Avec “Titanic Rising”, Weyes Blood signe l’un des plus beaux albums de ces dernières années. Une sublime plongée dans les eaux de la mélancolie, un “son aquatique” qui nous entraîne au-delà des canons pop-folk classiques.
“Je suis infiniment supérieure à tous ces mecs qui tournent autour de moi (…). Je ne vois pas pourquoi ils m’imposeraient leur volonté. Je ne veux faire cadeau à personne, absolument personne, de la moindre parcelle de ma liberté.” Ce monologue prononcé par la blonde Léna sur une plage bretonne dans Conte d’été de Rohmer aurait très bien pu naître dans la bouche de Natalie Mering tant son être, comme sa musique produite sous l’alias Weyes Blood, débordent d’une liberté, d’une indépendance, du souffle d’une mer déchaînée qui garantissent son unicité. Seule Natalie Mering peut être Weyes Blood. Nous l’avions compris avec Front Row Seat to Earth, son troisième album sorti chez Mexican Summer en 2016 – qui nous était apparu comme son premier tant nous avions manqué ses prédécesseurs, les plus brouillons The Outside Room (2011) et The Innocents (2014).
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Bourré d’influences et pourtant férocement novateur, Front Row Seat to Earth déployait une pop-folk orchestrale, “overwhelming and heavy” (“accablant et lourd”), disaient nos ami.e.s anglo-saxon.ne.s. Et puis cette voix, incroyable de majesté et d’aplomb, de mélancolie et de puissance, comme si elle exprimait à elle seule toute la difficulté et la beauté d’exister. C’est ce monde au bord du précipice, où l’Amour avec un grand “A” se désagrège au profit d’une évanescence née sur Tinder, où les technologies bouffent rêveries, concentration, tranquillité et ennui que racontait Weyes Blood avec un singulier mélange de premier et de second degrés. Chez elle, l’onirisme se faisait paradoxal : à la fois irradié de pop solaire et profondément angoissé par l’avenir de l’humanité. Ainsi, alors qu’on la croyait allongée sur une bande de sable dans un beau paysage aquatique sur la pochette de l’album, Natalie Mering se prélassait en réalité sur un monticule d’arêtes de poissons, morts à la suite de l’assèchement d’un lac artificiel.
“Titanic” ou la dénonciation du dérèglement climatique
Sur la pochette de son nouvel et quatrième album, Titanic Rising, l’eau a tout envahi. Son regard braqué sur nous, Natalie flotte en jean et T-shirt blanc dans sa chambre d’ado reconstituée – et véritablement plongée dans une piscine californienne. La beauté surréaliste de l’image contraste avec son message : Weyes Blood poursuit sa dénonciation du dérèglement climatique en s’appuyant sur Titanic, un film qui l’a profondément marquée : “Je l’ai vu au cinéma à sa sortie, le 15 décembre 1997 et ça m’a bouleversée”, se remémore-t-elle dans le hall de l’hôtel parisien où nous la retrouvons – trois ans après une première rencontre à l’Espace B – en pull mohair rose et pantalon blanc, emplie d’une rassurante confiance, le regard grandiose sous des cheveux longs qu’elle balaye en arrière.
Dans notre esprit, la référence supra pop à l’un des plus gros blockbusters de l’histoire du cinéma ne fait pas vraiment tilt avec la crise climatique. C’est pourtant dans cette improbable corrélation entre deux mondes que se niche le substrat de Weyes Blood, fille de son temps à l’éternité irréelle. Mais revenons un instant à Titanic : ce n’est pas la mort de Jack qui la bouleversa, mais la prise de conscience soudaine de l’hybris des hommes, cette démesure que vint contrecarrer le fameux iceberg, ou comment Titanic rejouait la dialectique philosophique nature versus culture.
“Aujourd’hui nous faisons fondre les icebergs et couler la civilisation”
“Aujourd’hui nous faisons fondre les icebergs et couler la civilisation. Ceux qui vont le plus payer seront les classes les plus pauvres, qui n’auront pas les infrastructures nécessaires pour gérer la montée des eaux, assène-t-elle. Nous sommes au pinacle de cette hybris. Aux Etats-Unis, des gens continuent de nier l’existence du dérèglement climatique. C’est même ironique qu’un tel film, qui a remporté tant de récompenses, a eu tant de succès ne soit pas parvenu à se faire entendre, qu’un tel film n’ait pas pu lancer une nouvelle génération antitechnologie, anti-industrialisation.” Et d’embrayer sur la technologie : “Je ne crois pas au fait de défaire rétroactivement ce qui a été fait. Je pense seulement que nous devrions l’utiliser avec humilité. On part du principe que Steve Jobs était brillant, mais peut-être qu’il ne l’était pas… Peut-être que cette idée d’avoir un smartphone dans nos poches en permanence, de l’amener dans nos lits n’est pas la meilleure idée qui soit sur le long terme. Nous devons réfléchir à la façon dont ces outils affectent nos pensées, nos vies.”
L’activisme de Weyes Blood passe par la métaphore, telle cette chambre d’ado de la pochette, lieu de rêves en posters et d’innocence naïve noyée par l’inconscience du monde adulte. “Dans l’ancien temps, les gens créaient des mythes afin de nous différencier des animaux. Je suis très fan de Joseph Campbell (chercheur américain spécialisé dans les mythes – ndlr) qui a tiré des motifs des mythes anciens. Certaines cultures qui n’étaient même pas reliées avaient le même type de mythes ou des symboles similaires. Ça dessine une sorte de carte du subconscient, qui donne du sens à l’absurdité de notre existence. Quand nous partageons ces mythes, nous construisons une civilisation. C’est ce qui tient toute notre société à l’heure actuelle, à commencer par le mythe du capitalisme.”
Un héritage pop-folk “matriarcal”
Vous l’aurez compris, Natalie Mering est une drôle de fille. Née de parents hippies musiciens (le père joua brièvement dans le groupe Sumner) reconvertis en chrétiens born again, Natalie grandit à Los Angeles avec Joni Mitchell et XTC, puis se passionne pour Nirvana et Sonic Youth au moment où ses petits camarades ne jurent que par Britney Spears et les Backstreet Boys. Plus tard, la jeune fille migre en Pennsylvanie où elle tourne avec les groupes de noise Jackie-O Motherfucker et Nautical Almanac, avant de claquer la porte d’une scène qu’elle trouve bien trop patriarcale. Retour en Californie où elle renoue avec l’héritage pop-folk du Laurel Canyon – ce quartier de L.A qui abrita toute une scène sixties et seventies menée par des chanteuses comme Joni Mitchell ou Linda Ronstadt – tout en puisant ses accents mystiques chez Enya dont elle apprécie le côté “matriarcal”. “Tu entends qu’elle ne s’est pas entourée de mecs qui lui disaient : ‘Hey, et si on rajoutait de la batterie ?’ C’était juste son truc.”
“Je rêvais d’être un garçon, de ne pas avoir d’ovaires, de règles, de ne pas être si sensible”
Lorsqu’on la questionne sur l’éventuelle jalousie qu’elle pourrait éprouver vis-à-vis de ses illustres ancêtres avec qui on ne cesse de la comparer, la réponse fuse : “J’ai été jalouse des mecs par le passé. Je rêvais d’être un garçon, de ne pas avoir d’ovaires, de règles, de ne pas être si sensible. Aujourd’hui, j’apprécie ma sensibilité et mes organes biologiques ! C’est vrai que la musique était plus accessible aux garçons. Ils se soutenaient beaucoup les uns les autres. Les liens que tissent les hommes entre eux sont très puissants. J’avais des amis mecs qui étaient dans la même situation que moi, mais qui n’avaient aucun problème à monter un groupe ou une tournée. Moi, ça m’a toujours demandé beaucoup d’argent… alors que les mêmes musiciens jouaient pour mes potes gratuitement parce que ça faisait partie de ce côté bande. Ils étaient pris plus au sérieux par les labels, les professionnels. Les mecs de mon groupe ont les infos avant moi alors même que je suis la leader… Je dois aller voir mon batteur et lui demander ce qu’on lui a dit. C’est la même chose en studio. L’ingé-son va se tourner vers le premier mec et lui dire : ‘Hey, c’est bien ça ?’, au lieu de me demander à moi. Les mecs bandent les uns pour les autres !”
Paradoxalement ou non, Weyes Blood fait partie d’une grande bande de garçons. Chris Cohen et Kenny Gilmore du groupe d’Ariel Pink, Jonathan Rado de Foxygen (qui coproduit l’album), les frères D’Addario des Lemon Twigs, Blake Mills, Michael Long ont tous participé à Titanic Rising. Avant, il y eut l’ep avec Ariel Pink (Myths 002) et les collabs avec Mac DeMarco et Drugdealer, des amis proches. Mais pas question de leur laisser les clés de sa carrière. Natalie est la cheffe d’orchestre décisionnaire. “Je ne fais confiance qu’à moi-même”, nous dit-elle. La preuve : à l’heure de l’Auto-Tune, elle a décidé de s’enfermer dans le studio analogique de Jonathan Rado, dans le quartier de Los Feliz à L.A. Enregistrés live, ses morceaux ont été triturés à la folie dans une grande machine pensée pour l’occasion, la “Radotronics”, constituée de deux enregistreurs à cassettes qui produit “un son aquatique”, nous explique Rado joint par téléphone.
Mélancolie aquatique et dérision
Dans le studio, sur le mur du fond, trônait un poster de Brian Ferry et Brian Eno assis de part et d’autre d’un Titanic en plein naufrage. “Quand on avait besoin d’inspiration, on le regardait. C’était notre objectif : faire l’album The Ship d’Eno ! Et je crois que nous l’avons fait. Nous ne faisions que parler du film. A vrai dire, c’est d’ailleurs tout ce dont je me souviens”, s’esclaffe-t-il. La paire s’est rencontrée via Brian et Michael D’Addario, qui ont eux-mêmes rencontré Natalie lors d’un festival allemand où tous les trois jouaient. Et puis, on connaît l’histoire, toute cette joyeuse bande s’est mise à “hang out together” (“traîner ensemble”), jusqu’à ce que leurs créativités respectives fassent boum. Tous partagent ce même amour de la pop magistrale avec piano et cordes, mais aussi un certain sens de la dérision.“Natalie est très rigolote ! On a d’ailleurs essayé de mettre cet aspect de sa personnalité dans certains morceaux, comme Everyday qui devient fou vers la fin”, s’exclame Jonathan.
Le résultat est si stupéfiant qu’on ne peut s’empêcher de penser au fameux syndrome de Stendhal, qui écrivait à ce propos en 1826 : “J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce (église florentine – ndlr), j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.” C’est à peu de chose près ce que décrit le musicien australien Alex Cameron – un autre proche – dans un tweet du 10 janvier : “J’écoutais le nouvel album de Weyes Blood en regardant les nuages à travers la fenêtre de ma Tesla de location. Puis tout à coup, nous flottions. L’album est une beauté incroyable qui a changé pour toujours ma façon d’écouter de la musique. Soyez prêt. Je ne l’étais pas.”
“C’est l’idée d’être si désillusionnée que tu as besoin d’être sauvée afin de tomber amoureuse”
Weyes Blood a la capacité d’annuler tous les repères spatio-temporels, convoquant autant les madrigaux médiévaux (qu’elle affectionne), les chants lyriques, les arrangements de cordes classiques, le songwriting folk, la rondeur pop, les aigus bouleversants et les graves insolents. Inédit, l’ensemble baigne dans une mélancolie aquatique, celle qui enserre le cœur de l’artiste depuis l’enfance (“comme si quelqu’un m’avait donné un supplément de peur existentielle”). Mais c’est le timbre vocal qui tétanise. “Elle a une compréhension si intense de sa propre voix !, abonde Rado. Bien sûr, elle pratique, mais ça, ça ne s’acquiert pas ! C’est une personne à part. Je pense que c’est un génie.”
Un génie torturé, perfectionniste, au bord de la noyade parfois, comme on le comprend avec cet album submergé, qui évoque aussi bien la chaleur du ventre maternel que l’effroyable angoisse de notre finitude, un “grand film en Technicolor, aussi massif que le Titanic”, estime Rado. “Elle a atteint un songwriting éternel qu’il est difficile de trouver”, ajoute Brian D’Addario des Lemon Twigs. Le plus grand single de l’album, Andromeda, tire son nom du mythe d’Andromède, princesse éthiopienne enchaînée nue à un rocher par son père, afin d’être dévorée par un monstre marin, avant d’être sauvée par Persée. “C’est l’idée d’être si désillusionnée que tu as besoin d’être sauvée afin de tomber amoureuse”, nous décrypte Natalie. “Et toi, tu as besoin d’être sauvée ?”, lui demande-t-on alors. “Parfois oui, bien sûr. Mais pas tout le temps.”
Titanic Rising (Sub Pop)
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