Jeune septuagénaire, le chanteur aventurier vient de publier un nouvel album percutant et entame ce mois-ci une tournée marathon. Rencontre avec un infatigable.
Au mois d’octobre, Bernard Lavilliers a publié 5 minutes au Paradis, son 22ème album studio, et fêté ses 71 ans. D’une carrière démarrée en 68, on retient une fidélité sans faille à certains idéaux révolutionnaires, associés à des voyages qui imprègnent au fil des aventures musicales un style en mouvement, dont le dénominateur reste cette voix de mâle, à la fois poète et animal, boxeur caressant et militant des causes perdues sur des musiques tropicales. Mais, en faisant appel sur son nouvel album à des musiciens en prise avec leur temps (Romain Humeau, Fred Pallem, Feu ! Chatterton, Florent Marchet, Benjamin Biolay, Jeanne Cherhal), l’Indiana Jones de la chanson française a voulu resserrer son propos musical autour d’une actualité brûlante, celle des migrants, des attentats, de la violence sociale, revenant musicalement à ce que furent ses débuts de rocker urbain et d’anarchiste empathique. Le disque est une réussite, sans doute l’un des plus puissants de son auteur, l’un des plus raffinés aussi, et la parole de Lavilliers est toujours bonne à saisir dans le brouhaha actuel. On l’a retrouvé dans un bistrot du 11ème où il croise parfois Mélenchon, mais le véritable insoumis, désolé Jean-Luc, c’est bel et bien ce bon vieux Nanard.
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Votre album s’intitule 5 minutes au Paradis, on ne vous imaginait pas croyant, même pour cinq minutes…
Bernard Lavilliers Oui, normalement, le Paradis c’est pour l’éternité, mais c’est un titre ironique, ce qui me faisait rire c’est que le pire des salauds, dans la cohérence entre le bien et le mal, peut monter au paradis en raison d’un mauvais aiguillage. D’ailleurs, le pire des salauds de l’album, c’est celui qui monte cinq minutes au paradis après avoir vendu des armes.
Il s’agit d’un disque complètement imprégné par l’actualité, avec beaucoup de salauds et de drames, il n’y avait qu’à se baisser pour en ramasser ?
C’est vrai que l’actualité des dernières années a été assez intense. Il y a à la fois une grande tension politique et sociale, et puis cette histoire de terrorisme qui ne va pas s’arrêter demain matin. J’avais pas mal d’amis à Charlie Hebdo, au moment où a lieu la tuerie je suis à New York, je ne sais pas comment réagir, alors je choisis le silence. Que faire d’autre ? On sait que l’on va devoir remonter sur scène, après le Bataclan, une salle où j’ai souvent joué, ou comme ce fut le cas pour moi au lendemain de l’attentat de Nice. On est sur scène et on sait que l’esprit des gens est accaparé par ce qui vient de se produire, que plus rien de sera plus jamais comme avant.
Pour traduire cette tension, vous avez choisi de faire appel sur ce disque à des musiciens qui sont en prise avec l’époque…
Je voulais changer la couleur, même si Fred Pallem et Romain Humeau figuraient déjà sur mes derniers albums. Avec Biolay, qui a arrangé deux titres, cela faisait longtemps qu’on voulait travailler ensemble, mais il est toujours très occupé par ses propres disques ou par le cinéma. Quand je lui ai proposé Montparnasse, je savais que c’était pour lui, le côté un peu jazzy, en plus ça parle de Buenos Aires… Mais il était déçu d’en avoir qu’une, alors j’ai écrit Paris la grise spécialement pour lui. Je savais en revanche que Vendredi 13, qui parle du Bataclan, c’était pour Romain Humeau. Concernant Feu ! Chatterton, j’avais chanté sur scène avec eux, on a repris Est-ce ainsi que les hommes vivent, auquel ils ont rajouté un riff de rock assez étrange qui fonctionnait très bien. C’est une chanson magique, le texte d’Aragon, la musique de Léo Ferré, c’est un truc dans lequel les gens entrent immédiatement. Pour l’album, on a répété deux morceaux, à l’ancienne, en jouant les chansons quinze ou vingt fois comme lorsque je travaille pour la scène, afin de créer cette dynamique qu’on n’a plus forcément en studio. J’ai rencontré de vrais bosseurs, ce ne sont pas des punks ces mecs. Sur Charleroi ils ont réussi à trouver une atmosphère un peu planante à la Dark Side of The Moon.
Leur musique vous a parlé immédiatement ?
J’ai très vite été intrigué par ce groupe, leur chanteur est très particulier, très lyrique, avec un langage très élaboré, et ce qui est bien, c’est qu’il parle aussi comme ça entre les chansons. Il a quelque chose d’Alfred de Musset, ou de Vigny, même physiquement il ne ressemble pas aux autres.
Il s’agit d’un album plus sédentaire cette fois, vous n’avez pas beaucoup voyagé pour l’écrire et l’enregistrer.
On l’a fait à Paris et à Charleroi. Mon bassiste est de Charleroi, je suis pas mal allé là-bas et j’y ai trouvé des similitudes avec Saint Etienne, des villes qui ont connu après la guerre un afflux massif d’immigrés, notamment des italiens, et que l’on a vu ensuite décliner lorsque les usines ont commencé à fermer. Charleroi, ça pourrait être Detroit ou Memphis, une ville complètement déserte, en proie à la désolation. Sinon, j’ai pas mal voyagé au Brésil ces dernières années, mais ce n’était pas la couleur qui correspondait au propos. On oublie que j’ai commencé par ça, par des disques comme Les Barbares ou 15ème round qui possédaient déjà cette tonalité très sombre, urbaine.
Vous parlez aussi de Florange, qui est un vieux combat pour vous…
Moi, j’ai travaillé là-dedans, j’étais ouvrier dans la sidérurgie, ça me rapproche fatalement du combat de ces gens. Ça commençait à décliner quand j’ai écrit La Fensch Vallée, en 1976, et par la suite il y a eu les délocalisations, et il y a eu ce court espoir au début des années 80 lorsqu’ils ont cru que Mitterrand allait sauver cette industrie. Ça ne s’est malheureusement pas passé comme ça. J’y suis allé quand je pouvais parce que je me devais de soutenir ce combat, qui est aussi le mien comme celui de mon père. Je ne suis pas naïf, par ailleurs. Je sais que la robotisation, par exemple, est inévitable, et que chaque mutation industrielle laisse mécaniquement des gens sur le carreau. Ce qui continue de me perturber, c’est ce fossé qui se creuse entre ceux qui subissent le déclin d’un monde ancien et ceux qui sont de plain pied dans le nouveau. Mon petit fils est dans l’école de Xavier Niel, c’est un vrai geek, je suis bien placé pour voir ce qui est en train de se passer. Il va sans doute monter une start-up dans ce domaine, celui du service, comme Uber. Des gens qui créent un nouvel esclavagisme. Je ne suis pas d’accord avec lui là-dessus.
Vous continuez quand même à y croire, comme Mélenchon, qui parle du monde ouvrier comme si rien n’avait changé ?
Mélenchon sait très bien que tout ça est en train de disparaître. Je le connais bien, il était tout le temps fourré dans ce bistrot à une époque. Les nanas qui travaillaient dans le coin venaient toutes me voir, et lui était jaloux parce que personne ne s’intéressait à lui.
Vous vous situez où politiquement aujourd’hui ?
Je suis un solitaire. Comme disait Léo Ferré : « l’anarchie, c’est la solitude. » Je ne vote pas parce que c’est un piège, la preuve : soit Marine Le Pen, soit Macron. Soit les fascistes à l’ancienne, soit le libéralisme. Merci bien. Ceci étant, je trouve Macron charmant, c’est un mec qui a décidé d’être optimiste, il n’est pas facile à démonter. Après, il y a des choses qui me plaisent dans ce que raconte Mélenchon, en dehors du fait qu’il se laisse parfois emporter par son lyrisme, un lyrisme très Hugolien dans le fond, très XIXème. J’ai surtout parlé poésie avec lui, c’est un type qui connaît par cœur certains poèmes et ça je trouve ça bien. En revanche, son discours est empreint de formules qui ne correspondent plus forcément à la réalité d’aujourd’hui. Il est sur des schémas de la gauche des années 60 ou 70. Il me fait quand même penser à un mec qui se trouve une jeune gonzesse et qui se met à faire de la boxe. Au bout d’un moment, il s’épuise. C’est un vieux socialiste qui a changé de vie, ça le galvanise. Je discute plus souvent avec un de ses lieutenants, Eric Coquerel, même si c’est un trotskiste.
Vous avez fréquenté pas mal d’hommes politiques à une époque, notamment François Mitterrand…
Oui, mais il savait que je ne votais pas, et qu’il ne parviendrait pas à m’enrôler. Les chanteurs qui s’engagent derrière un candidat, je trouve ça malsain. Ce n’est pas notre boulot. En plus, aux Etats-Unis on a vu que ça pouvait avoir un effet repoussoir. Toutes ces vedettes chics de la soul qui ont soutenu Hillary, ça a sans doute servi Trump au final.
Par quoi avez-vous débuté dans la musique ?
J’avais un groupe de potes, on faisait de la surf-music en imitant les Shadows. On s’appelait les Typhons, mais ça n’a pas duré longtemps. En parallèle, j’ai appris la guitare classique avec une copine, donc je pouvais jouer dans les deux registres. J’ai découvert la musique brésilienne grâce au film Orfeu Negro, ça m’a beaucoup marqué quand j’étais très jeune. Du coup, quand j’ai eu l’âge de voyager, au lieu d’aller faire la route des Indes comme les autres, je suis parti au Brésil. J’étais fasciné par Baden Powell, par les inventeurs de la Bossa Nova, Comme j’avais cette culture classique, je pouvais jouer de la Bossa, et c’est ce qui m’a attiré vers les musiques qui chaloupent.
Le son de vos premiers albums est très particulier, cela est dû à quoi ?
J’ai inauguré les Studios Ferber en 1974, je jouais avec les musiciens de Christophe. Moi j’enregistrais dans la cave, parce que j’étais moins important, et lui était dans le grand studio au rez-de-chaussée. Comme Christophe travaillait la nuit, moi j’embarquais ses musiciens la journée, et c’est comme ça qu’on a fait San Salvador. J’ai eu envie à partir de cette époque d’avoir un vrai groupe, de trouver cette énergie collective dont on manquait à l’époque, parce que les disques étaient confiés à des arrangeurs qui créaient la couleur musicale. Moi j’ai eu de la chance, je suis tombé sur des bons, comme Yvan Julien et Karl-Heinz Schäffer, mais j’avais quand même cette frustration de ne pas avoir mon mot à dire. Ceci dit, Schäffer a fait des choses magnifiques, L’arrangement de L’histoire extraordinaire d’un billet de banque, par exemple, c’est quelque chose !
https://www.youtube.com/watch?v=d_R9QdHo9fg
Il y a des rendez-vous manqués dans votre carrière, des choses que vous regrettez ?
J’ai failli enregistrer avec Gil Scott-Heron, mais il a eu des problèmes de came, il a fait de la taule, et au moment où on devait se retrouver il est mort. Je l’avais rencontré à Los Angeles, il avait le même manager que Tom Waits et Lenny Bruce.
On raconte parfois que vous vous êtes inventé des vies, vous répondez quoi ?
Si les gens savaient… J’en ai fait beaucoup plus qu’ils ne croient. Par exemple, il y a de ça plusieurs années, j’ai sponsorisé l’équipe de foot de la Goutte d’or. J’ai financé l’équipement pour vingt-deux joueurs, du maillot jusqu’aux chaussures. Mon guitariste de l’époque avait un petit studio dans une cave à La Goutte d’or, et j’allais boire le thé chez un mec qu’on appelait Jeannot l’Arabe. Un homme d’affaire, on va dire. C’est lui qui m’a proposé d’aider ces jeunes, qui jouaient quasiment pieds-nus. Je voulais faire ça discrètement, je leur avais proposé de mettre le nom de ma société sur le maillot. Tu parles, ils ont foutu ma gueule en gros plan, la photo de l’album Voleur de feu. Pour la discrétion, on a fait mieux (rires). Je n’en ai jamais parlé, et puis il n’y a pas longtemps je me suis retrouvé à Dakar pour chanter quelques chansons en hommage à Ousman Sow, qui aimait beaucoup ma chanson Les mains d’or. Là je vois arriver un mec, 42 ans, beau gosse, qui me montre la photo de l’équipe de La Goutte d’or à l’époque. Lui avait joué ensuite au Bayern de Munich mais il se souvenait de cette équipe, il me présentait à ses potes en m’appelant « Monsieur Lavilliers. »
Vous avez fait des affaires qui ont mal tournées ?
Forcément, car je suis tout sauf un homme d’affaires. J’ai eu des billes dans les mines d’or, des trucs comme ça, mais généralement ça tournait mal. J’ai même été gérant du Casino de Paris, j’ai monté une école de chant, une école de danse, ça me fascinait d’avoir un lieu pareil, sauf qu’il faut y passer sa vie, alors que moi j’étais en tournée tout le temps. Mais ça m’a aidé à mieux comprendre les problèmes que rencontrent les mecs qui tiennent des salles. Bon, pour moi ça s’est mal terminé, je me suis retrouvé en taule parce que je me suis battu avec un vigile.
Si vous n’avez pas réussi dans la musique, vous pensez que vous auriez fait une carrière dans la légalité ?
Pas sûr (rires). J’aurais peut-être navigué entre les deux. Un peu comme Xavier Niel, qui a commencé dans le minitel rose, les sex-shops, et qui est aujourd’hui ami avec le président. J’ai fait plein de boulots, j’ai été ouvrier, et puis après j’ai fait de l’intermittence, pour bouffer, parce que le succès n’est pas arrivé tout de suite. J’ai été chauffeur de taxi, camionneur, portier, plein de trucs. Je chantais dans un restau quand un mec de Decca m’a repéré. Je reprenais du Boris Vian, du Brassens, du Boby Lapointe, j’avais un petit public, je m’en sortais comme ça. Quand on me dit que j’ai 50 ans de carrière, c’est en partie vrai parce que j’ai commencé à chanter il y a cinquante ans, mais je n’ai pas réussi à gagner ma vie et à nourrir ma famille avant 76, soit presque dix ans après. Pour moi, la carrière d’un musicien commence lorsqu’il parvient à vivre de sa musique. Avant, on est un amateur.
Vous avez commencé à avoir du succès au moment du punk, ça vous parlait ce qui se passait dans la musique à cette époque ?
Les Barbares, c’est pas punk musicalement, mais le propos n’est pas si éloigné du punk. J’ai beaucoup aimé Clash, Ian Dury aussi. Sex and drugs and rock’n’roll, super disque. Chez certains il y avait du reggae, ça me parlait. J’aimais Police, et puis après les Talking Heads. J’ai rencontré David Byrne à New York quand il a commencé à faire de la salsa.
Comment en êtes-vous venu au reggae ?
J’ai d’abord connu les Gladiators. Je voulais vraiment connaître cette musique de l’intérieur, savoir comment ça groovait, parce qu’on peut très bien faire semblant de faire du reggae, comme on peut faire semblant de faire du blues, et au final on fait de la merde parce qu’on n’a rien compris. J’ai voulu aller en Jamaïque pour comprendre, même si ce n’était pas simple de pénétrer ce milieu. Mais ils ont vu très vite que j’étais un musicien, pas un exploiteur. Et puis j’ai rencontré Marley en 79, j’ai suis devenu pote avec des cadors, j’ai attendu de connaître un peu les mecs pour oser composer. J’avais le « skank » du reggae, je pense que j’avais compris le truc quand j’ai écrit Stand the ghetto le jour même où j’allais en studio. Gainsbourg a écrit avant, et il a produit là-bas, alors que moi j’ai toujours écrit sur place, et je parlais des choses que j’observais en direct. C’est possible que j’en refasse un jour, je connais des musiciens à Tuff Gong, des vieux, parce que plus personne ne joue du reggae en Jamaïque.
L’an dernier vous avez rejoué votre album Pouvoirs sur scène. Pourquoi celui-là, parce qu’il résonnait avec l’époque ?
Oui, même si c’est un album qui n’a pas eu beaucoup de succès à sa sortie, je trouve qu’il y a des choses encore très modernes. Un morceau comme La Peur, ça fonctionne encore aujourd’hui. C’est un disque où je parle du pouvoir capitaliste de l’argent et des banques, je suis d’accord avec Emmanuel Todd quand il dit que les puissances financières sont beaucoup mieux organisées que les partis politiques. Du coup ça valait là peine de rejouer ces chansons, de monter que les choses n’évoluent pas beaucoup dans le fond.
Vous avez été proche de Léo Ferré, vous étiez en désaccord avec lui parfois ?
Très souvent, parce que Léo était quelqu’un de très conservateur. Il passait son temps à dire du mal des musiciens contemporains, alors qu’il disait pourtant des choses très modernes dans ses chansons. Mais c’était un vrai nostalgique, il avait un côté rimbaldien, même si c’était aussi quelqu’un avec qui on se marrait, qui avait beaucoup d’autodérision.
Vous venez d’avoir 71 ans, pourtant on a l’impression que vous n’accusez pas votre âge…
Avec Higelin, on est des survivants de l’époque, celle des bateleurs de la scène. Moi je m’entretiens, j’ai fait beaucoup de sport, beaucoup d’excès aussi, mais je compense. Ce matin j’ai encore fait une demi-heure de cordes, un peu de sac. De temps en temps je mets encore les gants avec des amis de mon âge, mais je ne me risquerais pas à boxer contre un jeune.
Bizarrement vous n’avez pas trop de liens avec les rappeurs, alors que je suis certain que pas mal d’entre eux vous admirent…
Ça arrivera peut-être. C’est vrai que je connais surtout les anciens, Oxmo Puccino, IAM, Solaar… Les plus récents je ne sais pas trop. J’aime bien des textes, en général, il y a des trouvailles, mais la musique ça me parle moins. Booba, il en fait des caisses : les chaînes en or, Miami, l’amour des gangsters… Bon, dans le fond, à part les chaînes en or je suis un peu comme lui (rires).
En tournée à partir du 3 novembre (Evry) jusqu’en avril 2018. A L’Olympia à Paris du 24 novembre au 3 décembre.
Album 5 minutes au Paradis (Barclay/Universal)
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