Un journaliste et un écrivain tentent de cerner le supposé acte criminel d’une jeune ouvrière. Alain Tanner signe un marivaudage virtuose entre le documentaire, la fiction et la vie dans un classique du cinéma suisse seventies.
“Ah que le bonheur est proche ! Ah que le bonheur est lointain !”, et qui a vu La Salamandre se souvient de la lamentation ironique du personnage joué par Jean-Luc Bideau, s’exclamant dans la neige dans un sous-bois d’opérette. On cite moins la réplique entière : “Ah que le bonheur est lointain, et comme la préhistoire est longue !”
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https://www.youtube.com/watch?v=JUGkrWMeui8
Mais ce qui devait s’entendre en 1971 comme une simple blague marxiste a un peu perdu depuis de sa transparence, avec l’idée que la fin nécessaire du capitalisme sonne la clôture de la préhistoire humaine.
Un classique moqueur et paradoxal
Si les ressorties, restaurations et autres reprises ont pour but de nous faire croire que l’histoire du cinéma a déjà commencé, nul doute que dans cette histoire, La Salamandre d’Alain Tanner soit devenu et resté un classique, mais c’est un classique moqueur, de ceux qui se moquent un peu du cinéma et d’eux-mêmes, ou un classique paradoxal :
film préhistorique qui ne ferait qu’annoncer et attendre la fin de son âge de pierre. C’est qu’il arbore sans cesse ce trait saillant, affiché à la fois comme un défaut et une qualité politiques, qu’est l’autodérision, et on irait jusqu’à croire qu’en son temps soixante-huitard, Tanner a fondé ou fixé quelque chose comme l’autodérision de gauche, qui ruine toutes les formes en circulation.
La Salamandre raconte l’impossibilité d’un film et thématise son propre échec à en être absolument un : dans Genève et ses alentours, deux Homo sapiens de base, ou intellectuels précaires, Pierre le journaliste (Bideau) et Paul l’écrivain (Jacques Denis), s’attellent à l’écriture d’un scénario pour la télévision, inspiré d’un mince fait divers.
Sous les coups de pied du réel, tous leurs échafaudages s’écroulent
Pour raconter l’histoire de Rosemonde, jeune ouvrière qui a ou n’a pas tiré au fusil sur son oncle, ils se partagent la méthode : Pierre choisit l’enquête et Paul l’imagination, dans l’idée de recouper les trouvailles respectives du magnétophone et de la machine à écrire.
Mais la vraie Rosemonde fait irruption, et avec elle Bulle Ogier, insolente de révolte impassible – sous les coups de pied du réel, tous leurs échafaudages s’écroulent, et mille autres choses seront dites et vécues à moitié.
De l’éloge de l’échec à l’échec au carré
A un premier niveau, le film se met donc à abandonner la fiction au profit de la vie même, celle de Rosemonde rétive à toute capture, et célèbre l’échec et l’inachèvement comme seule solution honnête ; tout comme il prend son parti à elle contre toutes les projections de la masculinité ambiante, nos deux comparses compris – ce qu’un célèbre plan littéral dans une usine de saucisses suffit à figurer pour toujours.
Mais La Salamandre ne s’arrête pas là, film amphibien décidé à subvertir tous ses milieux, et passe de l’éloge de l’échec à l’échec au carré : il se moque aussi du ménage à trois amoureux du documentaire (Pierre), de la fiction (Paul) et de la vraie vie (Rosemonde), décevant sans cesse par son cynisme bienfaisant notre désir de vérité dernière, ou de libération réelle par film interposé.
Il y a d’ailleurs un dernier personnage dans cette affaire, hors du trio des alter ego et des allégories, cette voix off de femme qui nous raconte tout, et pas celle de n’importe qui : on l’entendra ensuite dans d’autres films et non des moindres, mais c’est une autre préhistoire.
La Salamandre d’Alain Tanner avec Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis (Sui., 1971, 2h01, reprise)
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