Il y a pile quarante ans, le bassiste franco-britannique des Stranglers Jean-Jacques Burnel sortait un étonnant album-concept en hommage à l’indépendance de l’Europe.
Une grande bâche sombre recouvre un mystérieux objet sur un côté de la scène du Pavilion de Glasgow, où Jean-Jacques Burnel apparaît en lançant au public: “Bienvenue dans les années quatre-vingt !”. Au moment d’entamer sa toute première tournée en solo, le 15 avril 1979, le bassiste des Stranglers se projette déjà dans le futur. Pas celui que s’apprête à façonner d’une main de fer pour le Royaume-Uni Margaret Thatcher, qui sera élue Première ministre quelques semaines plus tard. Celui que sont chargés de décider des dizaines de millions d’Européens à qui est offerte, pour la première fois, la possibilité d’élire directement leurs députés.
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“Les États-Unis d’Europe constituent un concept révolutionnaire qui a progressivement gagné du terrain depuis la première des deux guerres mondiales dont notre continent a été le principal terrain. Pour notre propre sécurité, notre propre futur, nous devons apprendre à apprécier nos compatriotes européens. Après tout, nous aurons maintenant le premier parlement international de l’histoire”, peut-on lire ce printemps-là. Pas dans le Guardian ni dans un tract de campagne: en parcourant les notes de pochette de Euroman Cometh, le premier album solo de Burnel. Sans doute le plus européen des albums anglais, peut-être parce que les racines de son auteur sont à chercher en Normandie, la plus british des régions françaises. Un musicien qui se faisait traiter de “grenouille” dans la cour de récré et réalisa un jour qu’il ne pourrait jamais être complètement anglais “avec un nom stupide comme Jean-Jacques”. Et qui, quatre décennies plus tard, plaide toujours aujourd’hui pour une Grande-Bretagne européenne en affirmant qu’“on ne peut pas réformer quand on est à l’extérieur du club« .
Concorde et Eurobus
À l’hiver 1978, Burnel est devenu, après quelques mois passés chez le guitariste de Dr. Feelgood Wilko Johnson, un sans domicile fixe de luxe. Quand il ne dort pas à gauche ou à droite, il lui arrive de passer la nuit aux studios T.W. de Fulham, où les Stranglers gravent avec Martin Rushent leur troisième album, Black and White. Euroman Cometh est le fruit de ces heures supplémentaires passées à jammer avec une boîte à rythmes et un Moog, avec parfois le renfort d’un groupe de fortune. Et en tête un drôle de concept: l’éloge de la construction européenne.
Si le titre n’avait pas déjà été pris par le Clash, le disque aurait pu s’appeler I’m So Bored with the U.S.A. Ou, en anticipant de quelques années, Neither Washington nor Moscow. “L’Europe est devenue un État tampon entre l’Est et l’Ouest”, entre les États-Unis et l’URSS, se plaint Burnel dans les notes de pochette avant de lâcher, dans un style pour le coup très Stranglers, qu' »une Europe criblée de valeurs américaines et de subversion soviétique est une vieille pute servile et malade« . Il réserve néanmoins l’essentiel de ses flèches empoisonnées aux premiers cités, ces “petits cerveaux” de yankees. « Nous sommes Européens et nous n’avons pas besoin qu’on nous fasse avaler de force la télévision américaine, lâche-t-il à Smash Hits en mai 1979. Je pense que cela nous conduit à un sentiment d’infériorité vis-à-vis de notre propre culture et c’est très mal. » Le seul single extrait de l’album, Freddie Laker (Concorde & Eurobus), brandit cette critique en étendard en vantant le supersonique européen, persécuté par les autorités américaines, en même temps que le fondateur de la compagnie aérienne Laker Airways, un genre de Ryanair de l’époque.
Euroman Cometh est pourtant un faux album concept sur le fond, certains morceaux, comme Jellyfish ou Crabs, n’entretenant qu’un rapport des plus lointains avec la construction européenne. Mais il offre une forme diablement cohérente, baptisée par son auteur “Euro-rock”. Un métissage des différentes cultures européennes, de sa pochette capturée sous les tuyaux du Centre Pompidou – un bâtiment conçu par des architectes italiens et britanniques et baptisé du nom du président français qui accepta l’entrée des Britanniques dans la CEE –, au mélange des langues, anglais, français (Tout comprendre), allemand (Deutschland Nicht Über Alles).
Une idée paneuropéenne
La question allemande, entre exactions de la bande à Baader et crise des euromissiles, est alors au cœur de l’actualité européenne; la musique allemande, elle, irrigue ce qui se compose de plus passionnant dans le post-punk. En cette année 1979 où Bowie boucle sa trilogie berlinoise, où Joy Division enregistre le 45-tours Licht und Blindheit et son camarade de groupe Hugh Cornwell Nosferatu, Burnel tend lui aussi l’oreille vers l’Allemagne et l’influence robotique de Kraftwerk, entre claviers omniprésents et incursions au vocoder. Comme les chefs-d’œuvre des Stranglers, Euroman Cometh sent parfois le sang (“Je suis descendant de Charlemagne / Je suis descendant de Cromwell / Je suis descendant de Bonaparte / Je suis descendant d’Adolf Hitler”, proclame Euroman) ou le soufre (Euromess rend hommage au jeune tchécoslovaque Jan Palach, qui s’immola par le feu pour protester contre l’occupation soviétique) mais aussi, et plus qu’eux, la machine.
Celle, par exemple, que recouvre cette mystérieuse bâche sombre sur scène lors de la tournée du disque. Burnel y a dissimulé sa moto, une Triumph Bonneville T140 dont il utilise le moteur bien échauffé comme section rythmique sur Triumph (of the Good City). Petit plaisir ludique de ce fou de motos dont le réflexe, une fois le premier chèque de royalties touché, fut de s’en offrir une plutôt qu’une voiture. Mais aussi hommage politique et esthétique à la coopérative de Meriden, dans les Midlands, où les ouvriers rachetèrent les droits de la marque pour relancer la production et éviter le chômage. Un symbole, selon Burnel, de la priorité à donner à la solidarité collective sur les réflexes nationalistes. L’idée a apparemment fait des petits: sur The State Between Us, requiem sur fond de Brexit paru ce printemps, Matthew Herbert a lui choisi de sampler l’avertisseur d’une Ford Fiesta en train d’être détruite. Comme si, de 1979 à 2019, on mettait l’Europe en musique comme on essaie de faire (re)partir un moteur.
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