Il se définissait comme un peintre de sons. Il parlait de ses chansons comme d’un découpage de cinéma – l’une d’elles était un gros plan, l’autre plutôt un travelling. A Isabelle Adjani, il disait “J’ai envie de vous filmer”, mais cela signifiait simplement qu’il voulait lui écrire une chanson, l’envelopper de ses nappes de synthé et imprimer sa présence (vocale) dans ses envoûtantes mélopées.
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Pour Dangereuse (avec Sara Forestier en lévitation bondage, en 2016), c’était la première fois qu’il acceptait qu’un clip accompagne la sortie d’une de ses chansons. Jusque-là, il n’en voulait pas – cela aurait été tautologique puisque ses chansons étaient du cinéma.
Dans son système de perception, les sons et les images ne faisaient qu’un. Mais peut-être les goûts et les sons aussi : une fois que je l’accompagnais au restaurant (à 2 heures du matin bien sûr), il me dit en goûtant une assiette de charcuterie : “Il est trop aigu ce saucisson…” Puis avec une nuance d’irritation : “Le saucisson, il ne faut pas que ce soit trop aigu.”
“La musique de Christophe est luxuriante, faite de couches et d’arrière-mondes”
Tout l’art de Christophe naissait de là, de cet étrange dérèglement qui fait se rabattre l’une sur l’autre les perceptions de chacun des sens et que la neurologie (puis, à sa suite, la critique littéraire) nomme synesthésie. Les lettres deviennent couleurs, les mots des images, les goûts, les odeurs, le toucher des sons. Tous les sens fusionnent dans une jungle sensible, une expérience sensorielle pleine : la musique de Christophe est luxuriante, faite de couches et d’arrière-mondes, synesthésique.
Cette musique-images a parfois rencontré le cinéma. Christophe a composé des BO, quelques cinéastes ont utilisé ses chansons. Celui qui l’a fait de la façon la plus frappante, c’est Hervé Guibert. Au cœur de son film La Pudeur ou L’Impudeur (1991), déjà décharné et malade, il écoute L’Italie, sublime complainte de 1980. Il se poste au milieu de son salon et, dos à nous, esquisse seul un langoureux slow. Sur son bureau est posé un crâne qui sert de reposoir au chapeau de l’écrivain.
Ce plan est une vanité (au sens de la peinture du XVIIe) et les “J’suis fatigué” récurrents de la chanson de Christophe résonnent douloureusement avec l’état d’affaiblissement de Guibert. Et pourtant, la ritournelle le porte, l’enchante et, au plan suivant, il s’envole pour l’Italie. La chanson est un petit miracle : elle nomme la chose puis l’exauce. Elle ramène encore une fois – peut-être la dernière – à la vie.
“Ses chansons continueront longtemps à flotter dans l’air qu’on respire”
On rêverait bien sûr qu’un autre miracle se produise, que les milliers d’écoutes de chansons de Christophe durant ces derniers jours par ses fans éploré·es le retiennent encore un peu parmi nous. On y pensait déjà l’an dernier à la disparition d’Agnès Varda : rien n’est plus violent que lorsque la mort nous prend un artiste qu’on connaît depuis toujours, qui fait le lien entre toutes les séquences de notre vie, et qui pourtant n’a jamais cessé d’être contemporain, a su rester si ancré dans le présent, si moderne, qu’il nous faisait presque croire qu’il durerait toujours.
Alors, l’espoir que tout ne saurait disparaître nous est retiré d’un coup. Ses chansons, néanmoins, continueront longtemps à flotter dans l’air qu’on respire, ne retomberont pas. “Les choses les plus belles, au fond, restent toujours en suspension” (Le Tourne-Cœur, 1996).
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