Pour sa 21e édition, le Festival d’Essaouira reste fidèle à ses fondamentaux: parade, fusion et transe à tout va…
Vous reprendrez bien un peu de constellation gnaoua ? De ribambelle d’archanges tambourinaires en robes de fakir multicolores. De phalange d’acrobates chamarrés aux commandes de l’ascenseur promenant mlouk et génies dans l’interface où se joignent notre monde visible au leur (qui lui ne l’est pas, visible).
Comme toujours, le jeudi à 18 h, le Festival d’Essaouira, Gnaoua et Musiques du Monde débute par une fantasia sur l’artère centrale de l’ancienne Mogador, l’avenue Istiqlal, entre souks et mosquées, déballage de djellabas brodées, galeries de peinture, échoppes d’objets en thuya et bijouteries aux vitrines étincelantes d’argent et d’or. Les trottoirs, peu à peu, se bondent de cette foule tout sourire, placide et douce.
Pas vraiment un carnaval puisque ni masques ni roi à brûler n’y sont invités. Pas non plus défilé militaire, quoique chaque confrérie avance avec ses oriflammes au son des tambours. Plutôt une revue d’effectif qui, sous un soleil au bord de l’apaisement, inaugure cette coupe du monde de la tagnaouite, ce festival de Cannes de la vibration mystique, ce G20 de la transe thérapeutique. Qui reste aussi, surtout, cet étonnant carrefour où des cultures dissemblables trouvent, construisent, improvisent un espace de rencontre et d’harmonie. Ici, le temps d’un week-end prolongé sous la lumière céruléenne et la fraiche caresse des vents alizéens, on oublie cette bête confusion des langages née du mythe babélien pour communiquer autrement par la voie magique et transsubstantielle des rythmes.
Autrefois, du temps des premières éditions, tout commençait par le sacrifice rituel du mouton (c’était plus souvent une chèvre) à Dar Souiri, ancien siège du gouvernorat français. On ne sait si l’usage demeure, mais s’il l’est, c’est tenu secret. Se perpétue en revanche cette joyeuse procession en plein cœur d’une médina qui participe à la fête tout en continuant à vivre sa vie avec d’âpres marchandages se dénouant dans des odeurs de sardines grillées, de sciure de bois et d’huile d’argan. Il y a les gangas de blanc vêtues, les troupes gnaouies aux robes fuchsia brodées de soleil, bleu azur constellée de cauris, noire aux parements carmins… Il y a le métal des qarqabous qui s’entrechoquent et le roulement des tambours qui grondent comme un orage sous un ciel sans nuage.
Fusion de corps étrangers
Le premier concert sur la grand scène de la place Moulay Hassan, entre bord de mer et médina, donne la température. Celle à laquelle devient possible la fusion de corps étrangers. Pour cette 21e édition, beaucoup ont été réussies, le Maâlem Saïd Oughessal avec le trio Dave Holland, Zakir Hussain et Chris, Potter, le maître Abdeslam Alikane avec Pepe Bao, ou Hassan Boussou avec le Bénin International Musical. Entre les Américains de Snarky Puppy, collectif de Brooklyn plus habitué à servir d’assise sonore à Erykha Badu, Kendrick Lamar ou Snoop Dogg, ou à verser dans un jazz aux structures obliques, qu’à accrocher leurs wagons à la locomotive de derviches marocains, le degré de compatibilité ne sautait pas aux yeux. Ni surtout aux oreilles.
Même s’il s’agissait là d’un genre de love train conduit par le Maâlem Hamid El Kasri, le rossignol de Kasr El Kébir, dont le chant a subi cette influence arabo-andalouse qui lui donne cette singularité mélismatique. Cette mise en bouche, somme toute agréable, offrira des moments où à la ronde incandescente attisée par le guembri du Maâlem viendra s’enrouler librement trompette, clavinet ou guitare du big band new yorkais pour une alliance funky, peut être sans génie mais surtout sans pesanteur.
Hommage aux Maâlems disparus
La suite de la soirée demandait à ce que l’on emprunte les ruelles étroites et sinueuses de la ville pour rejoindre la zaouia Sidna Bilal où était rendu un hommage forcément vibrant aux Maâlems disparus, Mahmoud Guinéa, en tête. Participèrent à ce geste mémoriel 7 Mâalems, correspondant aux 7 couleurs associées à la lila de Derdeba, le rituel de possession qu’accompagnent les gnaouas. Dans cette enceinte, unique au Maroc et au monde, on retrouva l’un des pionniers du festival, Pascal Hamel, qui vient de monter un studio et un label (Planet Essaouira) et dont le premier projet est une association entre le frère de feu Mahmoud, Moktar Guinéa et le guitariste Ben Brahim El Khabouche. Intitulée Africa Gnawa Experience, l’affaire est menée avec des instruments traditionnels, contemporains et un chœur mixte.
Autre rencontre, celle de l’acteur américain d’origine jamaïquaine Bob Wisdom, star des séries américaines Prison Break et Chicago DP, qui suit le festival depuis ses tout débuts et vient de produire un album intitulé Gnawa Wisdom en compagnie du programmeur et arrangeur U Cef, bien connu dans le circuit de l’electro gnaoua. Preuves que le fer que chauffent les confréries depuis vingt ans que ce festival existe est désormais prêt à être façonné de différentes façons.
Après un petit crochet par la grand scène où s’achève le concert de Hoba Hoba Spirit, le Clash marocain, qui conserve les faveurs d’un public toujours très jeune- et forcément renouvelé vu que le groupe existe depuis 20 ans et compte pas moins de 8 albums à son actif- nous voilà de retour dans l’intimité d’un autre lieu mythique de la médina, le Zaouia Issaoua, édifice religieux où sont enterrés les Saints fondateurs de cette confrérie. Dans cet antre mystérieux, le Maâlem Omar Hayat, l’un des piliers du festival, de ceux qui ont su construire une carrière à l’international, va livrer un set puissant s’appuyant sur un jeu de guembri d’une incroyable vélocité. Après l’élégance d’un Hamid El Kasri, on est face à quelque chose qui pourrait être qualifié de heavy metal nord africain, si tout ça n’était pas conçu dans un lieu de haute spiritualité, produit à l’aide d’instruments acoustiques modérément électrifiés.
Transe à la Zaouia Issaoua
Le Maroc a toujours été une inépuisable source d’inspiration pour le rock ou le jazz, que l’on songe à Jimmy Page et Robert Plant de Led Zeppelin requérant les services du Maâlem Brahim El Belkani, à Brian Jones des Rolling Stones enregistrant les joueurs de flûtes de Jajouka, à Randy Weston engageant une fructueuse collaboration avec le maître Moustapha Bakbou. Dans les prochaines années, il est plus que probable que cette dimension spirituelle que portent les gnaouas va continuer à attirer des musiciens rock, rap ou jazz. Il ne serait guère surprenant qu’avec un tel charisme Omar Hayat, qui a déjà fricoté avec le guitariste Nguyen Lé et le trompettiste Ibrahim Maalouf, soit de nouveau sollicité pour des aventures hors des sentiers battus de la tagnaouite. Il demeure que fidèle à sa fonction de conducteur de cérémonie, ce soir là à la Zaouia Issaoua, il fera basculer femmes et vieillards dans la transe à la lueur des bougies. Nous sommes au cœur de la nuit gnaouie. Et demain est un autre jour…