[Le monde de demain #21] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, le producteur électronique Rone, dont le nouvel album résonne étrangement avec la situation, fonde ses espoirs d’un nouveau monde sur les pistes de réflexion et d’action posées par l’écrivain Alain Damasio ou l’astrophysicien Aurélien Barrau.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 18 : Le monde de demain, selon Pablo Servigne
>> Episode 19 : Le monde de demain, selon Anne-Sophie Novel
>> Episode 20 : Le monde de demain, selon Etienne Balibar
Alors que son cinquième album, Room With a View, sort en digital le 24 avril chez InFiné (nous vous en reparlerons plus longuement dans notre édition numérique du 22 avril), c’est depuis nos “chambres avec vues” respectives que le dialogue avec Erwan Castex, alias Rone, s’engage sur Zoom. A de nombreux égards, cet album quasi instrumental, comme le spectacle éponyme qu’il a donné au Théâtre du Châtelet avec (La) Horde juste avant le confinement, étaient prémonitoires. Confiné chez lui, à Montreuil, Rone médite sur la crise actuelle, ce qu’elle révèle, et les possibilités d’en faire jaillir un Nouveau monde, titre du morceau central de Room With a View, sur lequel interviennent Alain Damasio et Aurélien Barrau.
Comment vis-tu ce moment à la fois intemporel, historique et inédit ?
Rone – J’ai traversé plusieurs phases. Une première phase de choc, et de grosse redescente, car le confinement est arrivé juste à la fin du spectacle que je donnais au Théâtre du Châtelet, avec 18 danseurs du Ballet national de Marseille. C’était une œuvre collective. Pendant le spectacle, on se touchait tous, on se soulevait, c’était très physique, très fort en émotions. L’isolement a donc été brutal.
Puis je suis passé du choc à la peur, car je suis tombé malade quelques jours après. Une grosse fièvre, avec des problèmes pour respirer. Ça a duré trois ou quatre jours. Je n’ai pas fait le test, je vais mieux désormais, mais je pense que le virus a dû passer par moi. Maintenant, je commence à trouver un rythme. Je suis confiné avec ma femme et mes deux enfants – qui ont quatre et six ans –, chez moi, à Montreuil. C’est très vivant. Ils tournent en rond dans l’appartement comme des lions. C’est un moment très spécial. Cette situation d’urgence incite à réfléchir à l’après.
Le spectacle, comme ton album, Room With a View, portent sur le thème de la collapsologie. Avais-tu présent à l’esprit qu’un tel effondrement pouvait avoir lieu ?
Je ne pensais pas que ça arriverait aussi vite ! J’ai la sensation que l’actualité nous a rattrapés. Quand je dis ça, j’ai une image très forte en tête. Dans le spectacle, il y a un moment où les personnages ont des masques sur scène, il y a une pluie de poissons, et ils les balaient. Lors des dernières représentations, des gens dans la salle commençaient à porter eux-mêmes des masques, car le Covid arrivait. Je me souviens être sur scène en train de jouer, lever la tête et voir plein de gens avec des masques. Il y avait un effet miroir entre la scène et la salle, c’était vraiment troublant. Je me suis dit que l’actualité nous rattrapait à une vitesse folle.
Pour ce qui est de l’album, même si ce sont des morceaux instrumentaux, j’ai posé des titres, comme Nouveau monde, Esperanza, Human… Aujourd’hui, ils résonnent d’une manière différente avec ce qui nous arrive. On a hésité à repousser la date de sa sortie, mais on s’est vite dit que ça n’avait pas le sens de la retarder, car il est vraiment lié à l’actualité.
Tu as l’air d’être un amateur de science-fiction. N’es-tu pas affecté par le fait que la réalité rattrape autant les scénarios postapocalyptiques ?
C’est vrai ! C’est pour ça qu’Alain Damasio est quelqu’un d’important pour moi. Je l’ai découvert en lisant La Zone du dehors, et tout ce qu’on vit aujourd’hui était déjà dans ce livre ! Il avait anticipé plein de choses. C’est tout l’intérêt de la science-fiction d’anticipation. Ce sont des écrivains qui arrivent à mettre une grosse loupe sur des petits travers du monde contemporain, et qui les poussent à leur paroxysme pour voir vers quoi on tend. L’idée sous-jacente, c’est qu’il est encore temps de redresser la barre. C’est aussi ce qui me plaît chez Alain.
Contrairement à d’autres œuvres de science-fiction, qui sont pessimistes, la lecture d’Alain te donne la niaque, l’envie d’agir. C’est une grosse influence, une grosse leçon. C’est ce que j’essaye de faire dans ma musique et dans mes spectacles : avoir quelque chose de solaire, aller vers la lumière. Il faut être optimiste par réflexe. Quand j’ai voulu traiter du thème de l’urgence climatique, j’avais conscience que c’était casse-gueule, car on peut vite tomber dans la niaiserie, ou dans le côté moralisateur. Mais le spectacle pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. On a digéré l’actualité pour la recracher avec ce qu’on sait faire : la musique et la danse.
Es-tu confiant quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
Je suis un peu halluciné par la situation. J’étais déjà en colère avant. La colère est d’autant plus forte maintenant, quand tu vois les conditions de travail du personnel soignant. C’est hyper choquant. Au lieu d’avoir pris soin de l’hôpital, comme il aurait dû le faire, le gouvernement essaye de mettre en place un système de traçage de la population… C’est un truc dont Alain parlait il y a quinze ans déjà. Il est terrifié à l’idée qu’on soit tous géolocalisés, sous contrôle. La seule solution que le gouvernement imagine, c’est celle-ci, alors qu’ils n’arrivent pas à assurer des services de base ! Avoir des masques, des blouses, des lits pour les hôpitaux ! Non, je ne suis pas du tout confiant, donc.
Est-ce que cette crise est de nature à faire dévier des gouvernements de leur ligne politique ?
Tous les jours je change d’avis là-dessus. Le Nouveau monde de l’album, je l’attends, je l’espère. Parfois, je suis très optimiste, je me dis qu’il y a une prise de conscience générale, que le monde ne sera plus jamais le même après cette épidémie. Et d’autres fois, je me dis qu’il est carrément possible et probable qu’en fait tout soit absorbé, qu’il n’y ait quasiment aucun changement, qu’on ne mette que des petites rustines. Il peut aussi y avoir une grosse percée du mouvement d’extrême droite, le repli sur soi, les frontières…
Je pense qu’il faut voir beaucoup plus loin que cette épidémie. Evidemment, la priorité c’est de souhaiter qu’elle passe le plus vite possible. Il faut encourager le personnel soignant. Mais il faut anticiper – ce qu’on n’a pas su faire pour cette crise ! Ça ne consiste pas seulement à prévoir plein de masques – ce qui serait déjà pas mal évidemment – mais à repenser complètement la politique, l’économie. Il y a des leçons à tirer de tout ça. Même le président a dit que le jour d’après rien ne sera plus pareil. Pendant une seconde, j’y ai cru un peu. Mais je ne suis pas confiant. Ce ne sont pas eux qui le feront.
On a beaucoup pensé à ton morceau, Bora Vocal, et aux paroles d’Alain Damasio sur l’isolement, dans les premiers jours du confinement. Comment vis-tu ce moment de claustration ?
Ceux qui disent que c’est le moment idéal pour découvrir telle série ou tel livre me font marrer, car ce n’est pas du tout le cas pour moi. Je m’occupe de mes enfants, et ils s’occupent de moi aussi ! J’ai beaucoup de chance, je rattrape le temps avec eux, mais ce n’est pas propice à la création. (rires) J’ai cependant réussi à faire un petit morceau pour la compile de Molécule, Music for Containment [dont les bénéfices seront reversés à la Fondation de France, ndlr].
Il paraît que ton matériel est resté au théâtre du Châtelet ?
Oui, je trouve ça dingue d’ailleurs quand j’y pense, cette salle vide, fantomatique, avec le décor toujours posé, alors qu’il y avait tellement de vie il y a trois semaines ! Des standing-ovations tous les soirs ! Là, j’ai juste mon ordinateur, je n’ai pas récupéré mes machines.
En tant qu’artiste, as-tu peur de la suite ? Surtout par rapport à la crise économique gigantesque qui s’annonce, encore pire qu’en 1929 ? Crains-tu que la culture soit la dernière roue du carrosse ?
Ce n’est pas ce qui me fait le plus flipper. Je suis plus flippé par le virus en lui-même. Je sens qu’on ne va pas pouvoir faire de concerts avant longtemps. Même une fois que le confinement sera fini, et que les concerts reprendront, il y aura une période étrange, les gens vont se regarder… ça va prendre beaucoup de temps avant que je puisse me lancer dans la foule, moi qui adore ça ! Mais sinon, j’ai l’impression qu’il y a plein d’autres choses à faire. J’ai l’impression que ce serait malvenu de me plaindre. La priorité va au personnel soignant. Ils sont en première ligne. Il y a cependant des artistes plus fragiles, et des bookers aussi, pour qui c’est compliqué. Il va falloir trouver des systèmes pour survivre.
Penses-tu qu’après le confinement, on sera toujours sur le qui-vive ? Comment imagines-tu le monde d’après ?
Les perspectives sont assez terrifiantes. Mais j’ai envie de croire qu’on peut encore changer les choses. Aborder le thème de la crise écologique en tant que petit musicien électronique, c’est écrasant. Mais des personnages comme Damasio et Barrau posent des pistes de réflexion et d’action. Je pense qu’un nouveau monde est possible. Il faut arriver à son échelle à exprimer ces choses-là. Je pense à mon public le plus jeune, même si je ne suis pas un rappeur et que c’est difficile de faire passer des messages. Je m’entoure d’écrivains, de chorégraphes. A travers la danse, avec des mouvements, on peut avoir un message beaucoup plus puissant qu’avec de long discours. Les plus jeunes ont les clés pour changer le monde.
Sur Nouveau Monde, Aurélien Barrau et Alain Damasio dialoguent sur la décroissance. Penses-tu que ce message a des chances de porter davantage après la crise ?
J’ai l’impression qu’il va falloir tirer des leçons de ce qu’on traverse. Cette épidémie, c’est la petite vague avant l’énorme vague de la crise écologique qui arrive. Les scientifiques le disent : elle sera beaucoup plus dévastatrice. Cette crise peut agir comme un électrochoc. Il y a des choses belles qui peuvent jaillir de ça. On voit des animaux reprendre possession des villes, la pollution disparaître… C’est très poétique, ça fait réfléchir, même si c’est encore tôt. Il faudra profiter de cette époque vraiment spéciale.
As-tu déjà ressenti le sentiment de “solastalgie”, qui est le titre d’un de tes nouveaux morceaux ?
Oui, cette nostalgie de la nature qui disparaît, je la ressens. Le morceau Le Crapaud doré tient son nom de la première espèce qui a disparu à cause du réchauffement climatique. C’est un hommage à cet animal que je n’ai jamais vu de ma vie. Je pense souvent aux grands-parents qui nous disaient : “Y’a plus de saisons, ma bonne dame !” (rires) On se moquait d’eux. Mais en fait ils avaient carrément raison ! Aurélien Barrau, que j’adore écouter, dit clairement qu’on est déjà en train de se prendre le mur, à cause notamment de la surconsommation. L’écologie est liée à des problèmes économiques, politiques…
Vois-tu quelqu’un, dans le paysage politique actuel, qui à l’aune de cette crise pourrait incarner une alternative ?
Oui, concrètement, je suis assez touché par un mec comme François Ruffin. Quand je l’entends s’exprimer, je trouve que parfois il vise juste. Et il a quelque chose de très humain qui me parle, par rapport à d’autres politiques qui sont encore dans une expression très caricaturale, technocratique, ancien monde. Ruffin dit des choses qui me paraissent évidentes et essentielles. Je ne suis pas non plus hyper politisé. Mais quand je l’entends s’exprimer, j’ouvre un peu plus les oreilles que pour d’autres. Il y a des choses qui résonnent en moi.
Pourquoi dédier un titre de ton album au Ginkgo Biloba ?
Ça fait le lien avec ma résidence à Nohant (Indre), dans la maison de George Sand, où j’ai composé l’album. Elle avait un super beau jardin dans lequel je me promenais tous les soirs. Dans ce jardin il y a un Ginkgo Biloba. C’est l’un des plus anciens arbres, qui était là avant les dinosaures, et qui a survécu à la bombe atomique au Japon. C’est une force de la nature. Il te rend tout petit et te fait relativiser. Un peu comme quand je regarde les étoiles… Il sera sûrement là après nous, ça te remet un peu à ta place !
Que vas-tu faire en premier à la fin du confinement ?
Boire une bière en terrasse avec des potes, je pense. Un truc de base ! Le vrai déconfinement, ce sera quand je pourrai serrer un pote dans mes bras.
Propos recueillis par Mathieu Dejean & Franck Vergeade
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