Face à la catastrophe humanitaire, des auteurs se mobilisent et prennent la parole, en Italie et ailleurs en Europe. C’est le cas d’Erri De Luca, auteur de Montedidio.
La façon d’appréhender la question des migrants est-elle la même dans le nord et dans le sud de l’Italie ?
Erri De Luca — Oui. De mon point de vue, une fois que les personnes arrivent, elles sont accueillies et aidées par un réseau de bénévoles très efficace. Ce n’est pas seulement une question d’accueil, mais d’absorption. Le tissu social absorbe ces présences nécessaires. C’est ce qui s’est passé par exemple dans le petit village pauvre de Riace, en Calabre, où l’afflux de migrants a été le point de départ d’un renouveau. Certains endroits exploitent davantage cette énorme potentialité de rajeunir la population et de faire repartir l’économie locale. D’autres sont plus hostiles à l’extranéité. Comme toujours en Italie, ça fonctionne comme des taches de léopard.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
L’attitude de rejet des migrants par le ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, semble pourtant l’avoir rendu encore plus populaire…C’est le cas dans une fraction de la population italienne, qui assume ses sentiments xénophobes, d’autant plus qu’ils sont confortés par son discours. Mais cela reste une fraction minoritaire. Salvini agit comme s’il était encore en campagne électorale, car il a la sensation que sa coalition (entre la Ligue du Nord et le M5S – ndlr) ne va pas durer longtemps. Il fait donc comme s’il était encore le chef de son parti d’extrême droite, et pas un ministre de l’Intérieur. C’est le sens de son projet de recension des Roms, dans l’objectif de pouvoir les expulser plus facilement. Il va continuer ainsi jusqu’à ce que cette coalition explose, c’est-à-dire dans pas longtemps je pense.
Qu’est-ce que la crise de l’Aquarius révèle sur l’Italie, et plus largement sur l’Occident ?
Elle révèle le fait que les flux migratoires ne peuvent pas être régulés, car ils sont animés par une force de nécessité et de désespoir supérieure. On ne peut pas contrôler le désespoir, il n’y a qu’à accepter cette évidence. Mais dans nos pays, cela suscite une incitation à la haine et à l’aversion qui gâche notre constitution civile, notre caractère d’êtres humains qui appartiennent à une communauté. C’est un gâchis qui ne règle en rien le phénomène.
Ça révèle la partie la plus sombre de l’être humain ?
Oui, l’être humain est fait comme ça, de bien et de mal. Certains mouvements exploitent nos mauvais sentiments, comme la peur ; d’autres exploitent les bons, comme le courage. Pourquoi céder à la propagande d’extrême droite, qui nous incite à nous replier sur nos peurs ? Le courage est salutaire, alors que la peur au contraire abaisse nos défenses immunitaires.
Vous avez l’impression que la crise de l’Aquarius constitue une rupture dans l’histoire de notre rapport aux migrants ?
Non. Cette crise a simplement été utilisée par le ministre de l’Intérieur pour signifier que les bateaux qui n’ont pas la bannière italienne ne peuvent pas compter sur les ports italiens. Mais il y a encore des migrants qui sont sauvés, et qui débarquent régulièrement en Italie sans qu’il ne puisse rien y faire. L’Aquarius était encore une formule de sa campagne électorale – peut-être que c’est la première formule de la campagne qui vient.
On dirait que l’Europe ne parvient pas à avoir une position commune sur la politique migratoire…
Ça ne sera possible que quand une patrouille de nations européennes soudées marchera vers l’entente et la coopération. Il faut qu’on passe à un niveau supérieur. Pour l’instant, l’Europe est faible car les pays sontégoïstes. Le niveau d’union est bas. J’ai l’espoir que les pays fondateurs – France, Allemagne, Italie – renforcent cette entente.
Que peut-on faire en tant que citoyens européens ?
On fait continuellement quelque chose. Chez nous, il y a un magnifique réseau de bénévoles qui se substitue à l’Etat, tout comme chez vous des personnes aident les migrants à passer à travers les montagnes, et sont incriminées pour ça. Or une loi qui incrimine des personnes qui sauvent des vies, en montagne ou en mer, est une loi antifraternelle à laquelle il faut désobéir.
L’enjeu, c’est la désobéissance ?
Contre certaines lois hostiles à la fraternité, oui. Sauver des vies n’est pas une option, c’est un devoir. Si on ne le fait pas, on est coupable de ne pas porter secours. La société civile reste attachée aux principes essentiels de la communauté humaine.
Vous pensez que la migration est la grande question du début du XXIe siècle ?
C’est une affaire énorme sur le plan humain et historique. Nous sommes au siècle des grands déplacements humains, des grandes migrations, et nous sommes en incapacité de réguler ce phénomène inéluctable.
On ne peut pas ignorer les effets politiques deces flux. Ne craignez-vous pas que l’extrême droite exploite efficacement ce qu’elle présente comme une crise ?
Elle ne parle de “crise” que pour cacher une incapacité, une incompétence à gérer un phénomène régulier. Je fais des constatations. Les médias présentent souvent la situation comme un désastre, mais je pense que le tissu social et la société civile peuvent faire barrage aux forces de droite. Je peux me tromper. Et si la réaction accroît ses forces, tant pis, je serai là.
De nombreux auteurs, comme Roberto Saviano et vous, consacrent leurs livres à ce sujet…
C’est vrai, mais les écrivains ont du retard. Lentement, ils se rendent compte que c’est une affaire urgente. On récupère un peu de terrain. Mais leur rôle n’est pas essentiel,je fais surtout confiance aux personnes sur le terrain.
Lors des deux semaines que vous avez passées à bord du bateau de Médecins sans frontières au printemps 2017, ou dans les centres d’accueil que vous fréquentez, vous avez rencontré des gens exceptionnels, qui consacrent leur vie à l’aide aux migrants ?
Oui, beaucoup de personnes donnent leurs compétences et leur temps libre à la communauté dans ce domaine. C’est un devoir, peut-être. Mais pour moi c’est comme le bonheur. Le droit au bonheur est inscrit dans la Constitution américaine. Moi je pense qu’il y a un devoir du bonheur. Quand on aide des personnes, on sait qu’on fait la chose juste, et on entre en contact avec des êtres magnifiques en le faisant. Les jeunes gens qui arrivent après avoir traversé la Méditerranée sont des géants. Chacun d’eux est un Ulysse.
En France, on a récemment donné la nationalité française à un jeune sans-papiers, Mamoudou Gassama, qui a sauvé un enfant suspendu à un balcon. Vous en avez pensé quoi ?
Il y a des gens qui décident de s’exposer à un grand danger parce qu’ils ne peuvent pas rester spectateurs. Cette possibilité d’intervenir dans un cas d’urgence est en chacun de nous. Elle s’est manifestée de manière héroïque dans ce cas. Mais ce type d’événement survient partout, tout le temps, sans que des caméras les filment.
Ça a été un miroir terrible de notre inaction de spectateurs, pendant que des migrants se noient en mer Méditerranée…
Si cet événement a renforcé le sentiment de courage, ou d’admiration pour le courage, et affaibli celui de la crainte, de la peur, alors c’est déjà ça de pris. Le courage, c’est la force motrice du désespoir, qui est beaucoup plus puissante que la force motrice de l’espoir. Il y a un vers de Virgile dans l’Enéide que j’ai retenu par cœur. Alors qu’Enée et ses compagnons ont fait naufrage après une tempête, une reine leur demande où ils ont trouvé la force de se sauver. Il répond : “Una salus victis, nullam sperare salutem” (“La seule chance de salut pour les vaincus, c’est de n’espérer aucun salut”). Le courage est un effet collatéral de cette force du désespoir. Propos recueillis par Mathieu Dejean et Pierre Siankowski
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}