[Le monde de demain #30] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera à la sortie de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, l’anthropologue et médecin Didier Fassin, titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France, s’inquiète d’une accélération future du rythme des réformes néolibérales.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 27 : Le monde de demain, selon Thomas Ostermeier
>> Episode 28 : Le monde de demain, selon Leonora Miano
>> Episode 29 : Le monde de demain, selon Thomas Hirschhorn
Didier Fassin est anthropologue, sociologue et médecin. Il est professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France. Il est notamment l’auteur de La Vie. Mode d’emploi critique (Seuil, 2018) et de Mort d’un voyageur. Une contre-enquête (Seuil, 2020). Dans cet entretien, il livre un réquisitoire implacable contre les politiques néolibérales qui ont conduit aux situations d’inégalités actuelles face au virus, dans les prisons et les quartiers populaires notamment. Pour lui, cette crise sanitaire ne révèle pas nos failles, mais bien “des choix de société” : “Non, ce ne sont pas des dysfonctionnements : c’est la logique même de notre société qui n’a fait que se renforcer depuis des années”, dénonce-t-il.
La crise sanitaire globale que nous traversons est-elle inédite dans l’histoire ?
Didier Fassin – Elle l’est, mais par l’ampleur de la réaction plutôt que par la gravité de l’infection. Pour ce qui est de la maladie, il est probable que sa létalité réelle – c’est-à-dire le nombre de décès divisé par le nombre de personnes infectées, et non pas comme on le fait en ce moment sur le nombre de malades enregistrés, alors que beaucoup ne le sont pas – est de l’ordre de 1 %, voire moins. C’est évidemment beaucoup, d’autant que la mortalité ne concerne pas seulement des personnes très âgées ou déjà malades. On est cependant loin des taux du sida pendant les premières années de l’épidémie, de la grippe espagnole, du choléra, de la peste, ou même, on l’oublie, de la variole et de la rougeole. Ces deux maladies pouvaient littéralement décimer, c’est-à-dire tuer un sur dix, les jeunes enfants à l’occasion d’épidémies survenant toutes les unes ou deux décennies, comme j’ai pu m’en rendre compte en travaillant sur des registres paroissiaux du XIXe siècle dans les Andes équatoriennes.
Mais évidemment, jamais nous n’avions pratiqué un confinement aussi massif au niveau mondial, avec une telle chute de l’activité économique et, pour résultat, la récession et le chômage annoncés. Cela étant, il faut bien voir que les mesures que nous employons ne sont guère différentes, aussi surprenant que cela puisse paraître, de celles utilisées lors des épidémies de peste du XIVe au XVIIe siècle, à ceci près qu’elles étaient à l’époque sur des territoires limités, et non sur toute la planète, comme c’est le cas aujourd’hui à cause de l’intensité des circulations humaines à l’échelle du monde.
Les pouvoirs publics semblent avoir sous-estimé l’ampleur de l’épidémie, et s’y être mal préparés. Y a-t-il eu un manque d’anticipation du risque d’une pandémie ?
C’est le moins qu’on puisse dire. Il faudra analyser ce manque d’anticipation, mais aussi le manque de réactivité. Car si nos gouvernants n’étaient pas préparés à une pandémie de cette nature, ils n’ont pas non plus su, quand les signes d’alerte leur sont parvenus, en comprendre le sens et réagir en conséquence. Le manque de préparation tient probablement au fait qu’après plusieurs fausses alertes, notamment le H1N1, les autorités sanitaires étaient démobilisées. Notre pays est prêt à faire face à des catastrophes naturelles ou à des actes terroristes, mais non à des pandémies qui peuvent pourtant faire des milliers de fois plus de victimes.
Quant à l’attentisme des pouvoirs publics pendant plus de deux mois, au moins jusqu’aux élections municipales de la mi-mars, il pose un problème quant à nos systèmes d’alerte comparés à ceux d’autres pays dont nous aurons certainement des leçons à tirer. Mais nos difficultés ne sont rien à côté de la déroute, aux États-Unis, des CDC (Centers for Disease Control and Prevention), qui étaient le phare de l’épidémiologie mondiale. Ils sont depuis le début de la pandémie à la dérive, ajoutant ainsi à l’impéritie fanfaronne du président, qui a d’abord nié l’existence de l’épidémie puis l’a considérablement minimisée pour aujourd’hui proclamer qu’il a été le premier à la prendre au sérieux.
Pour contrôler la progression du virus, le gouvernement prévoit de créer une application de traçage numérique des contaminés (StopCovid). Cette expérimentation technologique ne cache-t-elle pas des failles évidentes, comme le manque de moyens et de personnels dans l’hôpital public ?
Ce traçage numérique est avant tout problématique du point de vue du système de surveillance des citoyens qu’il met en place. Après avoir instauré la distanciation sociale, on mettrait en œuvre un historique social, c’est-à-dire l’enregistrement des personnes rencontrées ou approchées, et tout cela au nom d’une nouvelle police sanitaire. Sur le plan éthique, c’est une atteinte à la confidentialité via la géolocalisation, mais sur le plan politique, c’est surtout une menace pour les libertés publiques par le précédent que ce dispositif crée et qui pourra resservir à l’avenir.
De plus, ce projet risque fort de ne pas marcher ou de mal marcher, en raison des limites de la technologie, comme la difficulté à mesurer et interpréter les distances entre les personnes, mais aussi de la résistance des gens à utiliser l’application qui risque de le rendre inopérant. C’est donc prendre un grand risque en termes non seulement de liberté mais même simplement d’évolution de notre vie en société, avec un bénéfice incertain. En revanche, il est facile de voir comment un tel dispositif est pain bénit pour les entreprises informatiques, Apple et Google notamment, car les utilisateurs vont travailler gratuitement pour elles, et les contribuables vont financer leur expérimentation.
Après des années de réduction des lits dans les hôpitaux, et d’application d’une logique de rentabilité au service public de la santé, va-t-on revenir en arrière ? La crise sanitaire peut-elle laisser des traces positives dans ce sens ?
La logique n’est pas seulement de rentabilité. Elle est aussi d’austérité. Il fallait faire des économies sur tout et tout le temps. On peut même se demander si, au fond, l’idée n’était pas d’affaiblir l’hôpital public pour donner plus de poids au secteur privé, notamment en décourageant les personnels infirmiers et l’élite médicale. Beaucoup le croient, et c’est raisonnable de le penser au regard de l’idéologie prévalant au plus haut niveau de l’État.
Dans les suites de la crise actuelle, il sera certainement difficile au gouvernement d’annoncer tout de suite les prochaines coupes budgétaires, car ce serait très impopulaire après des mois d’applaudissements tous les soirs. Mais je vois mal qu’il renonce sur le long terme à ses politiques d’austérité. Je pense que les évolutions positives, s’il y en a, dépendront à la fois des propositions faites par les personnels, et de leur capacité à se mobiliser pour les faire mettre en œuvre. L’échec de mois de grève administrative des praticiens hospitaliers et chefs de service montre en effet que le gouvernement aura du mal à faire des concessions.
Que nous disent les données dont nous disposons jusqu’à présent de “l’inégalité des vies” face au Covid-19, pour reprendre le titre de votre leçon inaugurale au Collège de France ?
Au début de l’épidémie, on entendait dire que le virus pouvait toucher tout le monde et qu’on était finalement tous égaux devant la maladie. Il y a certes encore peu de données publiées. Mais celles dont on dispose aux États-Unis, où les catégories raciales remplacent les catégories socio-économiques, montrent que les personnes noires ont des taux d’infection jusqu’à deux fois plus élevés que les personnes blanches, et des taux de mortalité jusqu’à trois fois supérieurs. Ce n’est au fond que le prolongement de ce qu’on savait déjà, puisque l’espérance de vie à la naissance est de quinze ans plus faible pour les hommes noirs qui n’ont pas terminé leurs études secondaires par rapport aux hommes blancs qui ont fait des études supérieures. Ce que l’on constate déjà aux États-Unis sera sans aucun doute également retrouvé partout où l’on examinera les disparités en matière de distribution et de létalité du Covid-19.
Avec le nombre de morts très important dans les Ehpad, la situation dans les prisons où les détenus sont surexposés au risque de contamination, ou encore en Seine-Saint-Denis, qui connaît une inquiétante surmortalité, cette crise agit-elle comme un révélateur de nos propres failles ?
Vos trois exemples sont intéressants parce qu’ils illustrent chacun des trois types de disparités face au coronavirus, qu’on peut distinguer car elles ne relèvent pas des mêmes logiques. Pour les personnes âgées, on peut parler de vulnérabilité, et il n’est guère possible de modifier leur fragilité : on en est réduit à tenter de les soigner le mieux possible. Pour les détenus dans les prisons, on a affaire à une forme de discrimination puisqu’en maintenant plusieurs détenus par cellule, on leur refuse les conditions de confinement qu’on impose au reste de la nation : c’est l’État qui est responsable de cette discrimination, et si l’on doit se féliciter de la sortie de prison de plusieurs milliers de détenus, il faut réaliser que, dans les maisons d’arrêt, près de la moitié des détenus sont en préventive, et n’ont donc même pas été jugés, et plus du quart ont des condamnations de moins d’un an, souvent donc pour des délits mineurs.
Enfin, vous évoquez les habitants des quartiers populaires, pour lesquels on doit penser en termes d’inégalités qui sont liées à des conditions de vie, et aussi de travail pour ceux qui ont un emploi, qui les exposent à être contaminés, en sachant que pour eux c’est une double peine : aux inégalités s’ajoutent les injustices, car c’est sur eux que la répression est comme toujours la plus dure.
Mais vous parlez de failles. Je ne pense pas que ce soit la bonne analyse à avoir. Ce sont des choix de société. Nous choisissons de punir plus sévèrement les délits mineurs que la grande délinquance économique et financière : la composition de la population carcérale reflète ce choix. Nous choisissons de réduire les impôts des plus aisés et de diminuer des allocations-chômage : l’augmentation des inégalités traduit ce choix. Non, ce ne sont pas des dysfonctionnements : c’est la logique même de notre société qui n’a fait que se renforcer depuis des années.
Comment imaginez-vous le monde d’après ? Qu’en espérez-vous ?
Comment je l’imagine est très différent de comment je l’espère. Je ne crois pas que nous ayons aujourd’hui des gouvernants de la stature d’un Roosevelt, capable d’imaginer un New Deal après la crise de 1929. J’aimerais évidemment que les difficultés que nous traversons soient une occasion de changements profonds de nos modèles de société. Si l’on parle de crise, alors il faudrait qu’elle ouvre sur une critique, puisque les deux mots ont la même étymologie. Cependant l’expérience de crises précédentes, internationale comme en 2008, ou nationale comme avec les Gilets jaunes, a montré qu’une fois le moment critique passé, on tendait à en revenir vite à la situation précédente, voire à accélérer le rythme des réformes néolibérales.
Un certain nombre de déclarations de ministres et de représentants du patronat en donne déjà des signes, alors que nous ne sommes même pas encore au milieu du gué. Oui, il y aura sûrement quelques aménagements du plan de route du gouvernement, car comment faire autrement ? Mais on invoquera très vite l’urgence du redressement économique et le contexte international difficile. Au fond, la question est la suivante : comment concevoir de vrais changements sans changer les hommes et les femmes qui sont aux commandes ?
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernier livre paru : Mort d’un voyageur. Une contre-enquête (Seuil, 2020)
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