Au deuxième jour de cette 21e édition, la chanteuse malienne a attiré tous les regards avec un discours cash et un concert très enlevé.
Fatoumata Diawara parle beaucoup de règles. Insiste. Pas de règles à suivre. Pas non plus à ranger dans une trousse d’écolier. Non, les menstruations, les ragnagnas, les coquelicots, le cycle rouge que connaissent toutes les femmes, sujet ô combien tabou. Elle en fait grand cas, en parle abondamment. Intarissable. Cash.
Devant un parterre de journalistes et d’intellectuels (dont une ancienne ministre, Myriam El Khomri, plus volontiers associée à une loi qu’à des règles), elle livre un vibrant plaidoyer pour la reconnaissance universelle de cet inconfort qu’elle considère au contraire comme une force, un cadeau de la nature, une bénédiction permettant à chacune d’engendrer la vie, et qu’elle appelle à revendiquer haut et fort. “Il faut arrêter d’en avoir honte, arrêter de se sentir coupable, de se cacher, de se soumettre aux injonctions traditionnelles qui disent qu’une femme ne peut pas faire la cuisine ou jouer d’un instrument pendant ses règles.”
L’impureté est souvent dans le regard de celui qui la dénonce. Invitée du Forum qui accompagne le Festival d’Essaouira, et dont le thème cette année est l’Impératif d’Egalité, la chanteuse malienne se pose en exemple d’une émancipation féminine qui en Afrique doit s’affranchir de bien plus de contraintes et d’interdits que pour la plupart des femmes des autres continents.
“Avoir une fille dans une famille africaine est souvent ressenti comme une malédiction. Si je prends l’exemple de la mienne, mon père a eu 26 enfants avec 4 épouses différentes. Ma tante en a eu 15. Et tant qu’elle n’accouchait pas d’un fils, son mari n’était pas heureux.” Lasse des pressions d’une société patriarcale pour qui l’excision, la polygamie ou le mariage forcé relèvent encore d’un ancrage ancestral indéboulonnable, elle a fui sa famille pour devenir l’une des figures incontournables de la musique africaine et le symbole d’un combat qui a changé de dimension ces derniers mois.
Les instruments réservés aux hommes
C’était son premier séjour au Maroc, pays où la place de la femme en société reste un enjeu majeur. L’a prouvé le récent débat sur la révision du code de la famille, la fameuse Moudawana. Et l’on peut dire que ce passage à Essaouira aura laissé des traces. D’enflammée et virulente le matin en tant qu’intervenante au Forum, Fatoumata est devenue lyrique et véhémente l’après-midi comme invitée de l’Arbre à Palabre, rendez vous animé par la journaliste Emmanuelle Honorin, et exceptionnellement par Solo Soro de l’Afrique enchantée.
Revenant sur cet opprobre des règles, elle a dévié sur autre sujet qui lui tient autant à cœur : l’absence de femmes instrumentistes en Afrique. “Chez nous au Mali, les instruments sont réservés aux hommes. Vous ne verrez jamais une femme joueuse de n’goni, de balafon ou de kora. Voilà encore un exemple de ce que l’on nous impose pour restreindre notre espace, empêcher notre épanouissement.”
Encline à la contradiction, portée au défi, elle s’est mise à en jouer avec d’autant plus d’ardeur qu’elle enfreignait la règle. “J’ai commencé par apprendre avec une guitare acoustique. Mais je voulais plus, je voulais me mêler à la confrérie des hommes qui font des solos avec un instrument électrique. Alors j’ai appris. Certains voulaient me servir de professeur, d’autres voulaient juste coucher avec moi en échange de leçons. On m’a longtemps perçue comme une musicienne malienne à qui l’on rend service, à qui l’on vient en aide. J’ai toujours refusé ça. Je me suis faite moi-même, sans l’aide de personne.”
Hommage aux aînées
Quelques femmes l’ont inspirée le long du chemin. Sister Rosetta Tharpe, chanteuse de blues et de gospel américaine qui excellait en tant que guitariste pionnière entre les années 1940 et 60, fut l’un de ses anges tutélaires. Nina Simone, qui jeune pianiste classique s’est vu refuser le droit d’intégrer une prestigieuse académie en raison de sa couleur de peau, aussi.
Sur la grande scène Moulay Hassan, Fatoumata a pu ainsi faire honneur à ses glorieuses aînées, donnant à la seconde soirée de cette 21eédition une incroyable puissance symbolique. La jeune maâlema Asma Hasnaoui, à la quelle nous avions consacré un article pour ses débuts à Essaouira l’année dernière, lui ouvrit le chemin avec un programme à la fois respectueux de la tradition (les thèmes joués appartiennent au répertoire classique de la tagnaouite) et tout à fait transgressif, une femme dans un tel rôle devant une telle foule étant du jamais vu.
Entre afro folk et funk wassoulou
On a parlé d’un projectif qui aurait été lancé sur la scène pendant son passage. Geste, qui si il a effectivement été commis, n’a pas pu ébranler la détermination de la jeune femme à transformer son immersion dans le grand bain en réussite. Jouant du guembri avec la sensibilité de son sexe et la fermeté d’un héritage transmis par des parents eux mêmes impliqués dans l’art des gnaouas – son père est mâalem, sa mère moqadema (voyante-thérapeute) – poussant sans effort une voix particulièrement bien timbrée vers des cimes, elle a su faire de cette petite révolution un accomplissement.
A sa suite, Fatoumata n’eut qu’à achever le travail avec un show très (trop ?) professionnel, entre afro folk et funk wassoulou, où elle a pu faire valoir des progrès vocaux enregistrés sur son récent album, Fenfo (voir récente chronique dans î) et sa belle technique de soliste à la guitare électrique, qui pourrait bientôt lui valoir des comparaisons plus ou moins flatteuse (la Mark Knopfler africaine ?). L’un des plus beaux moments de la soirée aura été ce Nterini, sa chanson sur les migrants avec un point de vue (ouvrez les frontières !), disons le, radicalement éloigné de celui d’un Eric Ciotti. Et puisqu’on nous annonce que nous sommes en train de laisser advenir une humanité dans laquelle nous ne reconnaîtrons plus ce que nous sommes, au point de mériter d’être qualifié de l’effrayant “posthumanité”, ce sursaut méritait d’être accueilli comme il le fut, dans une ferveur nous réconciliant avec tout ce qui nous lie et nous libère. Au plus profond de la nuit étoilée, la toute dernière note retentissant vers les 3h30, les deux jeunes femmes finiront par unir leurs forces pour une (ef)fusion finale qui valait bien des discours sur le féminisme.
Le matin même, lors du Forum, une intervenante tunisienne s’était fait l’écho d’un rapport de l’ONU prédisant qu’à l’allure où vont les choses dans le monde, cinq siècles vont être nécessaire pour que l’égalité homme/femme soit totalement effective. Parions qu’avec une Fatoumata et une Asma aux commandes, ce train là pourrait bien prendre la vitesse d’un TGV.