La mégastar du hip-hop mondial ose un quatrième album bouleversant qui dynamite les frontières musicales avec classe. Rencontre en 2008.
Les trois mois qui ont précédé la sortie de 808’s & Heartbreak, le quatrième album de Kanye West, ont ressemblé à une étrange chasse au trésor. Fier et mystérieux, le rappeur annonçait à la fin de l’été la sortie imminente d’un nouvel album, dévoilant au compte-gouttes d’étonnantes informations sur le projet.
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L’album, nous prévenait-on, avait été enregistré quelques mois seulement après la mort de sa mère, mais aussi après sa rupture avec la styliste américaine Alexis Phifer. Un disque forcément sombre, que West annonçait entièrement retravaillé à l’Auto-tune, ce nouvel appareil qui vous fait chanter comme Phil Collins.
Un virage plutôt inattendu dans la carrière du rappeur, qui donnerait ainsi suite à ce que l’on conçoit aujourd’hui comme sa triologie estudiantine – entamée en 2004 avec The College Dropout, poursuivie en 2005 avec Late Registration et conclue en 2007 par Graduation.
Durant les trois mois qu’a duré l’attente de 808’s & Heartbreak, Kanye West n’a pas cessé de stimuler l’attente sur son blog, revenant sur sa démarche, ses choix (en matière d’artwork ou de son), offrant demos ou versions définitives de la moitié des titres, et retravaillant ses morceaux en suivant les critiques émises dans le champ des commentaires.
Rencontre à Paris après un gigantesque Bercy
Une stratégie commerciale ultramoderne, bien huilée, qui, au vu de la qualité des premiers titres mis en ligne (Love Lockdown, Coldest Winter, Heartless, singles ultra profil bas mais complètement imparables), a eu pour effet de créer une demande incroyable.
Une démarche honnête aussi, et plutôt généreuse, qui a permis au public du rappeur de reconstituer le puzzle de ce fascinant 808’s & Heartbreak, titre par titre, comme chacune des pièces de ce déjà fameux cœur brisé posé sur la pochette d’un disque tout simplement bouleversant, et idéal pour finir l’année seul et loin du monde.
Un disque qui va diviser, laisser beaucoup de ringards et de grincheux à quai – et on ne s’en plaindra foutre pas. 808’s & Heartbreak est une œuvre fondatrice, un pivot dans la production musicale actuelle, et surtout le coup de génie d’un des artistes les plus importants de ce début de millénaire.
De passage à Paris en novembre dernier, pour un gigantesque concert à Bercy, Kanye West, 31 ans, a accepté de nous rencontrer et de revenir lors d’un long entretien exclusif, émouvant et honnête, sur l’année qui fut très certainement la plus compliquée de son existence.
Dans quel état psychologique as-tu écrit cet album, quelques mois seulement après la mort de ta mère, et après ta rupture avec ton amie ?
Kanye West – C’est un album qui a été écrit très vite, un album de survie… Je n’avais pas de plan précis, juste envie de faire passer ce que je ressentais à ce moment-là : de la tristesse, du désespoir. Je pensais à Phil Collins, à Gary Numan, tous ces trucs qui te font monter des frissons quand tu es mal. Against All Odds de Phil Collins, par exemple, qui est vraiment incroyable.
J’avais en tête toutes ces chansons que tu entends dans l’allée d’un supermarché vide et qui te retournent le cœur, ces titres pop très eighties, vocodés ou joués au synthétiseur. J’ai écouté énormément de morceaux comme ça après la mort de ma mère, des choses à la fois très dramatiques et très commerciales. Je voulais retrouver ce son qui me rappelait l’enfance, qui était pour moi comme un refuge.
Le studio a-t-il été aussi un refuge pour toi ?
Oui, j’y ai passé beaucoup de temps seul, à tester des choses. J’ai passé aussi beaucoup de temps chez moi à écrire, j’ai aimé cette solitude, j’y trouvais mon compte, je n’avais pas spécialement envie de parler. J’ai composé énormément de titres, ça aurait pu être un double album. Et puis, sur la fin, j’ai décidé de ne garder que le meilleur.
J’ai compris à un moment donné que ce disque était certes un exutoire à ma peine, mais que c’était aussi un album que beaucoup de gens allaient écouter ; j’ai alors convenu du fait que je ne pouvais pas me contenter de déverser ma peine et que les gens attendaient aussi de moi une prise de position artistique, comme sur chacune de mes productions.
Ce disque est en effet très loin d’un simple album de hip-hop…
Le hip-hop était devenu trop limité pour moi. C’est la musique avec laquelle j’ai grandi, c’est ma référence, mais j’avais vraiment envie d’aller au-delà et de faire un disque qui corresponde à mes envies. Beaucoup de rappeurs se censurent à un moment donné dans leur carrière, car ils ont peur d’aller au-delà de ce pré-carré qu’ils maîtrisent parfaitement.
Je connais des rappeurs très malheureux, qui savent qu’ils ont manqué le coche et qu’ils sont désormais contraints de respecter les codes du genre, avec la plus grande tristesse. Et il n’y a rien de plus moche qu’un type triste avec une casquette.
C’est aussi la première fois qu’un rappeur avoue ses faiblesses tout au long d’un disque, et accepte de baisser la garde…
Je n’aurais pas pu faire autrement. Le but du hip-hop, c’est de raconter sa vie et celle des gens qui vous entourent. Et au moment de ce disque, j’étais détruit, mon cœur et ma vie étaient brisés. J’ai donc décidé de raconter cette période de ma vie avec la plus grande honnêteté.
Commercialement, c’est un énorme risque pour toi…
C’est le dernier de mes soucis, j’ai gagné suffisamment d’argent pour faire ce que je veux de ma musique. J’ai des titres qui passent à la mi-temps des matchs NBA, tout va bien pour moi : que personne ne s’inquiète.
Qu’est-ce que tes amis ont pensé du disque ? Jay-Z par exemple…
Jay-Z m’a énormément encouragé, il m’a avoué que le disque l’avait beaucoup ému. Il s’est comporté en ami, tout comme Lil Wayne, Young Jeezy ou encore Kid Cudi, qui sont régulièrement venus me voir en studio, et qui se sont investis au maximum dans les morceaux sur lesquels ils apparaissent.
J’ai reçu beaucoup d’amour, je me suis reconstruit au fur et à mesure, grâce à la musique et à mes amis. J’ai compris que ces mecs ne venaient pas simplement chercher des featurings ; ils restaient de longues heures avec moi, parfois à ne rien dire.
On était ensemble, on ne faisait pas grand-chose, mais leur présence m’était suffisante parfois. Ils comprenaient que je n’avais pas envie de m’étendre, que la musique était suffisante. Et puis je fermais la lumière du studio, on se faisait une accolade et on rentrait tous chez nous. Des choses très simples mais qui m’ont fait beaucoup de bien.
Toute cette peine t’est tombée dessus au moment où tu étais au top. As-tu songé à arrêter la musique ?
Non, jamais… Au début, j’ai picolé un peu, j’ai pris des trucs pour me sentir mieux, mais tout ça n’a aucun effet sur moi. Seule la musique m’a aidé à tenir debout. C’est vrai que la situation a été parfois très paradoxale. J’ai écrit American Boy pour Estelle – un titre plutôt gai et dansant – à un moment où je ne savais plus quoi faire de moi-même. C’est là qu’on se rend compte du côté dérisoire de la vie.
Tu es alors en tête de tous les charts du monde et tu es l’un des mecs les plus tristes sur Terre. Tout le monde me disait “alors Kanye, génial ce titre avec Estelle, tu peux en être fier” et je n’avais envie que de choses très simples : pouvoir encore passer quelques instants avec ma mère ; trouver une fille que j’aime et qui m’aime…
Le rôle de Kanye West était-il trop pesant à un moment donné…
Pas vraiment, parce que je ne vais pas non plus vous mentir, c’est cool d’être Kanye West… Et j’ai envie d’embrasser ce rôle à fond. Je sais que je peux faire progresser la musique, sans être arrogant. Je sais que j’amène quelque chose, que je ne vole pas ma place. Je bosse dur pour sortir mes disques, je n’ai aucun complexe à gagner de l’argent, à porter des fringues chères.
Quand je dis que je cherche une nana que j’aime et qui m’aime, quand j’y pense, c’est un truc compliqué pour moi. Avec qui je pourrais sortir au niveau auquel je suis ? Avec qui je pourrais faire des enfants ? Des fois, je t’assure que je ne vois pas, je me dis que Nike serait une des seules “entités” avec laquelle je pourrais m’accoupler (rires)… J’ai encore un peu d’humour, tu vois, c’est ça qui me sauve aussi…
Comme lorsque tu produis une vidéo parodique de l’un des titres de ton album précédent, Cant’ Tell Me Nothin’, dans laquelle on retrouvait Bonnie Prince Billy et le comédien Zach Galifianakis en pleine cambrousse…
Ah, Bonnie Prince Billy, quel génie… Oui, cette vidéo est assez drôle, j’encourage tous ceux qui ne l’ont pas vue à se précipi ter sur YouTube… Je crois que les gens me prennent trop au sérieux parfois, c’est peut-être un peu de ma faute aussi.
J’avoue, je suis à fond dans mon truc, j’ai envie de remporter des titres, mais j’ai pas mal de recul. Je sais très bien qui est Kanye West – et je le gère, ça va… La chance que j’ai, c’est de ne pas passer ma vie avec des musiciens. J’ai des amis créateurs de mode, designers, artistes, qui vivent sans le poids de leur image, j’écoute beaucoup leurs conseils. Je ne me définis pas comme un musicien, je me définis plutôt comme un artiste “pop”, au sens warholien du terme.
J’ai envie de maîtriser tout le packaging Kanye West, parce que je sais que c’est le seul moyen de garder ma liberté. L’un des artistes qui m’impressionne le plus aujourd’hui, c’est Jeff Koons, il est parvenu à créer son image et à la rendre évidente. C’est à ça que j’aspire.
Qui sont les gens qui t’impressionnent dans la musique aujourd’hui ?
Björk est quelqu’un qui m’a beaucoup impressionné. J’ai longtemps été fasciné par les clips que Michel Gondry a réalisés pour elle. La force de Björk, c’est d’avoir imposé sa façon de faire de la musique. Si on écoute bien ses disques, ils ne sont pas toujours très accessibles. Et pourtant c’est une artiste très populaire.
C’est à cela que j’aimerais parvenir. Je suis également fasciné par Radiohead, et plus exactement par Thom Yorke. Ce mec a une voix incroyable, un talent fou, et il a compris comment on pouvait faire avancer la musique, faire bouger les structures. J’ai également beaucoup de respect pour Daft Punk et toute la scène qui en découle : je pense à Justice et aux gens qui les entourent, Pedro Winter et SoMe.
Je vais chercher mes influences au-delà de la musique américaine : beaucoup d’artistes US se contentent de refaire à l’infini ce qu’ont déjà fait The Carpenters ou Michael Jackson. Sauf peut-être récemment MGMT, dont l’album, Time to Pretend, est une véritable merveille à mon sens. J’ai vraiment envie d’emmener la musique plus loin qu’elle n’est aujourd’hui.
Tu t’es beaucoup impliqué politiquement ces dernières années, que ce soit en interpellant Bush à l’époque de Katrina, ou en soutenant la candidature de Barack Obama.
Barack Obama avait besoin de soutien pour battre les républicains et je n’ai fait que mon devoir : utiliser ma popularité pour favoriser son élection. L’Amérique avait besoin d’un type comme Obama. Je pense que ma mère aurait été très fière et très émue de son élection. Je me suis impliqué pour elle. Mais qu’on se rassure, Obama l’a aussi emporté car il était le meilleur candidat. Obama a mené une campagne magistrale ; il s’est posé comme la seule alternative aux années Bush.
C’est un type ultra intelligent, ce n’est pas simplement un Noir comme beaucoup de gens l’ont souligné. C’est bien qu’un Noir soit président des Etats-Unis ; mais ce qui est bien surtout, c’est que ce soit un type brillant qui ait pris la tête du pays.
Lorsque tu es venu présenter ton dernier disque à Paris, juste avant la mort de ta mère, tu avais l’air d’un ado attardé. Aujourd’hui, tu sembles avoir beaucoup mûri, jusque dans ton apparence. As-tu le sentiment d’être devenu un homme après la mort de ta mère ?
On peut dire ça. J’ai traversé les épreuves qui te font devenir un homme, je crois. La mort de ma mère a été un moment vraiment terrible. Je me souviens du moment où je suis monté sur scène à Paris, quelques jours après son décès. Je me souviens m’être battu pour y parvenir, je savais qu’elle aurait voulu que je le fasse.
Elle me manque beaucoup aujourd’hui, j’ai du mal à ne plus l’entendre, à ne plus pouvoir la serrer dans mes bras… C’est vrai que parfois, quand je regarde les anciennes photos de moi, je vois un type en sweat avec un sourire d’ado. Je crois avoir beaucoup progressé, musicalement et humainement.
808’s & Heartbreak est peut-être le récit d’un passage à l’âge adulte, effectivement, je ne l’avais pas envisagé comme ça mais c’est vrai qu’on ne voit plus sur la pochette du nouvel album le petit ours qui figurait sur mes autres disques. C’est peut-être un signe… Oui c’est ça, je suis peut-être devenu un homme.
808 & Heartbreak, lire critique
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