Mécanique de récit implacable, plongée dans les abîmes de ses personnages : pour sa quatrième saison, la série pionnière – et survivante – de Canal+ atteint sa pleine maturité.
Mis à part Plus belle la vie, qui déroule ses épisodes à la pelle depuis 2004, les séries françaises capables de tenir sur la durée restent une espèce menacée. L’éphémère semble même devenu la règle pour les plus ambitieuses – voir le succès sans lendemain de Clara Sheller. Les exceptions s’appellent Mafiosa et surtout Engrenages.
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Ce polar, créé par Alexandra Clert et Guy-Patrick Sainderichin, a été la première série dramatique lancée par Canal+, à l’hiver 2005. Son objectif était de concurrencer la fiction anglo-saxonne sur le terrain de l’audace et des antihéros. Une pionnière, donc. Une survivante, aussi, tant le manque de culture des séries en France a failli lui coûter cher. Les équipes créatives ont été souvent chamboulées, les réécritures infinies, menaçant sa pérennité. Aujourd’hui, Engrenages tient encore debout, même si sa quatrième saison émerge deux ans et demi après la précédente… Une éternité dans le monde parallèle de la télé – en Amérique, l’absence de Mad Men entre l’automne 2010 et le printemps 2012 avait été vécue comme un scandale.
Au delà du cliffhanger
Comment reprendre le fil ? À la fin de la troisième saison, la capitaine de police Laure Berthaud (Caroline Proust) abattait un tueur et violeur en série lors d’une tentative d’interpellation chargée en émotions. Une bavure. Allait-elle s’en sortir ? Cette manière de coincer son personnage principal dans une situation intenable avait tout de la bonne idée. Sauf que ce pur cliffhanger ne pouvait que flétrir avec le temps, au point de devenir inopérant deux ans plus tard.
Devant l’impossibilité de reprendre les choses où elle les avait laissées, Engrenages a l’intelligence de régler le problème assez vite et sans trop en faire, admettant tacitement que de l’eau a coulé sous les ponts, y compris dans le rapport émotionnel de chacun à la série. Il fallait bien cela aux scénaristes Anne Landois et Éric de Barahir pour lancer des intrigues inédites, sur douze nouvelles heures de fiction compactes et corsées.
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Les affaires de moeurs ont maintenant disparu du quotidien de la brigade la plus dépressive de la police judiciaire parisienne. Autour de Laure Berthaud, la fine équipe aux gueules d’enterrement se retrouve au complet, du brutal Escoffier (Thierry Godard) au sensible Fromentin (Fred Bianconi). Une petite nouvelle débarque mais personne, y compris les spectateurs, ne la remarque vraiment. Les habituels pas de côté dans les arcanes de la justice sont au menu.
Au fil des saisons, Engrenages a su rendre crédible et passionnante sa description des rapports entre l’action des policiers et la réflexion des juges, entre le temps de la répression et celui de la loi, pas toujours connectés. Elle a su également se montrer réactive. La mise en place de la réforme sur la présence d’un avocat dès le début de la garde à vue (instaurée par le gouvernement Fillon en 2011) est ici intégrée de manière habile. D’ailleurs, les gardes à vue sont nombreuses au cours de cette saison, où Engrenages investit des territoires nouveaux.
La série dans toute son ampleur
Des activistes de l’ultragauche aux indépendantistes kurdes du PKK en plein trafic d’armes en passant par les travailleurs africains sans papiers, l’inscription d’Engrenages dans la chair sociale et politique de la France contemporaine s’annonçait prometteuse. Elle n’est pourtant qu’à moitié réussie, faute d’avoir pris le temps d’inspecter en profondeur ces réalités brûlantes et complexes – une gageure que les grandes The Shield et The Wire avaient tenue, dans leur contexte. Ici, les sans-papiers sont réduits à un rôle de second plan parfois gênant, tandis que la description de la gauche radicale, évoquant de loin l’affaire de Tarnac et la figure de Florence Rey, sonne parfois assez faux.
Le coup de mou se ressent surtout dans les premiers épisodes, avant que la série ne réussisse à retrouver du punch en campant sur ses bases : une mécanique de récit implacable, où le pire n’est jamais à exclure pour des personnages traumatisés. Une fois le « gras » éliminé, cette quatrième saison apparaît alors comme celle de la maturité et de l’équilibre. Pour le meilleur. Jamais Engrenages n’avait su ciseler un suspense aussi épuré que celui du huitième épisode (réalisé par Virginie Sauveur) ou toucher au mélo d’action épique comme dans la conclusion choc.
Jamais non plus elle n’avait su jouer aussi finement de l’épaisseur acquise par ses figures de proue. On aimait déjà beaucoup la fureur blessée de l’héroïne Laure Berthaud, qui aggrave encore son cas. Mais quand l’avocate Joséphine Karlsson (Audrey Fleurot) dépose enfin ses habits de femme fatale pour dévoiler son abîme personnel, son dénuement se révèle saisissant. Mis à l’écart par sa hiérarchie, le solitaire juge Roban (Philippe Duclos) atteint quant à lui une dimension de personnage moraliste inédite.
Sans excuser ses héros de plus en plus troubles, la série donne du sens à leurs errances. Le talent de ses acteurs l’y aide beaucoup. On oubliera donc les fausses pistes et une poignée de clichés polars datés pour admettre l’évidence : il n’y a pas aujourd’hui de série française plus ample et plus forte qu’Engrenages.
Engrenages saison 4
À partir du lundi 3 septembre à 20 h45 sur Canal+.
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