Dans Perdre la Terre, le journaliste au New York Times Nathaniel Rich retrace l’histoire de la décennie où nous aurions pu stopper le réchauffement climatique (1979-1989), et pourquoi nous n’avons rien fait.
C’est l’histoire d’une occasion manquée. Fin 1989, dans une station balnéaire des Pays-Bas nommée Noordwijk, a lieu le premier sommet international sur le réchauffement climatique. Soixante nations sont représentées par leurs ministres de l’Environnement pour examiner les derniers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), fraîchement créé. Ensemble, ils s’apprêtent à signer un traité planétaire juridiquement contraignant, dans le but de stopper le réchauffement climatique. Depuis dix ans, celui-ci s’est imposé comme un fait établi aux yeux des scientifiques et d’une majorité de la population. Même les politiciens, si prompts à penser d’abord aux profits électoraux à court terme, se sont ralliés à la cause écologique.
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Et la Terre continua de se réchauffer
Cette révolution culturelle doit beaucoup à deux hommes – “un lobbyiste hyperactif et un candide chercheur en physique de l’atmosphère” (dixit le journaliste au New York Times Nathaniel Rich dans Perdre la Terre) – qui ont tout fait pour que des mesures soient prises : Rafe Pomerance de l’ONG Friends of the Earth, et le géophysicien Gordon MacDonald. Depuis dix ans ils se battent pour que les Etats-Unis (premier émetteur mondial de gaz à effet de serre à l’époque) prennent l’initiative contre l’apocalypse qui vient. C’était long. Mais les dirigeants du monde ont pris conscience de l’urgence – même George Bush semble acquis à la cause. Un objectif chiffré est prévu : geler les émissions de gaz à effet de serre à leur niveau de 1990, et ce à l’horizon 2000.
Pourtant, ce 6 novembre 1989, les espoirs de ceux qui ont sacrifié leur vie personnelle pour cet objectif de sauvegarde s’effondrent subitement. Dans le huis clos de la salle de réunion où se tient la négociation finale, Allan Bromley, le conseiller scientifique de George Bush, fait tout chavirer, sur ordre de John Sununu, directeur de cabinet du président états-unien. “A la demande de John Sununu et avec l’assentiment de la Grande-Bretagne, du Japon et de l’Union soviétique, Bromley avait forcé l’assemblée à renoncer à un engagement à geler les émissions”, résume Nathaniel Rich. La Terre continuerait donc de se réchauffer jusqu’à aujourd’hui, où nous en payons encore le prix, et où nous accusons un retard irrattrapable.
Quand l’humanité allait rompre son pacte suicidaire
Perdre la Terre, livre tiré de l’article-fleuve de Nathaniel Rich paru dans le New York Times en août 2018, retrace avec précision, à la manière d’un roman à suspense, la genèse de cet échec. Issu d’un travail de deux ans et de plus de cent interviews avec les protagonistes de ce drame existentiel (scientifiques, politiciens, militants…), il questionne gravement sur notre incapacité à agir pour éviter la catastrophe climatique. Car dans les années 1980, contrairement à ce qu’on pourrait penser, nous touchions au but. Le consensus scientifique était acquis ; la presse sonnait l’alarme ; les plaidoyers en faveur d’un traité international juridiquement contraignant s’enchaînaient au Congrès américain ; et même des grandes entreprises pétrolières comme Exxon et Shell ont sérieusement envisagé “une transition très raisonnable et progressive des combustibles fossiles vers les énergies renouvelables” (pour reprendre les mots d’Henry Shaw, chercheur à Exxon)… L’humanité était mûre. “Nous avons été près, en tant que civilisation, de rompre le pacte suicidaire qui nous lie aux combustibles fossiles”, signale Nathaniel Rich.
Ce que raconte Perdre la Terre, c’est un fulgurant backlash. Un pas en arrière soudain, une reculade brutale, un réveil enragé des forces conservatrices, savamment maîtrisé par des experts en communication. Ou, pour reprendre l’expression de Rich, “l’émergence d’une force antagoniste” au moment précis où l’hégémonie culturelle semblait avoir basculé du côté des défenseurs de la planète. En effet, en 1988, le pourcentage d’Américains connaissant l’existence de l’effet de serre atteignit le chiffre record de 68 %, et environ un tiers des citoyens états-uniens se disaient “très inquiets” de ce réchauffement planétaire, qui avait “déjà commencé” selon le New York Times à l’époque.
La mémoire effacée
John Sununu est pour beaucoup dans cette contre-offensive. C’est à cette période qu’il ordonna, furieux, dans une réunion à la Maison Blanche : “Je ne veux plus entendre personne, dans cette administration, parmi ceux qui n’ont aucune formation scientifique, prononcer les expressions ‘changement climatique’ ou ‘réchauffement climatique’. Lorsqu’on n’a aucun fondement technique pour valider ses mesures, il ne faut pas prendre des décisions précipitées sur la base des gros titres des journaux”.
Derrière lui, les entreprises majeures des Etats-Unis ont déployé tous leurs efforts pour démanteler les mesures en faveur du climat. A travers d’intenses campagnes de désinformation, et avec l’appui du parti républicain, elles ont censuré des scientifiques, détourné l’attention, fait en sort que les seules mesures climatiques envisagées bénéficient immédiatement à l’économie. Au centre du dispositif, une organisation de lobbying, la Global Climate Coalition (GCC), qui a dépensé “au moins un million de dollars chaque année pour saper le soutien populaire aux mesures climatiques”.
Le résultat à grande échelle est impressionnant, et digne des dystopies les plus effroyables. La mémoire des citoyens du continent nord-américain semble avoir été quasiment effacée. “En 2018, seuls 42 % des membres du parti républicain savaient que ‘la plupart des scientifiques estiment qu’un réchauffement climatique planétaire est en cours’”, rapporte Rich. Ce culte du déni culmine avec Trump au pouvoir, qui affiche au grand jour son climatoscepticisme.
Perdre la Terre – Une histoire de notre temps, de Nathaniel Rich, coéd. Seuil / éditions du sous-sol, 288 p., 17,50 euros
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