Après six ans de repos, le groupe new-yorkais clôt les années 2010 avec un quatrième album fascinant, autant pour ce qu’il dit de l’époque que pour ses chansons. De New York à Los Angeles, de la jeunesse à l’âge adulte, le parcours du groupe et de son leader Ezra Koenig.
“New York City loves to mess around with the L.A. sound, the L.A. sound.” 2010, côte Ouest des Etats-Unis. Un trio de sales gosses, retombés dans l’anonymat depuis, publie un hymne bravache, New York City Moves to the Sound of L.A. Moins de cinq minutes suffisent à Funeral Party pour régler son compte à la Grosse Pomme. “New York adore foutre le bordel sur le son de Los Angeles”, raillent-ils. A ce moment précis, ils ne pouvaient pourtant pas être plus à côté de la plaque. Quand l’Amérique bascule dans les années 2010, sa côte Pacifique n’a pas grand-chose pour se la raconter. Depuis dix ans, sa rivale à l’Est enfante, saison après saison, la musique qui définit l’époque.
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Il y eut d’abord The Strokes, qui remit le rock au goût du jour. Puis Oracular Spectacular (2007), le premier album de MGMT, qui fit des loyers abordables de Brooklyn l’épicentre du monde où s’installe une nouvelle génération de musiciens. Comme Ben Goldwasser et Andrew VanWyngarden, ces jeunes gens propres sur eux sortent souvent d’universités où ils ont appris des choses plus compliquées que quelques power chords balancés dans l’urgence.
Le triomphe “Modern Vampires of the City”
Parmi eux, aucun n’est plus fier d’être new-yorkais que quatre étudiants qui se sont rencontrés ici même, sur les bancs de Columbia. La métropole se cherche un disque totem, la bande d’Ezra Koenig, Vampire Weekend, lui offre Modern Vampires of the City (2013), son troisième album. Pourtant, ce triomphe, à la fois grandiose et sinistre, porte la marque du déclin.
L’attrait appelant le nombre, des milliers de musiciens affluent sur les bords de l’East River et le quartier jadis bon marché ne l’est plus du tout. Alors que se poursuit la décennie, la prédiction de Funeral Party prend forme. Le hip-hop lance la charge et le reste suit, si bien que certains artistes qui ont jadis fait le succès de New York passent à l’Ouest.
Comme un symbole, Ezra Koenig, le plus emblématique d’entre eux, fait partie des transfuges. “Pour être honnête, je n’ai jamais envisagé de déménager à Los Angeles, détaille-t-il aujourd’hui. Petit à petit, j’ai réalisé que j’y passais plus de temps. J’ai fini par me l’avouer quand mon fils y est né l’été dernier. Je ne faisais pas que passer un peu de temps à L.A., j’y avais une famille.”
Un enregistrement comme une parfaite conclusion aux années 2010
Un matin de mars, à Londres, le cerveau de Vampire Weekend n’a pas vraiment bonne mine quand on le cueille au pied du lit. En plein jet-lag, il est dans la capitale britannique depuis trois petits jours pour assurer la promotion marathon d’un quatrième disque attendu depuis six ans. Le soir précédent, en look improbable (manteau jusqu’aux chevilles et claquettes chaussettes), Ezra Koenig est au cœur d’une attention qui le rend mal à l’aise. Dans un restaurant cossu, on attend qu’il décrypte son nouvel album devant un parterre de journalistes venus de l’Europe et même du Japon.
Poli, il assure le minimum syndical, laissant les dix-huit morceaux de Father of the Bride faire le gros du travail. Etre au centre de toutes les attentions est sans doute le moindre prix à payer pour avoir remporté un Grammy – pour Modern Vampires of the City, en 2014. Surtout lorsqu’on s’apprête à publier un enregistrement comme une parfaite conclusion aux années 2010, tant il reflète son époque.
Trêve de suspense. Father of the Bride n’a ni l’aura ni l’ambition formelle qui faisaient de son prédécesseur un classique instantané. En six ans, il y a plus que l’adresse de son leader qui a changé dans le petit monde de Vampire Weekend. Méticuleux et nimbé de mystère, Modern Vampires… devait beaucoup à Rostam Batmanglij. Depuis, le membre fondateur et producteur attitré a quitté l’aventure, laissant à Ezra le soin de se réinventer. “Après trois disques, j’avais le sentiment d’avoir prouvé quelque chose, raconte le chanteur. Trois albums, ça commence à ressembler à une vraie carrière.” Alors, quitte à revenir, autant que ce soit pour de bonnes raisons.
Nouveau départ
Koenig a pour habitude de travailler des années sur les mêmes compositions. “Il faut être honnête avec toi-même quand tu constates qu’un break est nécessaire pour que de nouvelles idées surgissent. Les premiers disques racontaient notre jeunesse… C’était quelque chose de naturel de faire une pause, comme lorsqu’une histoire d’amour se termine. J’avais besoin de temps pour vivre ma vie d’adulte.” Reste que le chanteur n’a pas passé cette période à attendre le retour de l’inspiration en ermite. Au contraire, l’homme aura vécu pleinement l’évolution de la musique et porté attention à la manière dont on la produit aujourd’hui.
En 2010, Vampire Weekend sort son deuxième LP, Contra, et amorce une première évolution cérébrale. Pourtant, l’événement de l’année a lieu quelques mois plus tard, en novembre, quand My Dark Twisted Fantasy, album monstre de Kanye West, fait tomber pour de bon les barrières entre indie et mainstream. Au générique, on retrouve Bon Iver, passé en studio pour une session. Dans le sillage du fausset barbu du Wisconsin, de plus en plus de musiciens venus du rock alternatif vont participer à la création de tubes plus gros qu’eux. La pop n’est plus l’œuvre de démiurges mais de petites mains, réunies dans des usines surnommées “songwriting camps”. Libéré de Vampire Weekend, Rostam Batmanglij se plonge dans ce monde-là et travaille pour Charli XCX, Carly Rae Jepsen, Solange ou encore Frank Ocean.
Moins prolifique, Ezra tape plus haut. Un jour, il bricole une demo aux côtés de Diplo. Deux ans plus tard, celle-ci finira comme base au hit Hold Up de Beyoncé. Une autre fois, il participe à une session pour Kanye West au Mexique. “J’ai travaillé dans son studio, mais il a toujours des musiciens qui passent, pas forcément pour plancher sur un album précis, désamorce-t-il. Je pense qu’il a toujours un million de projets en cours.” Le chanteur ne souhaite pas entrer dans les détails, mais l’impact de cette manière de fonctionner est déterminant. Ezra et Vampire Weekend, qui plus que jamais se confondent, ne sont pas restés longtemps orphelins de Rostam. Pour le remplacer, ils ont adapté cette politique de la porte ouverte à leurs moyens plus modestes.
Esprit d’équipe
“J’admire la manière dont Kanye travaille, quand de nombreuses personnes différentes vont et viennent, apportent leurs idées, explique-t-il. Il y a quelqu’un à la tête du processus, mais avec une sorte de groupe d’experts autour de lui. Je me suis rendu compte que de nouvelles choses se passaient à chaque fois que je travaillais avec un producteur différent.” D’autant que les personnes conviées sont aussi des habitués des sessions pour pop stars. Danielle Haim et Steve Lacy, qui chantent sur plusieurs morceaux, ont travaillé respectivement pour Kid Cudi et Mac Miller. Dave Longstreth de Dirty Projectors, qui joue quelques parties de guitare, a notamment coécrit le fameux single FourFiveSeconds pour Rihanna, Kanye West et Paul McCartney, tandis que Rostam a participé à Harmony Hall, le premier single de Father of the Bride.
“Il y a un contrecoup dans cette façon de travailler”, déplore pourtant Ezra Koenig. Lors de ces camps d’écriture, les musiciens composent sans avoir la certitude que leur travail sera un jour rémunéré – ils ne sont payés qu’en royalties, si par chance leur chanson est vendue à une pop star et qu’elle marche. “Cela peut ralentir le processus créatif de certaines personnes, voire les briser”, regrette-t-il. Lui qui a milité aux côtés de Bernie Sanders serait mal placé pour se faire de l’argent sur la misère des autres. Alors, pour réaliser ce disque, Ezra a tenté d’humaniser ce nouveau capitalisme de la pop. “C’était important que nos invités apparaissent sur plusieurs titres, pas qu’ils passent deux heures en studio simplement pour encaisser leur chèque. Quand tu entres dans la famille Vampire Weekend, tu y restes.”
Pour être certain que toutes ces contributions trouvent une cohérence, Ezra a travaillé main dans la main avec Ariel Rechtshaid, déjà à l’œuvre sur le précédent disque. “Peu importe les personnes qui avaient collaboré sur la chanson, Ariel me permettait de l’achever. Je pense que c’est aussi la différence avec un album de pop : quand il y a dix producteurs différents, ils apportent dix sonorités différentes. Ici, il y avait toujours une petite équipe au cœur du projet.”
Le folk du futur
Résumer Father of the Bride à sa production et son enregistrement serait lui faire déshonneur. Sans doute trop touffu avec ses dix-huit plages, le disque fourmille de trouvailles. Las de ses paroles cryptiques, le chanteur a voulu s’inspirer des chansonniers du folklore américain pour enfin raconter des histoires. On dit que New York n’est devenue américaine qu’avec le 11-Septembre. La scène ayant émergé dans cette ville il y a une dizaine d’années tournait le dos à la tradition étasunienne. Mais depuis, d’Angel Olsen à Boygenius en passant par Deerhunter, le rock indé a redécouvert ses racines, pour ne pas les laisser à quelques décérébrés arborant la casquette “Make America Great Again”. Bye bye Soweto, coucou Nashville, Vampire Weekend épouse ce mouvement et rend hommage aux duos country façon Johnny Cash & June Carter, avec la volonté de faire entrer ce petit monde dans le XXIe siècle.
“J’avais en tête les vieux doubles albums comme The River de Bruce Springsteen ou Tusk de Fleetwood Mac”
Difficile de suspecter le groupe de prendre en marche le train de l’Auto-Tune – bientôt dix ans qu’ils l’utilisent. Mais sur ce quatrième disque, le chant toujours plus assuré d’Ezra Koenig se double voire se triple régulièrement de chœurs tout en textures électroniques. Comme si les Beach Boys lâchaient leur planche de surf pour vendre des barrettes de shit aux Tarterêts avec PNL. L’ordre et la logique n’ont plus vraiment droit de cité dans les compositions de ces anciens premiers de la classe. Ils s’amusent à brasser guitares gipsy, tech-house et metal en deux minutes trente (Sympathy) ou à inventer le folk du futur (Big Blue). “Father of the Bride est un double album parce que j’avais besoin d’espace pour développer des idées complexes à côté d’idées stupides.”
Qu’il le veuille ou non, arriver à ce format en dix-huit chansons n’est pourtant pas innocent en 2019. Maintenant que l’aristocratie de la pop internationale peut à nouveau espérer gagner de l’argent grâce au streaming, les plus cyniques ont pris l’habitude de favoriser la quantité plutôt que la qualité dans des albums aussi interminables que vénaux. En découvrant le tracklisting pléthorique de Father of the Bride, qui marque l’arrivée de Vampire Weekend sur une major historique de l’industrie du disque (Columbia), on pouvait craindre quelques velléités mercantiles. “J’avais plutôt en tête les vieux doubles albums comme The River de Bruce Springsteen ou Tusk de Fleetwood Mac, se défend Ezra. A l’époque, si un artiste faisait un disque de dix-huit ou vingt titres, c’était un geste fort. Aujourd’hui, avec l’écoute au format des playlists, ce n’est plus très important.” Ce qui n’empêche pas le disque en question de l’être, important.
Father of the Bride (Columbia/Sony Music). Sortie le 3 mai
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