisez le Zibaldone de Giacomo Leopardi, et méditez bien ces mots magnifiques qu’a dits l’Africain l’ancien au jeune : “Que t’importe que les hommes à venir parlent de toi, alors que tous ceux qui sont nés avant toi t’ont ignoré ; et ils étaient plus nombreux et assurément meilleurs.”
4. Enfin, et surtout, je conseille, à ceux qui le peuvent, de faire comme moi qui, depuis un mois, contemple plus que tout le petit chef-d’œuvre qu’a conçu mon amoureuse : elle vient d’avoir huit mois et, bien que j’y sois pour une toute petite part, comme chaque enfant, elle est absolument et indéniablement parfaite.
L’Idiot de Dostoïevski (Actes Sud/Babel). Disponible en version numérique
Years and Years de Russell T Davies. Sur Canal VOD
Zibaldone de Giacomo Leopardi (Allia). Disponible sur commande
Vanessa Springora, écrivaine : Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal
Ces derniers jours, j’ai repensé à ce court roman tchèque, publié clandestinement dans les années 1970, dont les enseignements n’ont pas fini de résonner en nous. Au fond de la cave d’une usine, depuis trente-cinq ans, Hanta broie sur sa presse mécanique les tonnes de livres interdits qui déferlent sur lui par une trappe. Dans son souterrain, ce Sisyphe pragois passe ses journées à transformer en gigantesques cubes de papier les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, du Talmud à Lao Tseu, en passant par Goethe, Nietzsche ou Rimbaud.
Ce qui ne l’empêche pas d’être un ouvrier comblé, savourant sa “solitude peuplée de pensées vivifiantes”. Parfois, au sortir de son antre, il croise des personnages désespérés, comme ce Tsigane, dont la culture a elle aussi été consciencieusement effacée et qui continue à prendre des centaines de photos alors qu’il n’y a plus de pellicule dans son appareil. Jusqu’au jour où Hanta, jugé obsolète, est remplacé par des ouvriers qui détruiront bientôt même les livres encore vierges, “avant qu’une seule de leurs pages ait pu souiller le cœur ou le cerveau d’un homme”.
Une trop bruyante solitude est un classique à (re)découvrir où l’humour noir, l’imaginaire débridé et le geste politique se rejoignent. Un grand livre de résistance, qui dit non à l’enfermement des esprits. Aujourd’hui, des millions de livres invendus sont pilonnés, puis recyclés en papier toilette. Un destin ironique qui n’aurait pas manqué d’inspirer Bohumil Hrabal.
Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal (Pavillons Poche/Robert Laffont, 2015). Disponible en version numérique
Textes recueillis par Nelly Kaprièlian
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