Dans un entretien exclusif, le photographe Wolfgang Tillmans se livre sur son récent engagement politique en faveur de l’Europe, intimement lié à l’utopie des raves des années 1990.
Les pupilles extasiées des raves des 90s, les néo-vanités d’un tas d’habits gisant au sol, de fruits se recroquevillant sous la lumière du petit matin, ou encore les grandes abstractions pixellisées. Wolfgang Tillmans a réussi là où la plupart des photographes échouent : non seulement son vocabulaire est immédiatement reconnaissable, mais il réconcilie également la sensualité intime de son médium et les ambitions conceptuelles de l’art contemporain, souvent réticent à accepter entre ses rangs les photographes – c’est particulièrement le cas en France. Cette plasticité tient beaucoup à sa manière de combiner les différentes images entres elles. Dans les constellations qu’il dessine au mur en associant différentes tailles d’images et types d’encadrement, mais aussi dans les planches de recherche se lit une pensée en train de se faire, attachée à relier plutôt qu’à isoler.
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Après deux grandes expositions monographiques à la Tate Modern à Londres et à la Fondation Beyeler à Bâle, le Carré d’Art à Nîmes lui confie l’intégralité de ses espaces. Comme point de départ à l’exposition, il y a d’abord une nouvelle série entreprise il y a deux ans autour du phénomène du « backfire effect » (« effet rebond« ), mécanisme psychologique expliquant que l’on puisse être persuadé d’avoir raison alors que toutes les évidences prouvent le contraire. Que l’on en soit arrivé à ne plus croire aux faits, c’est ce que démontrent la prolifération des fake-news. A partir d’un scanner en fin de vie trouvé dans la rue en bas de son atelier berlinois, l’artiste dissout dans des nappes de couleur RMB des fragments de textes, diagnostics psychologiques, interrogations laconiques et divers documents relatifs au phénomène en question. Mêlées à ses prises de vues habituelles, les images viennent réorienter la lecture de toute son œuvre. Et résonnent avec des œuvres de jeunesse pas montrées jusqu’alors, des scans de photos noir et blanc qu’il réalise dans les années 1987-88 alors qu’il a vingt ans.
A quelques mois de son cinquantième anniversaire, Wolfgang Tillmans mène plusieurs activités de front : un project-space à Berlin (Between Bridges), une activité de musicien et de DJ (il vient de sortir un nouvel EP remixé par Roman Flügel) ainsi qu’un engagement politique s’exprimant notamment à travers des affiches, des textes dans les journaux allemands et des billets d’humeur sur Instagram. Une constellation donc, comme celle que tissent ses image, où le détail résonne avec l’infini, où l’intime est déjà intensément politique et la fête se confond avec la création d’espaces libertaires.
En mai 2016, alors que plane la menace du Brexit, tu te lances dans la campagne avec une série de posters pour défendre l’Union Européenne. Dans la presse, tu déclarais être à ce moment devenu « ouvertement politisé« . As-tu ressenti qu’être artiste ne suffisait plus, ou voulais-tu contraire mettre à profit la visibilité dont tu bénéficiais en tant qu’artiste ?
Wolfgang Tillmans – Je ne suis pas devenu un artiste politique en 2016. J’ai toujours eu l’impression de l’être ; et mon travail a toujours servi de caisse de résonnance à des idées, des esthétiques et des positions politiques. En revanche, je ne m’en étais jamais servi pour faire campagne. Tout au long des années 1990, j’ai regretté que les jeunes soient moins politisés qu’au cours des années 1980 dans lesquelles j’ai grandi. Pour moi, il n’y a aucune contradiction entre le clubbing et l’engagement politique. Mais j’ai aussi conscience que personne n’aurait eu envie que je vienne leur faire la morale. J’ai donc surtout voulu rendre l’activisme attractif. D’ailleurs, l’activisme doit surtout se prolonger par l’engagement politique de la majorité de la population. Ce n’est pas une poignée d’activistes très actifs qui nous sauveront, mais que chacun se sente concerné et exprime ses opinions politiques. Le centre, les vues modérées, on les entend trop peu.
Ce qui serait une manière de répondre à la question concernant ton propre engagement, qui est d’abord celui du citoyen…
Oui, c’est le cas. Je ne recherche en aucun cas le romantisme des extrêmes. La pop-culture a toujours été fascinée par les positions politiques extrêmes. Ce n’est pas ce qui fait tourner le monde. Nous devons parvenir à inverser le mouvement centripète qui place les extrêmes au centre du débat et de la visibilité publiques. Tout ne peut pas être extraordinaire. S’engager au sein d’un parti politique classique est sans doute assez fastidieux, ça n’a rien de sexy au premier abord. Mais si tu ne le fais pas, d’autres le feront à ta place. Désormais, nous sommes face à une situation où la nouvelle droite est tellement guidée par une mission suprême que si nous ne faisons rien, elle progressera inéluctablement. Si c’est le cas, notre liberté à tous qui en pâtira.
Cette idée de normalité revient souvent dans ton travail. Dans les années 1990, lorsque tu photographies ton cercle proche, tu ne cherches pas à parler de toi mais à montrer comment les gens normaux s’habillent, se prélassent et font la fête. A l’époque, montrer la majorité invisible, magnifier le quotidien, c’était nouveau…
En art et en musique, les extrêmes m’intéressent énormément. Mais effectivement, j’ai toujours été attentif à ne pas sous-estimer la valeur du banal. La raison est simple : le banal est réaliste.
Il est souvent dit que face à la nouvelle droite (l’Alt-Right), la gauche traditionnelle a perdu la faculté d’imaginer les récits fédérateurs de demain. Est-ce pour cela tu as choisi d’intégrer également des images à tes posters, pour qu’ils ne parlent pas uniquement à la raison mais aussi aux sens ?
Au début, j’avais l’intention de n’utiliser que du texte, car je désirais garder mon travail visuel séparé. Mais la combinaison du texte et de l’image est une formule éprouvée et redoutablement efficace. De nombreuses personnes m’ont également fait remarquer que plus personne aujourd’hui ne faisait des posters. Or pour moi, cela ne fait aucun sens puisque n’importe quel smartphone affiche une image avec du texte : c’est un poster ! J’ai donc choisi d’adapter les posters en quatre formats : une version Instagram, une version PDF à imprimer soi-même, le format A1 classique que nous avons imprimés à l’atelier, puis nous avons pris conscience du poids des t-shirts – le corps de la personne qui le porte devient un poster pour des réseaux sociaux. Le côté affectif joue effectivement un grand rôle. J’ai réalisé que personne ne parlait de manière positive de l’Union Européenne ; et que si je ne le faisais pas, peut-être que personne ne le ferait. Pour moi, j’associe d’abord l’UE à plein de moments heureux passés à l’étranger ou avec des ressortissants des autres pays. Peut-être est-ce une expérience plus présente dans le monde de l’art ou de la musique. Il n’en reste pas moins que nous avons vécu dans les années les plus pacifiques de l’histoire de l’Europe.
Tu insistes beaucoup sur le fait que lorsque tu as grandi, la mode et la musique exprimaient des positionnements sociaux – des formes de vies fédératrices, sans forcément parler d’engagement politique. Perçois-tu aujourd’hui des phénomènes de pop-culture qui jouent le même rôle ?
Il y a toujours des voix très puissantes aux Etats-Unis. Des artistes à grand succès comme Beyoncé n’hésitent pas à faire entendre leur voix, mais ce phénomène concerne essentiellement la communauté noire. En revanche, la scène club est étonnamment peu politisée alors que c’est elle qui a le plus à perdre. Par exemple en Allemagne, l’AfD (le parti eurosceptique d’extrême droite) vient de déposer une motion au parlement pour faire fermer le Berghain, le mythique club berlinois. Pour l’extrême droite, la liberté du dancefloor est perçue comme une provocation. S’ils arrivent au pouvoir, la première chose qu’ils feront serait de brimer la vue nocturne. C’est leur hobby préféré, ainsi que celui du néolibéralisme en général. Voilà la liberté que je défends, celle du dancefloor qui rejoint celle de l’art. En ce moment, on me demande très souvent si je pense que l’art devrait être plus engagé : je réponds à la fois oui et non. Ce qui dérange l’extrême droite avec les clubs est la perte de temps, l’inutilité de ces moments de communion. La beauté de l’art est également d’être inutile. Et d’un autre côté, les artistes ont oublié le pouvoir dont ils disposent. Lorsqu’ils s’expriment, ils sont écoutés. Or justement, trop d’artistes ont peur ou honte de faire entendre leur voix dans les débats politiques ou sociétaux.
Tu publies régulièrement des textes engagés dans les journaux allemands, tandis sur ton Instagram, chaque image est un prétexte à poster un long texte d’actualité dans la légende – souvent sans rapport avec la photo. L’écriture, c’est récent chez toi ?
Pas entièrement. En 1994, j’avais publié un long texte dans la revue Purple qui s’appelait Les Anneés Dix? The Nineties Haven’t Happened yet ! Mais pour répondre plus directement à la question, c’est bel et bien récent que l’écriture prenne cette ampleur. Je me rends surtout compte que je peux le faire, que je sais parler et écrire et que j’ai envie de m’en servir plus. La confiance est venue avec l’âge, auparavant je me sentais gêné de m’exprimer. Surmonter cette gêne est primordial.
Récemment, le New York Times publiait une longue enquête sur le futur « post-texte » où il était question du passage d’un internet de l’écrit à un internet de l’image et de la vidéo. Lorsque tu détournes l’usage d’un média de comme Instagram pour y poster des textes, est-ce une manière de résister à la facilité de la consomption fast-food des images ?
Oui, c’est une stratégie délibérée de ma part. Ne pas atteindre la totalité de son auditoire potentiel n’est pas très grave. Si 90% ne lisent pas le texte, cela veut quand même dire que 10% le liront. C’est déjà important. Lorsque les gens ne vont pas voter, c’est l’attitude inverse qui les conditionne : ils se disent que leur vote n’aura de toute manière pas d’importance ; ou ne veulent pas tenter de changer les choses s’ils ne peuvent pas avoir exactement ce qu’ils veulent. Pour en revenir à Instagram, je n’ai jamais été inscrit sur un autre réseau social, et je ne pense pas qu’un médium détermine forcément ses usages. Ici aussi, le choix nous appartient ; y compris celui de continuer à vouloir lire et écrire.
Sur Instagram, tu postes des vues de détail à deux doigts de basculer dans l’abstraction, tandis que pour ta dernière série autour du « Backfire Effect », tu te sers d’un scanner en fin de vie pour reproduire des bribes de texte. Pas de visages ; peu de corps, ou fragmentés . Ton travail est-il en train de prendre un tournant plus conceptuel ?
Pour moi, toutes les images figuratives, c’est à dire toutes celles faites avec un appareil photo, l’ont toujours été. Chaque photo est confrontée à un dilemme conceptuel : pourquoi aurait-elle la moindre importance ? Quelle est la possibilité que l’on s’en souvienne plus tard ? Au vu des millions de photos prises tous les jours, la possibilité est infime – il y a vingt ans, c’était la même chose. Parler de ma vie ne m’a jamais intéressé. Je parle à travers mon vécu parce que c’est la seule matière que j’aie à ma disposition. Lorsque je photographie une pile d’habits, je ne cherche pas à montrer mes habits mais ce que j’y perçois. – le potentiel social ; la qualité sculpturale, sensuelle ou sexuelle. Dans les années 1990, je me suis demandé pourquoi j’avais tant envie de faire des portraits ; si tout en prenant des photos alternatives de personnes pouvant être considérées telle, je n’étais pas en train de reproduire un processus normatif. Est-ce que je légitimais l’industrie de l’image en faisant contre ma volonté l’apologie de certains standards de beauté ? Et en même temps, le plaisir de prendre des photos a toujours été là. J’aime toujours faire des photos de natures mortes. Et je n’en ai toujours pas marre de faire des photos. Elles changent tout en restant remarquablement identiques. L’exposition à Nîmes le montre bien : mes toutes premières œuvres, les photocopies de la fin des années 1980 que je faisais lorsque j’avais 20 ans rejoignent la dernière série sur le « Backfire Effect ».
Si la photographie reste pour toi un plaisir, est-ce que tu l’aurais aussi choisie comme moyen d’expression si tu avais eu 20 ans en 2018 ?
Il y a quelques jours, je parlais avec des étudiants en photo qui me disaient se sentir menacés par Instagram. Lorsque j’ai commencé dans les années 1980, j’aurais pu avoir le même sentiment vis-à-vis de photographes plus âgés. Au contraire, j’ai assez vite ressenti que c’était une liberté de ne plus avoir à prendre les photos qu’ils avaient déjà faites. Personne ne nous oblige à continuer à reproduire ce que d’autre ont déjà fait mieux que nous. J’ai le sentiment que nous vivons à une époque de transition aussi riche que problématique ; il y a tant de textures et d’affects avec lesquels travailler. Bien sûr, les années 1990 sont une pierre d’achoppement pour la jeune génération, car elles ne semblent ne jamais vouloir prendre fin. Personnellement, je me retrouve toujours dans beaucoup de valeurs de cette décennie.
Comment tu expliques ce revival des années 1990 ?
Parce que nous n’en sommes jamais sortis ! Et nous n’en sommes jamais sortis parce qu’elles ont été le symbole d’une valorisation de l’instant présent. Cette immédiateté, nous ne pouvons l’expérimenter par procuration. Pour moi, les valeurs des années 1990, ou du moins certaines d’entre elles, sont authentiquement inadaptées au système capitaliste. Certes, les tentatives de vendre l’esthétique et l’esprit des années 1990 n’ont pas manqué. J’ai moi-même dû défendre mon langage photographique à la fin de la décennie lorsque cette esthétique a commencé à être reprise par la pub et la mode mainstream. Reste que nous avons toujours autant faim d’expériences immédiates et du sentiment d’appartenir à une communauté.
Dans le sillage du mouvement des places, on a récemment beaucoup évoqué la vulnérabilité de corps rassemblés malgré tout, malgré les différences ; sans que préexiste un but ou une fin prédéfinie….
Je retrouve cette idée dans le clubbing ; la sensation de communion à travers l’atomisation du dancefloor, le sentiment d’être rassemblé tout en dansant seul. L’unique chose que je regretterai serait peut-être la disparition des paroles dans la dance music des années 1990, qui questionnerait peut-être la portée de l’identification que peut produire un track sans paroles. Mais en fait je pense que ce n’est pas le cœur du problème. Le clubbing reste un acte de résistance contre le capitalisme, dont la liberté sexuelle et l’improductivité ne pourra jamais être commercialisée.
• Wolfgang Tillmans, jusqu’au 16 septembre au Carré d’Art à Nîmes
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