Le nouveau roman de Michel Houellebecq sortira le 7 janvier 2022 chez Flammarion. Pour patienter, Les Inrockuptibles revisitent ses précédents livres, ses grands entretiens et ce qu’il nous dit depuis près de trente ans de la société française.
C’était à l’occasion de son exposition au Palais de Tokyo : nous avions invité Michel Houellebecq à être le rédacteur en chef d’un numéro des Inrockuptibles. Il s’était investi très sérieusement dans l’exercice, s’amusait à nous proposer des sujets. Pour les entretiens, il nous a vite fait part de son envie de s’entretenir avec Emmanuel Macron. Preuve que l’écrivain a un vrai flair politique : à l’époque, Macron ne s’était pas encore présenté comme candidat aux élections. Or, c’est comme si Houellebecq avait senti qu’il se passait – et qu’il se passerait – quelque chose de ce côté-là, du côté d’un nouvel homme, jeune, dynamique, n’incarnant ni vraiment la gauche, ni vraiment la droite. Ensemble, ils ont parlé de littérature et de politique, et de ce que Michel, populiste au sens premier du terme, appelle de tous ses vœux : la démocratie directe. N.K.
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Emmanuel Macron – Tu m’interviewes ou je t’interviewe ?
Michel Houellebecq – Un peu les deux.
Emmanuel Macron – Je ne sais pas ce que tu penses de la politique, mais j’imagine que c’est assez noir.
Michel Houellebecq – Pas si noir que cela. Je pense qu’il y a une crise de la représentation politique, mais c’est une crise prometteuse qui peut déboucher sur des changements positifs. Je vais me situer : je n’ai jamais souhaité déléguer mon pouvoir de faire les lois, donc je n’ai jamais voté aux législatives. Par contre, j’ai déjà voté aux municipales. Si la présidentielle avait moins de signification politique, je voterais volontiers à la présidentielle. En résumé, je suis pour le référendum d’initiative populaire comme unique moyen de changer les lois. Mais cela ne s’arrête pas là : la population devrait également voter le budget. Chacun sait combien il a envie de donner à la police, à la santé, aux entreprises, à l’armée, à l’Education nationale. Il suffirait de faire la moyenne.
Emmanuel Macron – Contrairement aux idées reçues, Michel Houellebecq est pour réduire drastiquement le budget de l’Education nationale et augmenter le budget de la SNCF ! (rires) Je sais qu’il adore les gares et les trains et je pense qu’il a un traumatisme profond avec les profs.
Michel Houellebecq – L’Education nationale ne m’a pas apporté grand-chose parce que je n’ai pas bien écouté. En revanche, je trouve important que l’ensemble du territoire français soit correctement desservi, même si c’est un peu déficitaire.
Emmanuel Macron – Plus sérieusement, pour que les Français puissent discuter le budget, il faudrait une démocratie de discussion permanente. La représentation nationale est un principe d’organisation plus simple qui évite l’écueil du problème athénien : la difficulté d’organiser la démocratie directe. Je sais que tu as une idée précise sur ce qu’on devrait affecter aux gares et aux trains, mais la moyenne des préférences risque de te rendre aussi malheureux que celui qui voudrait tout affecter à l’Education nationale.
Michel Houellebecq – Je suis souvent en désaccord avec la majorité mais j’ai un vrai respect pour son vote. J’ai juste envie d’être consulté directement. La Suisse, un des seuls pays où c’est le cas, ne marche pas si mal.
Emmanuel Macron – C’est un pays qui n’est pas comparable, où la politique n’a pas du tout la même densité qu’en France. Les Français surinvestissent le politique mais il y a un malaise démocratique. Il est consubstantiel à la démocratie. Une partie de ce malaise vient de l’ambiguïté de notre relation aux politiques. Contrairement à ce qu’on peut imaginer, leur rôle n’est pas pour moi de promettre intensité et bonheur mais de donner un cadre où les citoyens peuvent s’émanciper et acquérir leur autonomie.
“Pour la présidentielle, je ne pourrais choisir que quelqu’un qui a fait ses preuves. Dans cette optique, un ex-Premier ministre serait le mieux, ou éventuellement un maire d’une grande ville.” Michel Houellebecq
Michel Houellebecq – Le problème viendrait du fait que les politiques promettent le bonheur aux gens ?
Emmanuel Macron – En partie, oui, puisque de nombreux politiques vivent de cette ambiguïté, alors qu’aucune organisation politique ne peut faire le bonheur des gens malgré eux.
Michel Houellebecq – Je suis entièrement d’accord. On ne peut promettre ni prospérité ni bonheur. Je ne demande pas cela à un Manu, mais plutôt d’être un bon chef, un chef des administrations et aussi des armées : il ne faut pas oublier les armées, je n’ai jamais pensé que le temps des guerres était dernière nous. Enfin, quelqu’un en qui je puisse avoir confiance en cas de grosses difficultés. Mes expériences professionnelles ont été importantes dans ma conscience politique, elles m’ont appris qu’il suffit parfois de changer de chef pour que tout aille mieux. Pour la présidentielle, évidemment, je ne pourrais choisir que quelqu’un qui a fait ses preuves. Désolé de te dire cela, mais dans cette optique, un ex-Premier ministre serait le mieux, ou éventuellement un maire d’une grande ville. Mais il peut se faire qu’aucun des candidats avec ce parcours ne soit satisfaisant : on peut avoir été un mauvais ex-Premier ministre. Dans ce cas, avoir exercé un ministère important pourrait faire l’affaire.
Emmanuel Macron – Je ne suis pas convaincu par le référendum permanent. Il faut de l’horizontalité dans l’élaboration des décisions, mais je crois aussi à la verticalité des formes de prises de décision. Il n’y a pas d’organisation humaine sans reconnaissance d’une forme d’autorité. C’est la grande question sociale et politique de 1968 : quelle est la forme légitime d’autorité ?
Michel Houellebecq – Demander son avis à tout le monde a un côté assez sain. Cela ne peut que renforcer le sentiment d’appartenir à une communauté. On ne parle de référendum que pour des sujets dits sociétaux, comme la corrida ou l’euthanasie. Cela devrait concerner à peu près tous les sujets. Le rôle des partis devrait tendre à diminuer et le rôle des groupes de pression, des associations, à augmenter.
Emmanuel Macron – Tu voudrais de l’horizontalité permanente… Je crois plutôt aux méthodes telles que les conférences de consensus, qui permettent aux meilleurs experts de former des citoyens pour que ces derniers puissent faire des propositions en pleine connaissance de cause. Je crois en effet à la conscience éclairée. Après, l’Etat ne doit pas légiférer à chaque problème, chaque émotion collective. Cette névrose politique fait de l’Etat une structure politique hyper-maternante.
Michel Houellebecq – On légifère trop, c’est vrai. Et c’est vrai aussi que l’utilisation de l’émotion collective est déplaisante, je ne demande pas au Manu de se rendre sur les lieux d’une catastrophe et de faire son compatissant. Moi aussi, je suis compatissant, et alors ? Sur la verticalité des formes de prises de décision, en cas de guerre, il n’y a pas besoin de consulter la population. L’objectif est clair et consensuel : il est – si possible – de la gagner. Dans ce genre de contexte, une relation verticale s’installe naturellement si le chef est bon.
Emmanuel Macron – Actuellement, nous avons bien d’autres priorités qui justifient de ne pas mettre en œuvre un seul de tes référendums. Si aujourd’hui on organise une consultation populaire sur l’euthanasie, la majorité des Français va penser : “Ces dingos n’ont rien d’autre à faire.” Pour avancer sur la question de l’euthanasie, il faut d’abord créer un consensus démocratique, et je ne suis pas sûr qu’on l’obtienne avec un référendum. Le dernier grand référendum, celui de 2005 sur la Constitution européenne, a été un traumatisme profond en deux temps. Les électeurs ont d’abord rejeté une Europe libérale dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus. Et Nicolas Sarkozy n’a pas respecté leur décision ensuite.
Michel Houellebecq – C’est une des choses qui lui ont été fatales. Je fais partie de ceux qui n’ont pas pardonné.
Emmanuel Macron – Tu avais voté pour Nicolas Sarkozy en 2007 ?
Michel Houellebecq – Non, je n’avais pas voté.
Emmanuel Macron – Malgré tout, tu ne lui as pas pardonné ! Tu es vraiment un électeur vindicatif : tu n’adhères pas au début du projet mais tu ne pardonnes pas les erreurs. (rires)
Michel Houellebecq – C’était quand même un vrai déni de démocratie, ça m’avait stupéfié.
Emmanuel Macron – Ce référendum a-t-il permis de faire avancer le sujet ? Au contraire ! Il a traumatisé les partis politiques et les décideurs : on n’a pas parlé d’Europe pendant dix ans. Entendons-nous bien : je pense qu’il y a un besoin de participation démocratique, une nécessité de construire le “bon gouvernement”, c’est-à-dire d’associer mieux à la prise de décision, d’avoir davantage de transparence. Pour autant, je ne crois pas au référendum permanent, lequel empêcherait d’agir.
Le 23 juin, référendum sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Le 26 juin, les électeurs de Loire-Atlantique répondent à la question : “Êtes-vous favorable au projet de transfert de l’aéroport Nantes-Atlantique sur la commune de Notre-Dame-des-Landes ?” Que vous inspirent ces deux référendums ?
Michel Houellebecq – Ces deux référendums me paraissent corrects, parce que le corps électoral à consulter est correctement défini : dans le cas de ce qu’on appelle communément le Brexit, les électeurs du Royaume-Uni ; dans celui de Notre-Dame-des-Landes, les électeurs du département. Ce qui est le bon niveau de consultation.
“Les Français sont très prétentieux sur le plan politique. Ils aspirent à l’universalité, veulent que leur pays soit une grande puissance, qu’il parle aux Etats-Unis et à la Chine, mais sans qu’on les bouscule dans leur quotidien. Ils ont toutefois eux aussi, au fond, beaucoup d’ambition.” Manu
Emmanuel Macron – Sur le papier, ces deux référendums devraient permettre de sortir d’une impasse politique. Dans le cas du Brexit, mettre un terme à des années d’ambiguïtés en permettant au peuple britannique de dire clairement s’il estime que son avenir se situe ou non au sein de l’Union. Dans le cas de Notre-Dame-des-Landes, aussi, la décision populaire devrait nous faire sortir de plusieurs années de tensions et de blocages. Toutefois, on voit bien que, lors d’un référendum, le débat ne porte pas que sur la question posée et que chacun l’élargit à ses propres doutes, ses propres peurs, ses propres protestations – c’est particulièrement vrai dans le cas britannique. Je ne suis donc pas sûr que le référendum permette toujours une expression démocratique pure, parfaite et efficace.
Le malaise existentiel de l’homme contemporain induit par le libéralisme économique est un thème qui traverse tous les livres de Michel Houellebecq…
Michel Houellebecq – C’est très déprimant pour l’homme contemporain d’être réduit à un homo economicus, un être de décision rationnelle qu’il n’est pas.
Emmanuel Macron – Dans tes livres, tu décris une organisation consumériste, capitalistique qui réduit les hommes à l’état d’Ilotes (esclaves des Spartiates – ndlr). J’ai l’impression que ce qui te rend pessimiste, c’est le système tayloriste qui réduit les êtres à des fonctions. Mais il ne faut pas confondre le capitalisme et le libéralisme. Le libéralisme, c’est l’attachement à la liberté, c’est la confiance dans l’homme. Nous sommes des individus intenses, on a tous une spiritualité, une envie d’exister, de prendre des responsabilités. En théorie, penser le travail en termes de durée est un faux problème. Quand le travail nous ennuie, est répétitif et pénible, c’est déjà trop de travailler 35 heures. Quand le travail passionne, t’émancipe, tu veux travailler plus.
Michel Houellebecq – Certaines tâches ne pourront jamais être rendues intéressantes ; pour celles-là, maintenir une durée maximale du travail est indispensable. A l’inverse, des tâches passionnantes ne sont pas valorisées, comme l’intelligence de la main. L’échec du communisme a une origine claire et unique : les gens ne foutaient rien parce qu’ils n’étaient pas motivés par la construction de l’homme nouveau, etc. Cela dit, le capitalisme fournit une seule motivation, l’argent, et c’est pauvre. Le slogan “travailler plus pour gagner plus” est un peu restreint. L’artisanat monastique montre clairement que l’argent n’est pas la seule motivation pour travailler. L’honneur de la fonction compte aussi beaucoup pour certains postes.
Emmanuel Macron – Aujourd’hui, la vraie lutte se joue entre le capitalisme et les religions. On est au cœur de ton écriture. Le capitalisme corrompu appauvrit tellement les individus qu’il est chahuté par des spiritualités qui donnent accès à un absolu. Le capitalisme, lorsqu’il se perd dans la cupidité, détruit le sens, la cohésion. Dans cette lutte, les décideurs politiques et la république doivent organiser une communauté humaine, sociale et politique dans laquelle on peut exercer sa spiritualité dans l’autonomie. Car la république, c’est toujours une façon d’organiser les accommodements.
Qu’offre le capitalisme libéral face au salut que proposent les religions ?
Emmanuel Macron – Le système capitaliste, grâce à la croissance économique, a promis pendant des décennies aux classes moyennes une idée du progrès : l’entrée dans la société de consommation et l’accès à plus de droits. C’est l’histoire du consumérisme heureux des Trente Glorieuses. Dans les années 1980, avec la crise, il n’y a plus de croissance, le chômage de masse s’installe. Les gouvernants trouvent une morphine, une perfusion : la dépense publique. Ils prennent des engagements, créent de nouveaux droits, en se disant “nos enfants paieront la dette accumulée”. Aujourd’hui, la montée des inégalités et la perte du sens minent le capitalisme mondialisé et les Etats n’ont plus les moyens de renouveler les injections de morphine. Les emplois moyennement qualifiés sont détruits. Parallèlement, les religions, notamment l’islam, offrent un accès à l’absolu : elles proposent du sens, des perspectives symboliques et une intensité imaginaire. La promesse républicaine est bousculée par le capitalisme mondialisé et les promesses de certains monothéismes. Elle doit leur donner leur juste place dans le cadre de son projet : l’autonomie des individus.
Michel Houellebecq – Ça ne s’est pas passé calmement avec le catholicisme…
Emmanuel Macron – Il ne faut pas être ébranlé par ce qu’il se passe avec l’islam car nous l’avons vécu avec le catholicisme. Ce que certains écrivent sur le voile aujourd’hui rappelle les écrits sur les curés en soutane lors des débats sur la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905.
Michel Houellebecq – Je suis moins optimiste que toi. Je pense que les tensions disparaissent lorsqu’un des adversaires s’affaiblit, en l’occurrence le catholicisme. La relation entre religion et république est conflictuelle dans son principe même : le catholicisme, tout comme l’islam, a prétention à organiser la société. Ils ont une politique. Pendant des siècles, le pouvoir spirituel avait une forme d’autorité sur le pouvoir temporel. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, il n’y a pas de monothéisme suffisamment puissant.
Qu’est-ce qui vous touche chez l’autre ? Qu’est-ce qui a porté cette rencontre ?
Michel Houellebecq – Je suis d’accord avec le “ni droite ni gauche” parce que je crois à la démocratie directe. Toi, c’est pour une autre raison, non ?
Emmanuel Macron – Le clivage gauche/droite définit une ligne Maginot qui ne correspond plus à la réalité des oppositions. Sur le travail, les inégalités, la liberté, la sécurité, les religions, l’Europe, il n’y a pas de consensus à l’intérieur de la gauche ni à l’intérieur de la droite, mais une approche progressiste et une approche conservatrice. L’enjeu n’est donc pas de nier le clivage mais de le déplacer. Au fond, de le restaurer entre progressistes et conservateurs.
Michel Houellebecq – Il y a vingt ou trente ans, on cataloguait tout de suite les gens à droite ou à gauche dans une discussion. Aujourd’hui, c’est moins évident, même si les gens ont toujours beaucoup de choses à dire sur la politique. C’est peut-être le seul sujet de conversation qui soit encore meilleur que la littérature.
Emmanuel Macron – Un paradoxe français est au cœur de ta littérature, que j’aime beaucoup. Elle a un côté célinien. Comme dans Céline, elle contient des fulgurances chamaniques imperceptibles qui ouvrent des brèches d’imaginaire dans une approche rationnelle et linéaire. Tu dis souvent : “Je suis assez français.” Tu assumes de dire : “J’aime bien ce qui est moyen.” C’est pour moi constitutif de l’esprit français et aussi très célinien. Les personnages de Céline disent qu’ils n’aiment pas la prétention des gens qui veulent faire de grandes choses – même si toi tu es très heureux de faire de grandes choses en littérature. Mais il me semble que tu as construit ton imaginaire, ton personnage, ta relation au pays avec cette espèce de “médiocrité heureuse”.
“La crise est un sujet qui me fatigue. J’ai l’impression de toujours l’avoir connue. Elle a commencé en 1973-1974. Je ne me souviens pas d’une époque de ma vie où je n’ai pas entendu parler du chômage. Je ne suis pas sûr que la jeunesse soit plus en colère qu’avant. Par contre, elle se sent moins représentée que jamais.” Michel Houellebecq
Michel Houellebecq – Je suis assez prétentieux sur le plan littéraire.
Emmanuel Macron – Les Français sont très prétentieux sur le plan politique. Ils aspirent à l’universalité, veulent que leur pays soit une grande puissance, qu’il parle aux Etats-Unis et à la Chine mais sans qu’on les bouscule dans leur quotidien. Ils ont toutefois eux aussi, au fond, beaucoup d’ambition.
Michel Houellebecq – Le fantôme de De Gaulle rôde encore. On ne se console pas de l’époque où il contredisait les Américains, et je pense qu’on ne s’en consolera pas. Je trouve déplorable qu’on soit dans l’OTAN. Par contre, j’en rabattrais sur le côté message universel, ça m’agace.
Emmanuel Macron – Etre dans l’OTAN ne nous entrave pas vraiment. Les Américains adhèrent à une forme d’organisation capitalistique de la société, les Chinois, à une organisation économique autoritaire et mercantile. L’Europe s’est construite sur un compromis entre le marché, la démocratie, la correction des inégalités et ses différentes cultures. C’est notre part d’universalité. L’idée que l’on puisse vivre en paix dans cet espace est un progrès de civilisation colossal. Le génie de Mitterrand a été de transmuer le rêve français en rêve européen, car il était lucide sur le fait que la France ne pouvait plus l’assumer seule. Le traumatisme actuel vient du fait que l’Europe ne porte plus de sens politique.
Michel Houellebecq – En 2005, en grande partie, les gens ont voté “non” à l’élargissement. L’Europe déjà ne leur semblait pas avoir beaucoup de sens, mais avec vingt-huit pays aujourd’hui, plus du tout. Je ne crois pas à l’Europe, c’est trop confus, cela ne fait pas vraiment une population, c’est trop grand, ça ne peut pas marcher.
Dans les manifestations contre la loi travail, la jeunesse semble manifester une volonté de vivre mieux et une colère contre la manière dont elle est traitée…
Michel Houellebecq – Nuit debout était une honnête et sympathique tentative pour créer un endroit de démocratie directe, qui a perdu tout intérêt en étant noyauté par les gauchistes. Au moment du traité de Maastricht, il y a eu un vrai débat, j’ai vraiment eu l’impression d’être citoyen, ça ne m’arrive pas souvent.
Emmanuel Macron – Tu n’as pas répondu sur la jeunesse, sauf à dire que tu es pour la jeunesse qui se tient debout mais pas gauchiste. (rires)
Michel Houellebecq – La crise est un sujet qui me fatigue. J’ai l’impression de toujours l’avoir connue. Elle a commencé en 1973-1974. Je ne me souviens pas d’une époque de ma vie où je n’ai pas entendu parler du chômage. Je ne suis pas sûr que la jeunesse soit plus en colère qu’avant. Par contre, elle se sent moins représentée que jamais.
Emmanuel Macron – Je n’aime pas la catégorie “jeunesse”. Il n’y a pas une jeunesse.
“En théorie, penser le travail en termes de durée est un faux problème. Quand le travail nous ennuie, est répétitif et pénible, c’est déjà trop de travailler 35 heures. Quand le travail passionne, t’émancipe, tu veux travailler plus.” Manu
Michel Houellebecq – La jeunesse finit à 26 ans, à la fin de la carte de réduction SNCF…
Emmanuel Macron – Et la vieillesse commence alors à 60 ans avec une autre carte de réduction. Au milieu, c’est un no man’s land un peu indistinct.
Michel Houellebecq – Entre-temps, c’est l’âge emmerdant où tu dois réussir dans la vie. Tu as des responsabilités, c’est l’âge difficile, l’âge adulte.
Emmanuel Macron – Le phénomène Nuit debout est un kaléidoscope que beaucoup veulent agréger ou récupérer. Or Nuit debout est assez déconstructionniste. Ce mouvement représente-t-il toute la jeunesse ? Je ne crois pas. Beaucoup de jeunes, dont on parle peu, vivent loin des centres-villes et ont aussi peur pour leur avenir. Ceux-là veulent d’abord travailler. D’autres ont plus de chance au départ et se sentent prêts à entreprendre, à s’insérer dans un monde ouvert. Il y a une focalisation un peu médiatico-narcissique sur Nuit debout.
Michel Houellebecq – Ce mouvement la représente un peu quand même.
Emmanuel Macron – Il ne faut rien promettre à la jeunesse. On lui a fait trop de promesses de bonheur. La seule chose qu’on lui doit, c’est de créer les conditions pour qu’elle puisse décider de son propre destin.
Michel Houellebecq – Est-ce que tu fais partie des gens qui pensent que l’Etat doit orienter l’économie ? J’ai l’impression que le ministère de l’Economie est surtout un ministère de l’Industrie.
Emmanuel Macron – Je ne suis ni un fanatique de l’interventionnisme étatique ni un libéral crédule qui pense que l’Etat n’a aucun rôle à jouer. On doit définir le cadre économique qui permet aux acteurs de réussir et en même temps protéger les plus faibles de toute concurrence déloyale en cas de dumping. Sans ça, dans un monde ouvert, notre modèle périclite…
Michel Houellebecq – C’est important, je me permets de te faire répéter : tu es pour une certaine protection quand il y a dumping ?
Emmanuel Macron – Je suis tout à fait pour : c’est économiquement nécessaire et politiquement essentiel. J’essaie de l’appliquer depuis six mois sur l’acier chinois. L’Europe ne protège pas assez son économie. Sur l’acier, on avait des surcapacités qu’on a réduites en fermant des usines, en demandant des efforts. Depuis les Chinois déversent leur acier subventionné sur le marché européen et cassent les prix. Et on ne se protège pas. On met des mois à réagir avec un tarif de douane de 20 %, là où les Américains mettent 500 % ! C’est une faute économique. Cela va détruire des usines, on va sous-produire et devenir dépendant économiquement. Cela va créer un problème de souveraineté : on aura besoin d’acier et je ne veux pas dépendre des Chinois.
Michel Houellebecq – Je suis très content de cette déclaration, je suis absolument d’accord.
Emmanuel Macron – Ensuite, c’est une faute politique majeure. Vous pouvez demander à des ouvriers de travailler plus, de faire des efforts, d’accepter des périodes de chômage partiel quand c’est dur et que la survie de l’entreprise est en jeu. Le plus souvent, ils le font car ils tiennent à l’outil de production et ont de vraies compétences. Mais si vous n’êtes pas capables de les protéger ensuite, c’est une déflagration, il n’y a plus de confiance. La protection est la justification de la sortie de l’état de guerre et de nature dans le Léviathan (ouvrage de philosophie politique de Thomas Hobbes publié en 1651 – ndlr). Si on ne sait plus protéger, les gens vont nous dire de dégager. Cela vaut au plan national. C’est la politique de concurrence, de consommation ou la politique industrielle. L’Etat actionnaire doit avoir une politique industrielle dans les secteurs de souveraineté : l’énergie, le nucléaire, l’industrie de défense.
Est-ce que la transgression vous rapproche ?
Michel Houellebecq – Oui, c’est vrai, mais j’ai l’impression d’être transgressif sans le vouloir.
Emmanuel Macron – J’ai le même problème. Je ne fais pas de la transgression pour faire de la transgression. Quand on essaie de construire une vision – la tienne, littéraire et plus accomplie que la mienne –, on n’est pas heureux d’être enfermé dans des petites cases.
Michel Houellebecq – Je suis plus vieux, il faut le rappeler…
Emmanuel Macron – C’est ce que je voulais dire implicitement. Mais je suis plus optimiste que toi. Cioran disait : “Je suis plus fasciné par le malheur parce que la documentation est plus complète.” Je pense qu’il y a une forme d’harmonie possible, même précaire. Mais elle n’est pas possible si on reste dans le cadre actuel. Il faut accepter de décaler les choses. Tenter de nouvelles aventures sur le plan littéraire comme sur le plan politique. (une pause) Il faut que je file. C’était bien. Ton histoire de référendum m’a ouvert des perspectives.
Michel Houellebecq – Je ne savais pas que tu pensais ça sur l’acier chinois. Cela m’a rassuré.
Vous pouvez retrouver l’intégralité des épisodes de cette série en cliquant sur les liens ci-dessous :
Retrouvez demain 15 décembre le brûlant Soumission : Michel Houellebecq nous en parlait dans deux entretiens pour Les Inrocks.
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