À l’occasion de la réédition de son ouvrage « Juger », Geoffroy de Lagasnerie revient sur les aberrations du système pénal français et leur impact sur ses engagements militants.
« Juger, c’est infliger une violence. » Le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie publiait en 2016 un essai qui se proposait de placer le système judiciaire au cœur de la critique de l’Etat pénal. Que signifie juger et punir ? Que dit l’appareil répressif pénal de notre société ? Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, 2016) ne se contente pas de décrire les inégalités de jugement que subissent les individus selon leur appartenance raciale, leur sexe ou leur origine sociale: c’est le principe de jugement en lui-même qui est placé sur le banc des accusés.
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Depuis cette première parution, la scène médiatique a été marquée par la dénonciation des violences policières, de « l’affaire Benalla » au combat mené par Assa Traore, suite à la mort de son frère Adama, et auquel a activement participé Geoffroy de Lagasnerie. La réédition de Juger est donc l’occasion d’interroger la relation entre sociologie et politique, théorie et militantisme. Et de repenser l’engagements des intellectuels dans la société actuelle.
Vous dîtes que le système pénal semble bénéficier d’une certaine immunité. Pourquoi les sciences sociales sont-elles si réticentes à porter un regard critique sur son fonctionnement ?
Geoffroy de Lagasnerie – Il existe évidemment beaucoup de travaux sur l’État pénal. Mais la plupart du temps la critique se concentre sur la police ou la prison. Or aussi importantes que soient ces institutions, les placer au centre de nos investigations conduit à ne pas s’intéresser à ce qu’il y a entre la police et la prison, et qui en quelque sorte tient ces deux entités : Le système judiciaire. Ou alors, quand les sciences sociales s’emparent de ces questions, elles vont s’intéresser au fait qu’on juge différemment les cadres et les ouvriers, la délinquance financière et ordinaire, qu’on met plus d’hommes que de femmes en prison, plus de noirs que de blancs… Ce qui est vrai, et très important à dire. Mais se concentrer simplement sur la manière différentielle dont la loi est appliquée, ce n’est jamais s’attaquer à l’idée de jugement, l’idée de peine et l’idée de répression en tant que telle. C’est même en un sens les laisser intactes dans le moment même où on prétend faire vivre une démarche critique .
L’absence de critique radicale de la Justice me semble venir aussi du fait que d’un point de vue politique l’appareil répressif d’État est souvent celui sur lequel nous pensons devoir nous appuyer pour produire de la transformation sociale. Dès lors il n’est pas critiqué car il est ce à partir de quoi la critique sociale et l’action politique sont envisagées. Par conséquent, critiquer l’appareil régressif d’Etat, c’est aussi pour moi appeler à réinventer les formes de l’action politique – comme cela se passe en ce moment par exemple aux États Unis où des mouvements féministes essaient d’arracher le mouvement metoo contre les violences sexuelles à l’État pénal en affirmant que leurs dénonciations ne doivent pas aboutir nécessairement à de la prison. Donc la réflexion sur l’État pénal engage aussi une réflexion sur notre imaginaire de la transformation.
Quel serait justement un modèle plus juste ?
Mettre en question le système du jugement ne signifie pas plonger dans l’inconnu pour autant. On a déjà inventé des formes non pénales de gestion des crimes et des délits. Une des formes historiques en est la « justice transitionnelle » qui a notamment été mise en place après des génocides, au Rwanda ou en Afrique du Sud. La sortie du conflit n’a pas été gérée par de la répression individuelle mais par de la narration, de la réconciliation, par du témoignage et du pardon. Mais la Justice restauratrice a également ses limites. Elle considère, par exemple, que le crime produit un déséquilibre dans le monde social et qu’il faut restaurer un équilibre. Or, si on a une lecture politique du crime, très souvent, on peut penser que c’est la société qui est déséquilibrée et que le crime restaure l’équilibre. Par exemple, quand vous avez des gens issus de catégories populaires qui vont commettre un vol, est-ce qu’on considère qu’ils produisent un déséquilibre dans la société ou est-ce que c’est le vol qui rétablit l’équilibre dans une société qui partage inégalement ses richesses ?
« Je pense que le rôle de l’intellectuel est aussi d’imaginer et de proposer des modèles. »
Il est vrai que dans mon livre, je ne propose pas de modèle, c’est une limite. Le rôle de l’intellectuel est aussi d’imaginer et de proposer des modèles. L’un des principes qui pourrait se situer à la base d’un nouveau type de système serait le fait de mettre la victime au centre. Si on place la victime au centre, on abolit la catégorie de crime sans victime (par exemple tout ce qui tourne autour de la drogue). On abolit la logique pénale et la manière dont l’État, à travers les procureurs, vole nos expériences et se fait passer pour la victime quand il y a un délit ou un crime. Aujourd’hui l’Etat utilise ce qui nous arrive pour son propre intérêt, pour produire sa propre violence. Par ailleurs, les gens réagissent de manière différente aux agressions. Et de ce point de vue, le cadre judiciaire devrait être pluraliste. Il faudrait une Justice plurielle, beaucoup plus imaginative, éclatée.
Ensuite, on oppose souvent l’État pénal aux règlements violents des conflits. On oppose « l’Etat de droit » et « la violence » et on oublie alors à quel point le processus pénal est violent. On a beaucoup de mal à appréhender la violence d’État. D’où l’importance pour moi de nommer autrement et de dire que l’État « tue » et non pas qu’il « condamne à mort », qu’il « séquestre » et pas qu’il « emprisonne », qu’il « cambriole » et non qu’il « perquisitionne ».
Pour produire un autre système, il faudrait imaginer ce que serait de répondre de façon non-violente à la violence. Donc ce serait ça les principes : victime, pluralisme, non-violence.
Comment fonctionnerait une Justice qui ne répond pas aux crimes par une sanction individuelle ?
L’un des arguments essentiels du livre c’est de dire que l’État pénal fonctionne selon une narration individualisante. Si l’on est victime d’une agression, on va penser qu’il y a un individu à l’origine de ce traumatisme et que celui-ci doit être réprimé. A cette narration individualisante, j’oppose la narration sociologique. Si on réfléchit au crime de façon plus globale en se demandant qui commet des crimes, on constate qu’il s’agit en très grande majorité des fractions populaires. À l’origine des délits, il y a les forces sociales. Ce sont les structures sociales qui produisent les individus qui produisent les agressions. En sorte que comme le dit le sociologue David Garland, ce ne sont pas des individus qu’enferme l’État pénal mais des classes d’individus.
« Comment transformer les victimes de plaignants en révoltés ? »
Répondre au crime par la transformation des structures sociales serait une forme de réaction non violente à la violence. Ce qui revient à substituer à l’action individualisante, une action politique. La question, c’est comment transformer les victimes de plaignants en révoltés ?
Et le système pénal engagerait plutôt un sentiment de fatalisme que de révolte. Pourquoi ?
En fait je dirais plutôt que la construction de la responsabilité individuelle est justement faite pour que nous échappions tous à notre responsabilité collective pour tout ce qui arrive dans le monde. En jugeant et réprimant des individus la Justice nous permet de nous dire face à la violence du monde : « C’est bon, je n’y suis pour rien. C’est de leur faute. Qu’ils aillent en prison et je peux continuer ma vie comme si de rien n’était . »
La notion qui traverse votre livre en prenant différents sens est celle de « sujet de droit ». Mais elle revêt un caractère autant positif que négatif…
La philosophie politique et la théorie du droit ne cessent de présenter le droit comme un principe de rationalisation, d’imagination et de protection. Et c’est en partie vrai. Mais cette perception oublie aussi de prendre en compte qu’être un sujet de droit c’est être un sujet à la disposition de l’État qui, sans que l’on ne m’ait jamais rien demandé, se donne le droit de disposer de moi. Être un sujet de droit, c’est aussi être obligé de comparaître devant des gens qu’on ne reconnaît pas comme légitimes. Et, on le voit avec des gens comme Snowden et Assange, la capacité des États à nous poursuivre, à nous traquer, à nous forcer à comparaître. On ne peut jamais rompre, divorcer, avec l’État. Il peut d’ailleurs juger en notre absence, nous condamner même si l’on refuse le procès.
« Être un sujet de droit, c’est d’abord être un sujet jugeable et non être un sujet protégé. »
Par conséquent, est-ce que les protections que le droit donne sont suffisantes pour atténuer cette soumission à l’État ? Je ne le pense pas. Être un sujet de droit, c’est d’abord être un sujet jugeable et non être un sujet protégé. Sans que je le veule, des individus se donnent le droit de disposer de ma vie. Les activistes qui peuvent mettre en place des stratégies d’action non légales, celles et ceux qui sont en désaccord frontal avec le monde éprouvent chaque jour à quel point cette situation est étouffante.
Comment fait le système pénal justement pour individualiser le jugement tout en niant l’individu ?
L’ un des moments les plus importants d’un procès, est celui de la reconstitution de la biographie de l’accusé et du témoignage des psychiatres ou psychologues. Et ce qui m’a frappé dans ces moments, c’est qu’il s’agit d’une « ruse de la raison pénale » : ce sont des moments où l’on va parler des individus sans jamais parler du monde social qui produit ces individus. Le monde social est toujours présent en tant qu’effet mais jamais en tant que cause. Par exemple, on va dire de quelqu’un qu’il est alcoolique ou violent et expliquer son crime par ces informations. Mais ces faits soi-disant explicatifs sont précisément ce qu’il faudrait expliquer. Ce sont des faits qui se situent au même niveau que le crime : des manifestations d’un mode de vie qui s’inscrit dans un système économique, racial, genré ou géographique… et ces systèmes-là ne sont jamais abordés. Car si l’on accepte que le crime est inscrit dans ces systèmes, on abolit la possibilité de juger.
Le livre insiste sur l’idée que les juges ont conscience de ce qu’ils font. Le monde social ne fonctionne pas à la méconnaissance mais au mensonge. Aux assises, on voit essentiellement des pauvres, des fractions précarisées des classes populaires, des sans papiers… Les juges le savent. Ils voient ça tous les jours. Donc ils savent que ce qu’ils sont en train de juger, c’est le monde social. Le récit biographique et psychiatrique leur permet d’échapper à cette interpellation, à créer une vision anti sociologique du monde et ainsi de continuer à juger et punir malgré tout.
Les juges affirment malgré tout individualiser les peines et prendre en compte les circonstances….
La peine est peut être la part la plus aberrante du système pénal. La peine ne peut jamais être fondée rationnellement. Ce qui se voit au fait que les procureurs et les juges ne peuvent justifier leur décision que sur l’habitude. Un braquage c’est tant d’années, un meurtre tant d’années etc… Le système pénal est une machine qui convertit de la douleur en temps ou en argent. Et il s’agit d’une pratique purement « magique » qui se fait passer pour rationnelle. Mais on ne peut pas accepter qu’on puisse fonder sur la magie un acte qui mutile le corps de milliers de gens par ans. La peine est un principe absurde en soi. Pourtant, la Justice se présente toujours comme un système rationnel qui s’oppose au règne des passions individuelles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je me défends d’être anarchiste. Ce ne sont pas des valeurs extérieures mais intrinsèques à l’État que je lui oppose. Si l’on va au bout de la rationalité de l’État lui-même, de certains principes d’excuse et de générosité qui sont déjà à l’œuvre dans certains de ses secteurs, on fait éclater l’idée de jugement et de peine. J’essaie de produire une critique presque étatique de l’État.
Pourquoi les sciences sociales se sont détournées d’une démarche véritablement critique ?
Dans les sciences sociales contemporaines, on observe depuis une vingtaine d’années une dégradation de l’idée de sociologie qui ressemble de plus en plus à une activité documentaire. Les sociologues se définissent par leur terrain d’étude. Les sections des associations professionnelles sont découpées par objet comme si un travail sociologique se définissait par la parcelle de réalité qu’il étudiait. Ce retour à une forme d’empirisme naïf revient à penser que la sociologie doit consister dans la prolifération d’études singulières : la première question que se posent deux sociologues quand ils se rencontrent c’est : quel est ton terrain ? Jamais : quel est ton problème ? Qu’est-ce qui te scandalise dans le monde ? Quelle est ton ambition ? Cette situation doit sans doute beaucoup à la coupure entre la sociologie et la philosophie, et à la professionnalisation et l’autonomisation de la recherche sociologique.
Je crois qu’il faut régénérer aujourd’hui un programme de sciences sociales plus ambitieux – qui penserait par système et par problèmes et non par objet. Quand Durkheim fonde sa sociologie c’est contre les pièges de l’étude de cas. Levi Strauss fonde l’anthropologie structurale contre l’ethnographie, Bourdieu fonde la théorie des champs contre la monographie.
« Dans un procès, la question « pourquoi on juge ? » ne sera jamais posée. »
Juger est donc à la fois un livre sur la société et sur la sociologie. Dans un procès, la question « pourquoi on juge ? » ne sera jamais posée. Par conséquent, si je voulais produire une science sociale oppositionnelle, je devais paradoxalement sortir du procès d’assises. Il me fallait réintégrer le procès dans des systèmes extérieurs qui le précédent et font émerger la scène judiciaire. Juger insiste par conséquent sur la nécessité de régénérer une tradition où comme dit Bourdieu ce n’est pas sur le terrain que l’on trouve les principes explicatifs de ce que l’on voit sur le terrain. La sociologie doit être la théorie de ces principes explicatifs. Pas une pratique documentaire ou une agence de renseignements.
Quel regard avez-vous sur ce livre aujourd’hui ? Est-ce qu’il est venu nourrir vos engagements militants ?
J’ai toujours été intrigué par la Justice et la machinerie judiciaire. Mais c’est un livre qui m’a en quelque sorte fait prendre conscience de l’importance de se mobiliser contre la violence d’État. Par exemple, je n’aurais probablement jamais été aussi sensible au combat mené suite à l’affaire Adama Traoré, si je n’avais pas été en colère contre l’État pénal et son fonctionnement répressif. Ça m’a permis d’être beaucoup plus lucide. Donc oui, mes engagements sont aussi un prolongement de ce travail. Il y a beaucoup d’auteurs, comme Foucault, pour qui la politique s’est plutôt située au point de départ de leur théorisation. Moi, c’est un peu l’inverse. Mon livre sur Snowden ou Assange (L’art de la révolte: Snowden, Assange, Manning, 2015, ndlr.), je l’ai d’abord écrit parce que le sujet m’intéressait, et c’est après que je me suis engagé plus directement avec et auprès eux.
« La gauche déploie souvent des stratégies insuffisamment radicales où elle cède du terrain à l’État au moment même ou il faudrait le mettre en question. »
Par ailleurs, Juger est pour moi une « base » car il pose la question de savoir ce que signifie critiquer sans régresser. La gauche déploie souvent des stratégies insuffisamment radicales où elle cède du terrain à l’État au moment même ou il faudrait le mettre en question. La stratégie qui consiste à dénoncer les inégalités judiciaires est incapable de mettre en question l’idée même de répression. Donc, tout en étant critique, elle ratifie l’idée répressive puisque, à la fin, si les gens étaient jugés de manière égale, on n’aurait plus rien à dire. Donc je dirais que l’une des fonctions de l’intellectuel, c’est aussi d’aider les mouvements à s’émanciper de formes de critiques qui peuvent revêtir un caractère non suffisamment frontal et oppositionnel par rapport aux systèmes de pouvoir.
Dans votre travail on retrouve souvent une même volonté de dépasser les catégories préconçues pour aller vers une sociologie de la vérité…
Oui. Je pense que les principes essentiels du fonctionnement de l’ordre social, c’est la mystification et le mensonge. Les individus inventent des fictions qui n’ont aucun rapport avec la manière dont le monde fonctionne. La police fonctionne avec des fictions, le droit fonctionne avec des fictions. Bourdieu pensait que le problème principal du monde est l’ignorance ou la méconnaissance de sorte que la connaissance devrait apporter un supplément de conscience susceptible d’accompagner un mouvement de transformation sociale.
« Macron sait très bien ce qu’il fait, il voit des SDF comme moi, dans la rue. »
Mais je pense de plus en plus que les gens savent la vérité. Ils n’ignorent pas la vérité. Ils la dénient. C’est-à-dire qu’un juge sait qu’il ment quand il dit « vous êtes responsables », il le sait, il voit des individus venant des fractions populaires toute la journée. Macron sait très bien ce qu’il fait, il voit des SDF comme moi, dans la rue. Je pense que quand Mélenchon dit « la démocratie, c’est le pouvoir du peuple par le peuple », que quand les gens de Nuit Debout disent « nous sommes le peuple », ils savent qu’ils mentent. Donc ce n’est pas que les gens sont ignorants mais ils s’installent dans le registre de la fiction et du mensonge. Ce qui revient à dire ceci : pour combattre le monde social, nous devons parvenir à faire fonctionner la vérité non pas contre l’ignorance mais contre le mensonge. Et le grand problème de la gauche contemporaine pourrait être résumé ainsi : pendant 200 ans, on a cru que les gens ignoraient le monde, si bien que, pour modifier le monde, on pensait qu’il fallait le montrer : Faire des études, des films – C’est une politique de la visibilité.
« Comment combattre un mensonge ? Qu’est ce qu’une politique face à la dénégation ? »
Mais si on part du principe que la plupart du temps les gens savent, contrairement à la critique sociale qui fonctionne sur l’idée de révélation, montrer ne sert à rien. Donc, la question devient : comment combattre un mensonge ? Qu’est ce qu’une politique face à la dénégation ?
Propos recueillis par Léa Casagrande
Juger. L’État pénal face à la sociologie par Geoffroy de Lagasnerie (Fayard, coll. Pluriel, 2018)
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