Considéré comme un “trésor national vivant” au Japon, le peintre de kimonos Kunihiko Moriguchi perpétue la tradition de ses ancêtres. Celui qui est exposé dans les plus grands musées de la planète, nous a ouvert les portes de son atelier à Kyoto en mai dernier. L’occasion de revenir sur l’évolution d’un savoir-faire ancestral dans le Japon contemporain.
Ses kimonos sont exposés dans les plus grands musées de la planète : du Victoria and Albert Museum de Londres au Metropolitan Museum of Art à New York. Fils de Kako Moriguchi, lui-même grand artiste reconnu dans ce domaine, Kunihiko a sû réinventer le yūzen, technique tricentenaire de teinture des tissus mise au point au début du XVIIIe siècle à Kyoto. Ses kimonos aux tonalités monochromes se distinguent par des formes géométriques et des motifs nouveaux.
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En mai dernier, celui qui est aussi conseiller de la Villa Kujoyama qui dépend de l’Institut français dans le domaine des métiers d’art, nous a ouvert les portes de son atelier à Kyoto. Au milieu des étagères soigneusement rangées où figurent compas, règles et pinceaux, ce grand artiste francophile est revenu sur sa carrière et sur l’évolution du kimono au Japon. Alors que son usage se perd, Kunihiko Moriguchi craint qu’un jour ce vêtement traditionnel ne disparaisse…
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Vous êtes conseiller auprès de la Villa Kujoyama depuis 1992, vous parlez un français parfait. Comment est né votre amour de la France ?
Kunihiko Moriguchi – Lorsque je suis rentré à l’université, aux Beaux-Arts de Kyoto, en 1959, le Pop Art américain de Jackson Pollock et Robert Rauschenberg avaient inondé le Japon. Et à l’époque, j’en faisais le rejet. Il faut dire que j’ai été élevé dans une famille très classique. J’aspirais alors à exercer un métier de peintre traditionnel et j’ai voulu apprendre la peinture à l’eau à Paris. J’avais été voir une exposition française à Kyoto et Tokyo consacrée aux peintures françaises du XVIIIe, XIXe et XXe siècle. Ça a été pour moi une révélation. Peu de temps après je suis allé m’inscrire à l’Institut franco-japonais du Kansai et je me suis mis à apprendre le français.
Pourquoi avoir décidé d’aller étudier en France ?
Pour un fils d’artisan, il n’était pas question de faire ses études à l’étranger. Ceux qui faisaient ça avait les moyens. On n’avait pas encore le passeport à l’époque, on ne pouvait pas quitter le Japon sans être invités ailleurs. Mais mon père a décidé de m’offrir le billet aller pour venir étudier en France. Pendant trois ans, j’ai donc pu faire mes études en France.
Ce qui est étonnant aussi, c’est votre rencontre avec Balthus en France. Comment cela s’est-il passé ?
En 1963, j’ai pris le bateau pour aller en France et à bord, je me suis retrouvé avec des conservateurs japonais qui accompagnaient une exposition qui devait se tenir à Paris, au Petit Palais. Il y avait des trésors de l’art antique japonaise dans les soutes du bateau. A cette période, on ne pouvait pas transporter de trésors en avion, c’était un trop grand risque. Avec un bateau, même si on coulait, on pourrait dans tous les cas plonger pour retrouver les œuvres. Il y avait des conservateurs de musée, et mon père connaissait le conservateur en chef. Je les ai aidés pour la traduction du japonais au français pendant le trajet. Peu de temps après mon arrivée à Paris, il m’ont téléphoné pour que je vienne les aider. Et c’est là que j’ai rencontré Balthus, le célèbre peintre. Il était commissaire de l’exposition. Nous avons sympathisé. Grâce à lui, j’ai pu séjourner plusieurs mois à la Villa Médicis à Rome où il officiait en tant que directeur.
Vous vouliez rester en France au départ ?
Oui, j’ai obtenu mon diplôme aux Arts-Décoratifs, A cette période le diplôme était assez sévère, mais j’ai quand même eu une très bonne place, en troisième position du classement. Grâce à ça j’ai eu des propositions de travail en tant que graphiste. Mais au cours d’un voyage au Japon en 1964, Balthus a rencontré mon père dont il a beaucoup apprécié le travail. Il m’a dit : “Ton père fait un travail merveilleux. Ton pays a une culture ancestrale à laquelle il faut te relier au lieu de la fuir. Tu dois rentrer dans ton pays”. J’avais songé un temps à prendre la succession de mon père, mais avec la vie française j’ai eu envie d’autre chose. Mais au bout de trois ans, j’ai pris la décision de revenir dans mon pays.
Pourquoi ?
Balthus avait l’habitude de partir en Suisse pour les vacances de Noël et du Nouvel an. Lors de cette période, en décembre 1966, je suis resté seul dans le palais à Rome et j’ai beaucoup parlé avec l’un des employés, Luigi. J’avais longtemps retardé la date de mon départ car je n’aime pas les adieux. Un jour, j’ai demandé à Luigi : “Est-ce que je peux partir pendant qu’ils sont absents ? ». Je n’aime pas dire au revoir ou merci aux gens. On avait beaucoup discuté, pendant trois nuits je crois. Je leur ai écrit une lettre, j’ai laissé quelques outils pour préparer le thé en guise de cadeaux et j’ai pris l’avion pour la première fois de ma vie. J’ai aussi téléphoné pour la première fois de ma vie à mes parents, c’était trop cher pour moi avant.
Comment votre père a-t-il réagi ?
“On vient te chercher.” On était juste deux passagers dans l’avion, une blonde et moi. Une heure après le départ je me suis dit que je devais parler avec elle, on allait passer 24 heures ensemble. Il se trouve que c’était une cousine de Paul Éluard. Elle était hôtesse de l’air en vacances. On est tout de suite devenus très amis. J’ai pu voir les aurores boréales dans le ciel avant d’arriver au Japon. C’était formidable. Mon père était choqué quand il m’a vu arriver avec une grande blonde (rires).
N’était-ce pas compliqué de travailler dans l’atelier de votre père au début ?
C’était très difficile pour moi. J’ai été très mal à l’aise la première semaine, puis on a fait un voyage à Tokyo et j’ai pu voir le travail de mon père porté par des geishas lors d’une fête de bienvenue organisée. Et c’était d’une beauté incroyable. A cette période, la vente des kimonos se portait bien.
Pourquoi votre retour était si difficile ?
A cause de la virtuosité du travail de mon père, Kakō Moriguchi. Ses kimonos avaient une audace de composition et une créativité inimitables. Il allait à une vitesse incroyable, avec une sûreté du geste folle. Je me suis dit que je serai jamais capable de faire ça. Ça me paraissait impossible. A cette période, les grands marchands de kimono achetaient tout ce que faisait mon père et je ne me sentais pas à la hauteur.
En avez-vous parlé avec votre père ?
Père et fils ne se parlent pas très facilement au Japon. Mais un soir alors que je partageais sa chambre dans une auberge au cours d’un voyage à Tokyo, j’ai commencé à me livrer à lui et je lui ai dit que j’étais incapable de lui succéder. Je lui ai dit que jamais je ne réussirai à dessiner des grues ou des pruniers comme il pouvait le faire. Il m’a demandé si j’avais ouvert un livre répertoriant tous les kimonos de son maître, Kason Nakagawa. Puis m’a dit : “Tu trouves que j’ai reproduit ce qu’il faisait ? J’ai tout changé par rapport à ce qu’il faisait. Trouve ta propre propre voie et ton style à ton tour.” Je me suis alors isolé dans l’atelier familial et j’ai commencé à réaliser des esquisses au compas et à la règle.
Tous vos kimonos sont marqués par des formes géométriques. Comment avez-vous décidé d’en faire votre marque de fabrique ?
Je compose une beauté différente de celle de mon père, j’ai essayé de faire renaître des traditions sous des formes contemporaines. J’ai transformé librement des motifs classiques en motifs géométriques. La géométrie m’a donné ce pouvoir-là, c’est une autre philosophie. La géométrie doit être le plus efficace possible pour le dessin de kimono, qui entoure le corps et qui bouge sans arrêt, délicatement. Avec les formes géométriques, tous les gestes donnent vie à un dessin différent.
Combien de temps avez-vous passé à concevoir votre premier kimono ?
Le premier était presque de l’Op Art et c’était difficile à faire accepter aux personnes qui travaillaient avec mon père. Toutes les lignes obliques deviennent spirales et les verticales donnent de la perspective. Il ne pensait que ce n’était pas réalisable mais le résultat a confirmé mes intuitions et j’ai poursuivi dans cette voie.
Vos kimonos sont parfois vendus à plus de 200 000 dollars, ce sont des pièces plutôt destinées aux musées, vous le regrettez ?
Mes kimonos sont comme mes enfants. Je travaille pour qu’ils soient portés, mais à la fin j’aime bien qu’ils soient présentés en vitrine, ça apporte un rayonnement. C’est dommage que ça reste chez quelqu’un dans une armoire. Beaucoup de cas, une fois achetés, ils restent dans l’armoire. Dans de très rares cas, des femmes les donnent aux musées.
Le marché du kimono est en déclin. Il est tombé à 2 milliards d’euros après avoir culminé à 14 milliards d’euros dans les années 70. Vous craignez qu’il ne disparaisse ?
Oui il y a un grand danger. Je ne sais pas ce qu’il faudrait changer pour assurer sa survie. Depuis 2008 ou 2009 il y a une crise économique. Le marché du kimono a perdu sa force. Au début je ne pensais pas à l’acheteur, maintenant je suis beaucoup plus obligé car je fabrique moins.
Le déclin du port du kimono peut-il être vu comme un symbole de la fin des traditions japonaises ?
Je crois. Par rapport, il y a un siècle, l’usage est en déclin. Dans cet atelier où nous sommes, ma mère était vêtue complètement en kimono durant mon enfance. Et à la fin de sa vie, elle ne le portait plus. Je pense que l’introduction du blue-jean a joué sur la disparition des vêtements traditionnels.
Le kimono masque les courbes et les corps, est-ce un vêtement égalitaire selon vous ?
A l’époque de mon père, les motifs du kimono apparaissaient difficilement lorsqu’il était porté. Ce n’est pas une critique vis-à-vis de mon père mais à l’époque, la femme devait se faire petite, discrète, et être décorée par l’homme. Elle devait se taire. La relation entre homme et femmes est heureusement différente aujourd’hui. La femme prend une position sociale de plus en plus importante et mes kimonos essayent de refléter cette évolution. Autrefois, la femme était considérée comme un appareil décoratif pour mettre en valeur le kimono. Moi, je souhaite d’abord que la femme se sente bien. Je vois mes kimonos comme des outils de libération et d’épanouissement. Ils doivent servir à vêtir le corps mais aussi sa sensualité, souligner son allure et son rythme. Je connais une femme chef d’entreprise qui préside des réunions avec mon kimono. Elle en parle comme d’une “armure”. C’est sans doute l’un des plus beaux retours que j’ai reçu.
Propos recueillis par David Doucet
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