Variation sur l’imaginaire conspirationniste de l’“Histoire des Treize” de Balzac, “Out 1” est l’un des films les plus longs – 12 heures 40 –, les plus libres et les plus fascinants qui soient. Et une ode à la puissance d’invention des acteurs, parmi les plus géniaux du cinéma français.
Out 1 est le récit de deux enquêtes. Celles, menées en parallèle et dans l’ignorance l’une de l’autre, par deux jeunes gens faiblement socialisés à Paris en 1970. Le jeune homme s’appelle Colin Maillard et il avance en effet à l’aveugle. Jean-Pierre Léaud lui prête ses mines d’oiseau étonné, sa grâce funambule, son élégance inégalée à porter des pulls à col rond sous des blousons en cuir.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La jeune fille s’appelle Frédérique. Juliet Berto lui prête ses moues de Bardot brune et sa gouaille d’Arletty hippie. Il mendie dans les cafés en jouant de l’harmonica et en se faisant passer pour muet. Elle aborde les hommes dans les cafés, invente pour eux des histoires rocambolesques et parvient presque toujours à leur subtiliser quelques billets.
https://www.youtube.com/watch?v=lzlLbWpgm-E
Le mendiant farfelu et la voleuse enjôleuse traversent les mêmes lieux, rencontrent les mêmes personnes, mais ne se sont jamais vu·es. Pourtant, il·elles se mesurent aux mêmes énigmes. Des lettres passent entre leurs mains qui attestent d’obscures manœuvres, fomentées par d’influentes personnalités issues de différents champs (la création artistique, la justice, la politique…). Et, au bout de nombreuses heures de déchiffrage intensif de signes infimes, une certitude se fait jour : les Treize sont parmi nous.
Vaste jeu de l’oie
Comme l’explique dans le film, avec beaucoup de malice et de cocasserie, Eric Rohmer, jouant pour l’occasion un universitaire spécialiste de Balzac, Histoire des Treize regroupe trois courts romans de l’écrivain, Ferragus, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or, dans lesquels figure cette association secrète de personnes de pouvoir, inspirée de la franc-maçonnerie, agissant en sous-main à renverser la société. Dans ces romans, les Treize n’occupent pas le centre du récit.
Jacques Rivette a surtout travaillé à partir de l’introduction commune à ces trois œuvres, dans laquelle Balzac décrit le mode opératoire de ce groupe occulte. Le cinéaste a donc imaginé sa transposition dans le Paris de 1970.
Toute la beauté du cinéma de Rivette tient désormais à la tension induite entre, d’un côté, un univers fait de préméditation, d’agendas cachés, de scénarios opaques conçus par les personnages et, de l’autre, une écriture qui au contraire vise à dissoudre toute la part de préméditation inhérente à la fabrication du cinéma, où l’anticipation, la maîtrise sont sans cesse contrariées par une liberté d’invention au jour le jour assez inédite.
A ce vaste jeu de l’oie, où on arpente un Paris métamorphosé en champ de devinettes, ce sont les comédien·nes, improvisant au jour le jour, ignorant la teneur de ce qui est tourné sans eux et elles, qui construisent le récit selon leur inspiration. Le sujet du film, en tout cas son enjeu le plus essentiel, c’est la puissance d’invention de l’acteur. Le film tout entier est une déclinaison de tous les sens que peut prendre le mot d’interprète. Il y a d’un côté les personnages de Léaud et Berto, qui mènent une enquête, interprètent des signes, tentent de leur arracher un peu de signification.
Des impros au bord de la transe
Il y a les deux troupes de théâtre, l’une menée par Michèle Moretti, l’autre par Michael Lonsdale, dont les séances de travail sur deux pièces d’Eschyle scandent le film et qui, dans un style théâtral inspiré des avant-gardes de l’époque (le Living Theatre, Grotowski, Peter Brook), interprètent leur texte. A la fois en l’incarnant dans de sidérantes impros au bord de la transe, puis en se réunissant à l’issue de la séance pour essayer de tirer un enseignement de ce qui s’est joué.
L’interprète, c’est alternativement celui qui explicite un sens et qui enfante un monde, celui qui décrypte et celui qui accouche. Rarement un film aura fait du travail de production d’un acteur sa matière même, son moteur à combustion. Et il n’est pas indifférent bien sûr que ces acteurs-là, Lonsdale, Fabian, Ogier, Lafont, Berto, Léaud…, tous associés à la mémoire de certains des films mythiques de la Nouvelle Vague, comptent parmi les plus beaux, les plus novateurs, les plus modernes de tout le cinéma français.
Alors que le film paraît voguer à vue, dériver sans fin au gré des impros de chacun, quelque chose pourtant se trame. C’est là que la durée exceptionnelle du film trouve toute sa mesure. Sa puissance d’hypnose tient à ce qu’une fiction s’y élabore, mais à une vitesse proche du zéro. Certaines informations prennent sens au bout de plusieurs heures.
Un événement mystérieux dans l’épisode 2 est éclairci dans l’épisode 5. Peu à peu, une figure se dessine dans le magma, une forme s’organise dans ce qui semblait informe. Quelque chose se tend, un suspense se met en place, qui triomphe du sentiment de surplace et d’incessantes digressions.
Le plus grand film de 68
Ce sens qui point par lente coagulation d’informations dispersées, c’est un portrait de la France dans l’immédiat post-68. La clé est donnée lors d’un échange entre Françoise Fabian, Jacques Doniol-Valcroze et Michael Lonsdale, lorsqu’une référence est faite aux “événements d’il y a deux ans”.
Le projet secret de ces Treize était la révolution, et le film montre ceux qui en ont porté le projet comme une communauté étêtée (le mystérieux Igor, absent du film, leader du groupe qui se cache). Tous connaissent la lente descente de la désillusion. Si la société résiste, si l’ordre se recompose, l’art est peut-être un champ plus fertile.
Et si Out 1 est le plus grand film de 68, ce n’est pas seulement parce qu’il documente et commente cette période historique. Le film est lui-même une révolution, un coup formel inouï proposant à lui seul un autre cinéma possible. Une révolution comme Mai 68 en un sens manquée, car sans équivalent y compris dans le cinéma de Rivette.
Une révolution qui en même temps n’a jamais fini de s’accomplir, tant ce grand trip immobile, cette déflagration psychédélique à feu doux, ces noces un peu folles entre cinéma feuilletonesque des origines et modèle de série télé expérimentale encore à venir, n’a toujours pas épuisé ses réserves – d’invention fantasque et de sédition poétique.
Out 1 de Jacques Rivette, avec Jean-Pierre Léaud, Juliet Berto, Michael Lonsdale, Bulle Ogier, Françoise Fabian, Bernadette Lafont, Michèle Moretti (Fr., 1971, 12 h 40). Le 8 avril sur CarlottaVOD
{"type":"Banniere-Basse"}