[Nos grands entretiens – A l’occasion de la saga dédiée à Bret Easton Ellis, nous republions l’interview qu’il nous avait donné à l’époque de Glamorama]. L’événement littéraire du printemps. Pris dans la tourmente des polémiques américaines qui avaient suivi la parution de son American psycho, Bret Easton Ellis a mis huit ans à écrire Glamorama, violente charge des milieux de la mode internationale, réflexion sur l’état de la société du spectacle aux Etats-Unis, formidable entreprise littéraire. Et arrivée à maturité d’un écrivain.
« Hé baby, c’est cool… Tu es très Uma Thurman ce soir… Hé baby, ouh… Ça va, je suis cool, ça va… Tu es vraiment, heu, comment dire, vraiment cool, baby… » Ainsi parle Victor Ward, gourou, mannequin, fiancé en titre de la top-model Chloé. Il est la valeur montante de la mode selon le magazine Youthquake (« 27 ans et dans le vent »), dont il fait la couverture quand s’ouvre le labyrinthe de Glamorama.
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Quoique demeuré, Victor Ward est également le narrateur, le guide aveugle et la caricature de Glamorama. Puisqu’il se fait son film en permanence (carte bancaire dans le rouge, mais code secret « c.o.o.l ») et qu’il est incapable de voir le monde autrement qu’à travers le filtre de son hystérie, les rares descriptions du récit ressemblent à des articles de mode. Les êtres croisés sont interchangeables, réduits à leur ressemblance avec Antonio Banderas, Brad Pitt, Winona Ryder, ou n’importe quel nom figurant au sommaire de n’importe quel magazine.
Cinq cents pages d’intrigue à sens multiples, déployées entre les soirées branchées de Tribeca, de Notting Hill et quelques après-midi au Flore. Où se croisent, en vrac, longues filles anorexiques, bellâtres ineptes en fringues siglées, gratin ciné, télé, glamour… qui finiront explosés sous les bombes d’un réseau de mannequins devenus terroristes sous l’influence de Guy Debord. Si Glamorama s’impose d’abord comme une satire des milieux de la mode, son intérêt réside avant tout dans la voix démente du héros, ingénu branché entraîné malgré lui dans une affaire de terrorisme international, qui accumule les répliques hallucinées enfilant les noms de célébrités.
Difficile, quand on se retrouve à New York face à l’auteur, de ne pas faire le rapprochement avec son personnage. Son appartement ? Un loft, situé dans le Manhattan littéraire, juste derrière Union Square. Parquet clair, murs blancs et nus, bar américain, minimalisme Wallpaper de rigueur, bibliothèque en rapport : « L’essentiel de mes livres est à Los Angeles, s’excuse Ellis qui partage son temps entre les deux villes, ici je garde seulement les livres que j’ai besoin de relire. »
Plus fitzgeraldien que jamais, Ellis avoue organiser ici tous les ans un réveillon ouvert — dont il met un point d’honneur à s’absenter. « En fait, je ne connais rien de ces milieux de la mode, explique-t-il, je ne fréquente pas les modèles. La plupart des gens que je connais sont dans l’édition, voire dans la presse. Quand j’ai commencé Glamorama, je me suis un peu documenté pour les détails, mais je n’avais pas besoin d’aller chercher très loin. A l’époque, en 1989, cette culture de la mode gangrenait tout, de la une du New York Times aux écrans de CNN. Tout le monde voulait « être cool » et ressembler aux stars, c’était le grand triomphe de la culture jeune. »
« Le Bret Easton Ellis dans la presse ou à la télévision était une sorte de diable, quasiment un tueur en série lui-même. »
A l’époque aussi, Bret Easton Ellis vient d’achever l’écriture d’American psycho, qui lui vaut, outre la reconnaissance des deux côtés de l’Atlantique, de sérieux problèmes aux Etats-Unis. « Ça a commencé avant même la sortie du livre, raconte Ellis. Dès que les bonnes feuilles ont été publiées, mon éditeur et mon agent ont reçu les premières menaces de mort. » Lettres scandalisées, éreintements dans la presse, communiqués rageurs des lobbies féministes persuadés d’avoir affaire à un apologue des meurtres sexuels.
« Ça m’a certainement influencé pour le dédoublement de Victor Ward dans Glamorama. Quand il se retrouve confronté à un double médiatique qui fait des choses dont lui-même ne se souvient pas… C’est une transposition exacte de ce que j’ai éprouvé : la polémique autour d’American psycho avait été créée à partir de rien, et ce que je lisais sur moi n’avait rien à voir avec mes intentions. Je lisais des choses qui me correspondaient si peu que j’avais l’impression de lire un article sur quelqu’un d’autre. Le Bret Easton Ellis dans la presse ou à la télévision était une sorte de diable, quasiment un tueur en série lui-même. » Alors que le Bret Easton Ellis écrivain se définit comme un moraliste : « Si vous écrivez des satires, ce que je crois faire, vous êtes automatiquement un moraliste. Je crois que la création artistique est intrinsèquement morale. »
Bien sûr, il y a eu aussi les éloges : les aînés, Norman Mailer et Gore Vidal entre autres, qui ont vu en American psycho un roman dostoïevskien… et en Bret Easton Ellis un héritier d’Hemingway. Si Hemingway est certes une de ses références, elle est selon lui peu probante. Parce que « tous les jeunes écrivains américains de sexe masculin sont influencés d’une manière ou d’une autre par Hemingway. »
Ses auteurs fétiches ? Hormis ses contemporains immédiats, Robert Stone ou Jonathan Lethem, il faut compter Philip Roth, découvert récemment ( « Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas lu avant : ce qu’il fait est extraordinaire »), et surtout Don DeLillo, dont l’influence pour l’écriture de Glamorama est évidente. « Je l’ai découvert sur le tard, ce sont ses livres qui m’ont donné envie de m’y remettre. »
Commencé en 1989, Glamorama prendra huit ans, interrompu plusieurs fois, tant par les polémiques que par des drames personnels — dont la mort de son père en 92. « Chaque fois, c’est la lecture de DeLillo qui m’a donné envie de m’y remettre. J’avais lu Les Noms dès l’université, mais j’étais beaucoup trop jeune à ce moment-là . En fait, Mao II est sorti pendant que je travaillais à Glamorama, et c’est avec ce roman-là que ça a commencé ; j’ai enchaîné avec Libra, et puis j’ai tout lu systématiquement, jusqu’à faire des annotations dans la marge. C’est assez surprenant de pouvoir être encore influencé à ce point. Je pensais que c’était quelque chose qui vous arrive une fois ou deux quand vous commencez, et plus jamais par la suite.. . »
Il faut dire que les deux écrivains partagent le même humour à froid, la même tendance à explorer les ambiguïtés morbides des sociétés contemporaines, la même « américanité ». Et le même dégoût fasciné pour la violence. L’ombre de DeLillo plane peut-être un peu trop sur Glamorama. De même qu’on sent l’effort qu’a dû représenter pour Ellis l’écriture de ce livre.
C’est la question qu’on finit d’ailleurs par lui poser : pourquoi cet effort ? Pourquoi continuer à écrire lorsqu’on a 37 ans dans un pays où, plus encore qu’ici, le déclin de la littérature est prophétisé ? Pourquoi continuer d’écrire plutôt que de faire, par exemple, de la musique ou de la création multimédia ? « Pour être franc, je n’en sais rien. Plus jeune, je pensais faire de la musique, je suivais les cours de creative writing à Bennington un peu comme un hobby, et j’avais un groupe de rock pour qui j’écrivais des chansons, et je ne croyais pas que l’écriture serait pour moi autre chose qu’un passe-temps. Et puis ce que j’écrivais est devenu Moins que zéro, ce qui a changé un peu la donne. Je me suis rendu compte aussi que l’écriture avait sur les autres arts l’avantage d’être un travail solitaire. Vous n’avez à vous soucier ni de l’état d’esprit du batteur ni de l’emploi du temps des autres. Quant au déclin de la littérature… Je ne sais pas si c’est vrai. Tout le monde répète ça en permanence, mais en termes de livres publiés et achetés, c’est manifestement faux. Il suffit de voir la façon dont s’est installé Amazon sur le Net. L’attention donnée à la littérature reste vivace, et des gens font carrière dans ce domaine. Qu’elle ait perdu la place dominante qu’elle occupait dans la culture il y a encore une vingtaine d’années, c’est certain. Sauf que ça, c’est une question économique : c’est à l’éditeur, à l’agent, à tous ceux dont le métier consiste à faire de l’argent avec votre travail de se soucier de ça, pas à vous. La littérature meurt ? Même si c’était le cas, et alors ? Ça n’empêche pas le désir d’écrire, et chez moi il est toujours là. Je n’écris pas pour me faire aimer, ni même reconnaître, je n’écris pas pour un public, et pas même pour les autres écrivains. Je crois qu’on n’écrit que pour soi. Ce que les autres en disent n’a aucune importance. »
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