L’adapation remarquablement ouvragée d’une bande dessinée née quasiment avec le cinéma. Entre marivaudage offenbachien et drame gai à la Renoir.
Née dans une famille de paysans bretons miséreuse, la candide mais vaillante Bécassine décide de monter à Paris. Mais elle rencontre sur son chemin la voiture de la noble locale, la marquise de Grand-Air, qui vient d’adopter un nourrisson orphelin prénommé Loulotte. Elle accepte de devenir sa nounou et rejoint le personnel du château.
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Bécassine ! de Bruno Podalydès est une merveille. Le fruit d’une confiance absolue et émouvante dans le pouvoir du cinéma. Quel est le matériau de départ ? Une bande dessinée (primitive, puisqu’elle ne contient pas de phylactères) apparue au début du XXe siècle dans le premier numéro de l’hebdomadaire pour fillettes La Semaine de Suzette, en 1905. Le cinéma, né en 1895, porte encore des culottes courtes.
Bécassine, créée par l’écrivaine Jacqueline Rivière et le dessinateur Emile (Joseph Porphyre) Pinchon, est une bonne courageuse, maligne, imaginative, peu instruite et naïve, dont les aventures compteront vingt-sept albums. Bécassine, c’est la fille du peuple de la campagne. Celle dont Godard dit, dans Le Livre d’image, que “les maîtres du monde devraient s’en méfier car elle se tait” (en hommage à son actrice de Masculin-Féminin, Chantal Goya, qui chanta bien plus tard Bécassine, c’est ma cousine ?). Sa rencontre avec le “beau monde” va faire des étincelles.
Un drame gai, ou une comédie triste
De tout cela, de l’humilité du matériau de base, Bruno Podalydès va nettoyer tous les oripeaux gênants (rien sur la bêtise supposée et déplaisante des paysans bretons – Bécassine n’est pas idiote) et en illuminer le meilleur, les éclairer comme Monsieur Proey-Minans, avec ses jouets optiques, fait tout d’un coup passer du jour à la nuit ses vues de Paris, la Ville Lumière. Le cinéma, art impur comme chacun sait, va métamorphoser et faire briller la vie modeste de Bécassine et en faire un spectacle, une revue, un divertissement.
Prendre Bécassine et en faire un marivaudage rigolo et offenbachien (où l’on se rend vite compte que tous les personnages batifolent hors champ les uns avec les autres – sauf Bécassine et Loulotte, bien sûr), un mélo tire-larmes somptueux et déchirant (où Loulotte a pleuré), un “drame gai” (comme Jean Renoir avait sous-titré un de ses chefs-d’œuvre, La Règle du jeu), ou plutôt une comédie triste (le film est baigné de mélancolie). Prendre de la boue et en faire de l’or, grâce au cinéma. L’un des aspects de la modernité, depuis Baudelaire et Rimbaud, c’est quand même qu’il n’y a pas d’objet vil pour la poésie.
Bruno Podalydès a des atouts majeurs. Tout d’abord, comme toujours, ses acteurs. Sa troupe de baladins, qu’on retrouve de film en film, même si certains se sont un peu embourgeoisés à la Comédie-Française : son frère Denis, Michel Vuillermoz (tous deux sociétaires), Jean-Noël Brouté, Florence Muller, Isabelle Candelier, Vimala Pons, Philippe Uchan et évidemment Emeline Bayart dans le rôle-titre, dont c’est la troisième collaboration avec Podalydès, et qui est géniale de sincérité ; et Bruno Podalydès lui-même. Troupe à laquelle il ne manque que mademoiselle Sabine Azéma.
On rit parce que c’est drôle
La mise en scène du film frappe par son inventivité, sa précision stupéfiante, quasi tatiesque, dans l’accord poétique entre la musique, la mise en images, le montage, l’action. Comme toujours, le style Podalydès se joue entre le sens du détail technique, très pensé, conçu et dense, et une sorte de relâchement soudain des personnages, quand les acteurs se mettent à divaguer, à rire peut-être d’eux-mêmes et de leurs simagrées hilarantes et un peu folles.
Evidemment, elle n’est pas innocente, la scène où l’escroc séducteur et “marionnettiste” grec Rastaquoueros (joué par Bruno Podalydès, qui s’est donné sans difficulté les traits d’un Pierre Brasseur) vient donner une représentation dans la cour du château de la marquise (Karin Viard). Le spectacle est nul (et pour cause, Rastaquoueros a des vues sur les biens de la marquise et sur la marquise elle-même) mais tout le monde rit. La marquise apprécie, Proey-Minans (Denis Podalydès) dit que c’est nul. La marquise rétorque qu’elle l’a vu rire. Il lui répond : “J’ai ri parce que c’est nul.” Hé bien non, on ne rit pas parce que c’est nul, mais parce que c’est drôle, et que si c’est drôle, c’est qu’il y a anguille sous roche…
On pense aussi aux Bijoux de la Castafiore, le chef-d’œuvre en huis clos d’Hergé, et toujours à Renoir, dont l’une des actrices de La Règle du jeu, Paulette Dubost, avait elle-même interprété le rôle de Bécassine dans la première adaptation au cinéma du personnage. Tout se tient.
Bécassine ! de Bruno Podalydès (Fr., 2018, 1 h 31)
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