Après trois années d’absence, Lizzie Fitch et Ryan Trecartin capturent magistralement, dans leur exposition “Wheter Line”, l’une des grandes questions post-élections américaines de 2016 : la fracture entre villes et périphéries.
L’état de l’Ohio aux Etats-Unis est ce qu’on appelle un swing state, ou Etat-charnière dont le vote, en faveur de l’un des deux partis dominant, peuvent faire basculer le résultat final des élections. C’est également dans cet Etat en grande partie rural, où l’économie repose sur l’agriculture intensive, que les artistes Lizzie Fitch et Ryan Trecartin ont choisi d’implanter leur nouveau projet Whether Line, actuellement présenté à la Fondation Prada à Milan.
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L’une des grandes révolutions artistiques de la décennie
Depuis leurs premiers projets du début des années 2010, le duo, exposé au MoMA PS1 à New York (2011), au musée d’Art moderne de Paris (2011), à la Biennale de Venise (2013) et dans le cadre de celle de Berlin (2016), s’est imposé comme l’une des grandes révolutions artistiques de la décennie.
Projetés à l’intérieur d’environnements qu’ils nomment “sculptures théâtres”, leurs films répercutent la pâte visuelle qui nous englobe et nous conditionne. Cela donne quelque chose comme une téléréalité où tout le monde serait en drag, biberonné aux boissons énergisantes et s’exprimant dans l’idiome haché de la fonction “lire à haute voix” de Google Translate.
“Les artistes sont des consommateurs comme les autres” – Ryan Trecartin
“Peut-être que les artistes sont des consommateurs comme les autres”, avançait, en 2012, Ryan Trecartin dans les colonnes de la revue Artforum. Voilà en tout cas l’une des principales caractéristiques de leur travail : une célébration jubilatoire de ce qui constitue les conditions de vie d’un individu du XXIe siècle.
Comme peu d’autres, Lizzie Fitch et Ryan Trecartin parviennent à capter les tics visuels et linguistiques du présent, si immédiatement présents qu’on ne les a souvent pas encore identifiés comme tels avant de les voir à l’écran.
Le débarquement d’une bande d’hurluberlus excentriques de la ville
Jusqu’ici, le présent était celui de New York ou de Los Angeles, c’est-à-dire celui des épicentres urbains du soft power et du pouvoir financier. Or, en 2016, l’année des élections américaines, les deux artistes décident de retourner s’installer en Ohio. Le frère de Ryan Trecartin y vit encore, et leur dégotte un terrain à vendre.
En rase campagne, au milieu de collines boisées idylliques et de voisins qui ne voient pas franchement d’un bon œil le débarquement d’une bande d’hurluberlus excentriques de la ville, le duo décide de s’y installer. A l’époque, ce choix est personnel, il n’est pas directement politique ou critique, souligne Lizzie Fitch.
Il n’empêche : encore une fois, ils ont eu du flair. Plus vite que tout le monde, ils ont ressenti que la fracture entre les villes et la périphérie s’annoncerait comme l’une des grandes problématiques actuelles.
C’est là, près de la ville d’Athens, qu’ils commencent à construire leur maison, une tour d’observation, un bowl de skate et peut-être (la rumeur court) un parc d’attractions. Pour y vivre à durée indéterminée, y inviter leurs amis, et avec eux, commencer à tourner les premiers rushes de ce qui deviendra le film de leur installation ainsi qu’un autre long métrage destiné quant à lui à être projeté en salles.
Leur grand retour après trois années à faire profil bas
A la Fondation Prada, Whether Line constitue la première présentation de la matière produite en Ohio. Guetté de près, leur grand retour après trois années à faire profil bas en est un. “Lorsqu’ils ont émergé, l’effet visuel était incroyablement puissant. Près d’une décennie après, leur vocabulaire est devenu presque habituel, ce qui permet aujourd’hui de prêter attention aux dialogues et aux idées”, avance Mario Mainetto, curateur de l’exposition.
Le parcours s’ouvre par une pièce sonore diffusée le long d’un couloir qui amène à la reconstruction à l’échelle 1 de la cabane en bois où ont été tournées les scènes. On y visionne le film assis sur des fauteuils à bascule en bois blanc. Celui-ci se concentre sur des saynètes où les personnages, que le duo préfère qualifier de “participants”, témoignent de l’insertion de subjectivités préformatées par les paramètres d’une culture globalisée dans un contexte rural.
Le retour à la nature est impossible, et le pastoralisme vite évacué. Déplacer les individus ne suffit pas. Le mal est fait, les attitudes et les phrases toutes faites leur collent au corps. Lorsque ces millennials sous Adderall rêvent les rêves de digital detox, ils s’imaginent gambader dans des panoramas champêtres “beaux comme les premiers fonds d’écran iPhone”.
L’exposition parvient à un équilibre subtil où l’on ne distingue jamais vraiment entre la réelle envie de sortir du cocon privilégié, la paupérisation de la classe créative et l’impossibilité de communiquer avec une grande partie de la population exclue de la représentation.
Lizzie Fitch & Ryan Trecartin, Whether Line, Jusqu’au 5 août à la Fondation Prada à Milan
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