La magie, personne n’a voulu la penser. Art méprisé et jugé peu raffiné par le monde intellectuel, aucun philosophe n’a cru bon d’en parler. Jusqu’à que l’essai « Magie : un défi à notre intelligence » ne paraisse. Alain Poussard, philosophe par formation, magicien amateur et coauteur du livre explique les raisons de ce silence.
Faire se rencontrer la magie et la philosophie, l’art de tromper et celui de détromper : sacré pari. Alain Poussard, philosophe par formation et magicien à ses heures perdues en sait quelque chose. Il fait partie des quelques intellectuels qui ont bien voulu confronter les sciences humaines à la prestidigitation lors de la semaine de la Pop Philosophie à Marseille en 2016 et à Nice en 2017. Cet événement philosophique qui a pour objectif de se pencher sur des objets de pop-culture comme le foot ou encore la pornographie a permis à une petite dizaine d’intellectuels férus de magie de confronter leurs réflexions sur la prestidigitation. Une première dans le monde. De cette rencontre est né un essai : Magie : un défi à notre intelligence dirigé par Jacques Serrano, le créateur de la semaine de la Pop Philosophie. Première réflexion écrite sur la magie. On a essayé de comprendre avec Alain Poussard, pourquoi la magie est une discipline si peu comprise.
Pourquoi peu d’intellectuels s’intéressent à la magie ?
Alain Poussard– Probablement parce qu’ils sont les héritiers de la philosophie classique. Ils considèrent la prestidigitation comme une discipline futile et disqualifient le semblant et le spectaculaire. Quand Platon utilise le mot thaumatopoïs qui désigne « le faiseur de prestiges », c’est pour discréditer le sophiste, auquel il l’assimile. Il met en équivalence le prestidigitateur qui trompe par les gestes avec le sophiste qui use de la parole.
Et puis il y a une vraie difficulté à appréhender la prestidigitation quand on ne la pratique pas. Ceux qui en parlent de l’extérieur tombent dans les pires stéréotypes. Le prestidigitateur est aligné sur le saltimbanque s’adressant à des gogos. Il y a un réel mépris social de la magie. Lorsqu’il s’agit de prestidigitation, je suis frappé que des penseurs se revendiquant par ailleurs de la radicalité sur la question sociale puissent réagir comme des notables de province. La magie, ça fait vraiment trop « peuple » ! J’ai des amis universitaires de haut niveau qui pratiquent la magie presque en cachette. Ils n’osent pas faire leur « coming out »… En France du moins, avouer qu’on pratique la prestidigitation, c’est s’exposer à des sourires condescendants, et la disqualification n’est pas loin…
Mais plus généralement, comment penser l’illusion sérieusement et en démonter les mécanismes comme la philosophie prétend le faire, tout en ignorant les principes mis en œuvre par ceux dont le métier est de les fabriquer ? Pour pouvoir en parler, il faut la connaître de l’intérieur. Mais à la fois, les magiciens sont soumis à une déontologie : on n’a pas le droit de divulguer les secrets. C’est ce qu’on appelle dans notre jargon le « débinage ». La difficulté, c’est donc de parler de la magie sans révéler ce qui doit rester secret.
Donc si personne n’a pensé la magie, c’est qu’aucun philosophe n’en a fait …
A part Rousseau qui dans une note de bas de page fait discrètement son « coming out » à propos d’un numéro qu’il présentait dans une cave à Venise, je ne vois guère de penseur ayant pratiqué la magie. Ça m’a toujours étonné. Les philosophes s’intéressent à l’illusion, pourquoi ne jamais avoir voulu comprendre son fonctionnement en s’adressant à ceux qui la conçoivent ?
Chez les cinéastes en revanche, on a une pléiade de passionnés, qui pratiquent la magie, et cela se sent dans leur conception du cinéma : Méliès bien sûr, mais aussi Chaplin, Orson Welles, Woody Allen, etc. Jusqu’à Bruno Podalydès avec son acolyte Michel Vuillermoz, chez qui on sent le goût du clin d’œil adressés aux « confrères magiciens ».
http://www.youtube.com/watch?v=twlA_yzagXo
Qu’est-ce qui vous a mené à faire de la magie ?
J’y suis arrivé complètement par hasard. Quand mes enfants étaient petits, je les ai accompagnés à un spectacle de magie. A l’entrée du spectacle, j’ai vu une pancarte où était marqué « cours de magie le samedi ». Ça m’a paru surprenant. Je me disais : pourquoi enseigne-t-on la magie alors qu’il suffit de connaître le secret ? Curieux, je m’y suis rendu un samedi. Dès le premier cours, j’ai été scotché.
Ce n’était pas du tout ce que je pensais. On ne révèle pas un secret. C’est un apprentissage très rigoureux du geste, méthodique, répétitif et élaboré. On travaille la synchronisation, le rythme des mouvements et le naturel. C’est très compliqué de paraître naturel alors que le moindre mouvement doit se soumettre à des impératifs techniques de dissimulation. Il faut une maîtrise absolue pour que le geste paraisse innocent et spontané. Pour cela, il faut presque oublier ce qu’on sait, et oublier qu’on est en train de faire semblant.
Par la suite, j’ai pris des cours à l’Académie de magie et suivi un cursus de deux ans à la Fédération Française des Artistes Prestidigitateurs (FFAP). J’ai commencé à pratiquer une magie dite de proximité, on appelle cela le close-up dans les pays anglo-saxons. C’est une magie qui se fait sans accessoires ou presque, sous les yeux du public. C’est très différent de la grande illusion qu’on voit à la télévision et que je trouve souvent très stéréotypée.
Votre pratique de la magie et celle de la philosophie s’inspirent-elles au quotidien ?
La magie est un art du silence et de la sobriété. Le rôle de la parole y est très balisé et restreint. Les contraintes du geste parfait en prestidigitation s’opposent tellement au risque ou à la tentation de faire illusion par le discours…
Faire un cours de philosophie, dès lors qu’on est un peu lucide et honnête, c’est forcément craindre que le discours s’emballe, et que l’illusion puisse survenir. C’est tellement facile. Alors qu’en magie il n’y a aucun risque : le discours n’y tromperait personne, et tout manquement aux règles de l’art, toute approximation, se dénoncerait aussitôt au grand jour. Quelle école d’humilité !
J’aime comparer le caractère hyper contraignant du geste technique en prestidigitation, qui ne pardonne pas, avec la résistance du concept en philosophie. Sauf que quand on fait de la mauvaise philosophie, personne n’y voit goutte, pas même celui qui parle. Il n’y a pas de sanction spectaculaire du concept. Là, on peut traverser les murailles sans vergogne et personne n’y voit rien… Je serais assez pour qu’on enseigne la contrainte intraitable du geste technique aux « intellos-manchots » qui taquinent le concept ! Je plaisante bien sûr, c’est mon côté Mao…
Vous appuyez sur le fait que la magie est un travail rigoureux de gestes accomplis à la perfection, mais pourquoi le spectateur n’a jamais perçu cela et continue à aller au spectacle de magie pour déceler le « truc » ?
Je ne pense pas que cela soit toujours vrai. D’abord parce que la contrainte technique impose au geste sa grâce, qui n’est jamais affectation. Et ça, c’est très beau, pour les yeux comme pour l’esprit. C’est la même idée que développe Kleist dans Sur le théâtre de marionnettes. Le spectateur sent cette beauté-là, même s’il ne sait pas à quoi l’attribuer. Et ensuite, parce qu’un numéro bien construit et bien réalisé coupe court à toute velléité de chercher le truc. Au fond, le spectateur sait qu’il faut rendre les armes, et cette défaite est très plaisante en elle-même.
Voir un spectacle de magie, c’est un peu retomber en enfance ?
Oui mais pas à une véritable enfance. Quand Octave Mannoni parle du théâtre, il dit que l’on ne s’y rend jamais seul. On est toujours accompagné de son « crédule imaginaire ». Le spectateur porte en lui une sorte d’enfant imaginaire qui croirait au merveilleux alors que lui, le spectateur, sait pertinemment que c’est pour de faux. Mais, il jouit d’imaginer le plaisir qu’aurait l’enfant d’y croire. Donc, un spectacle de magie : ce n’est ni le retour à l’enfance ni le plaisir de la crédulité, mais le plaisir de l’intelligence qui se sait trompée et qui jouit au fond de ce que pourrait éprouver celui qui y croirait.
Le spectateur est donc en quelque sorte étonné de son émerveillement. On dit que l’émerveillement est le père de la philosophie. Qu’en est-il de la magie ?
L’étonnement philosophique a une fonction inaugurale. C’est par lui que tout commence. L’effet magique, c’est l’inverse. Il clôt l’expérience. L’étonnement philosophique est une invitation à penser alors que l’effet magique met l’intelligence en situation de se savoir vaincue, sans issue possible. Et, c’est salutaire parfois de se savoir dérouté, de renoncer à élucider le réel. C’est une expérience violente mais légère, il ne faut pas lui donner trop de gravité, ne pas la lester de la pesanteur de l’esprit de sérieux. Ou alors, pour parler comme Nietzsche, on pourrait dire que cette expérience nous fait vivre quelque chose comme « la profondeur du superficiel » …
Magie Un défi à notre intelligence, collectif, sous la direction de Jacques Serrano ( Cent milles milliards, 200 pages, 20 euros)