Avec une précision redoutable et une incroyable justesse, la série mêle les questions intime et politique pour raconter ce que veut dire être américain et musulman pratiquant en 2019.
Les miracles de ce genre n’arrivent pas souvent, il faut d’autant plus les saisir au vol quand ils se présentent. Ramy a débarqué de nulle part il y a une dizaine de jours sur la plate-forme américaine Hulu, déjà responsable de la sensation hivernale ado Pen15 et, dans un registre tout autre, de The Handmaid’s Tale depuis deux ans.
Nous sommes dans le New Jersey, où s’entassent les classes ouvrières et moyennes travaillant souvent à New York. Les mafieux des Soprano y avaient élu domicile, entre usines, pavillons et clubs de strip. Une terre américaine et une terre de série, donc.
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Joli programme qui tombe bien, puisque Ramy a l’ambition de raconter ce que veut dire être américain en 2019, à travers son personnage-titre (interprété par le créateur de la série Ramy Youssef), un trentenaire qui n’a pas encore laissé derrière lui le nid familial.
Millennial et musulman pratiquant, pieux et désirant
Ses parents, palestiniens ayant vécu longtemps en Egypte, ont tout quitté pour immigrer dans ce qui n’était pas encore le jouet grandeur nature de Donald Trump. Nous entrons dans leur vie à un moment charnière, quand le couple parental commence à vieillir et accueille la mélancolie du pays natal, tandis que Ramy s’offre une belle crise personnelle : à la fois millennial et musulman pratiquant, désirant et pieux, il ne sait que choisir.
Ramy pourrait enfiler les clichés sur la quête contemporaine de l’identité. Mais au contraire, elle les travaille, les dissèque, en retire la moelle et la poésie brutale. La première saison (qui compte dix épisodes) démarre sur le dilemme de son héros, ce garçon un peu paumé que l’on rattache presque immédiatement à d’autres figures vues récemment dans Master of None, Atlanta, SMILF et bien sûr Fleabag.
Il y a aujourd’hui dans les séries internationales (mais pas en France…) la prise de pouvoir d’une génération qui décide de raconter ses histoires, ses doutes, ses folies, ses amours, avec une franchise et une frontalité enthousiasmantes.
Déjà étranger à son propre corps, Ramy devient un étranger pour les autres, qui le perçoivent subitement comme potentiel allié des terroristes
La religion est le premier sujet que Ramy traite sans regarder ailleurs. Plusieurs scènes se déroulent à la mosquée que fréquente le héros, un épisode entier est consacré à la période du ramadan et un autre, génial, propose un flash-back vers sa préadolescence, en 2001.
Ce kid américain comme les autres aimerait se masturber tel que le font ses camarades de collège, mais il n’y parvient pas. Puis le 11-Septembre arrive et tout se dérègle un peu plus. Déjà étranger à son propre corps qui déborde de sensations nouvelles, il devient un étranger pour les autres, qui le perçoivent subitement comme musulman et potentiel allié des terroristes…
Une série sans manichéisme
A cet instant, la série parvient à traiter avec une précision fatale une question intime et une question politique, dans un glissement de l’une à l’autre si doux qu’il en devient bouleversant.
La série est pleine de croisements a priori risqués mais maîtrisés avec grâce, de moments subtils qui révèlent la nature profonde des un.e.s et des autres. Il n’est jamais question de manichéisme (un personnage d’oncle antisémite est mis en scène sans ménagement) ou d’essentialisme, mais de respect des points de vue.
Au fur et à mesure qu’elle avance, d’ailleurs, Ramy a l’intelligence d’explorer bien au-delà de son personnage central, avec un souci naturel d’intersectionnalité. Les aventures de son meilleur ami handicapé servent de moteur à de nombreuses scènes. La révélation de leur rencontre est un moment sidérant, mais le lien quotidien qui les unit l’est tout autant, quand le premier s’occupe du second.
Celles et ceux qui n’ont pas eu la parole parfois pendant des générations et des vies entières occupent le devant de la scène
Libre comme l’air, la série est aussi capable d’oublier son protagoniste pendant deux épisodes, l’un consacré à sa sœur, l’autre à sa mère – le septième, magnifique. Hiam Abbas joue cette quinquagénaire rêvant d’émancipation et de jouissance. Dans ces trente minutes à la fois sèches et amples, un destin et une vie sont dévoilés grâce à un sens du détail incroyablement juste.
Dans Ramy, celles et ceux qui n’ont pas eu la parole parfois pendant des générations et des vies entières occupent le devant de la scène. Politiquement, c’est une bouée de sauvetage qui se présente à nous, un manuel de survie dans un monde tristement binaire.
Ramy de Ramy Youssef avec ce dernier, Steve Way, David Merheje. Saison 1 sur Hulu