Une splendide exposition célèbre le travail de cet ouvrier de l’art et performeur de génie qui fit des débris architecturaux la matière de son art.
C’est une gigantesque mosaïque, constituée d’une quarantaine de rectangles de papier peint aux couleurs chatoyantes. Recouvrant tout le mur principal de la première salle d’exposition du Jeu de paume, l’installation Walls Paper laisse bouche bée d’admiration.
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Jamais montrée jusqu’ici en France, cette œuvre de Gordon Matta-Clark, réalisée en 1972, avait d’abord été exposée dans l’espace alternatif créé par l’artiste américain au cœur du Bronx, 112 Green Street.
Elle est le résultat d’un processus visant, comme toujours chez Matta-Clark, à faire de ces éléments de l’architecture considérés comme anodins – taudis, bouts de sol ou de plancher lambda – sa matière première autant que son objet d’étude.
Une centaine d’œuvres autour du concept d’“anarchitecture”
Ce sont les murs d’immeubles abandonnés du ghetto en crise qui l’intéressent ici, ces morceaux de palissades ayant subsisté au terme de leur démolition partielle. Bouts de peinture écaillée, lambeaux de papier peint, photographiés en noir et blanc puis imprimés en offset, coloriés à l’aquarelle, enfin convertis en cette gigantesque installation.
Photocopiés, posés en pile à l’entrée de l’exposition, ces walls papers étaient également offerts aux visiteurs du 112 Green Street, invités à les accrocher aux murs de leur propre appartement. Des condensés d’intimité, témoignages de vies révolues, symptômes d’une planification urbaine désastreuse que l’artiste n’aura de cesse de dénoncer.
Initialement conçue par le Bronx Museum of the Arts, l’exposition réunit près d’une centaine d’œuvres autour du concept d’“anarchitecture”. Inventé par l’architecte et théoricien britannique Robin Evans en 1970, développé par Matta-Clark dès 1974, le terme, condensé hardi des mots “architecture” et “anarchie”, désigne ce qui est en général considéré hors du champ d’étude de l’architecture (“an”) dans un geste radical de déconstruction et de critique du modernisme.
Gordon Matta-Clark part d’une interrogation simple, mais essentielle : comment, lui, jeune diplômé de l’école d’architecture de l’université de Cornell, en est-il venu à s’attaquer aussi frontalement, par cet art physique, engagé, pratiqué à coups de marteau pour paraphraser Nietzsche, à tout ce qu’on lui avait enseigné ?
La cohérence d’un corpus protéiforme
“Il s’agit avant tout d’un art performatif”, rappellent les deux commissaires de l’exposition Sergio Bessa et Jessamyn Fiore, prenant à témoin le film Clockshower (1973) où l’on peut voir l’artiste faire le mariole, des exercices de haute voltige tandis qu’il est suspendu en l’air, s’accrochant périlleusement aux aiguilles d’une horloge.
L’un des mérites de l’exposition est de montrer ainsi, outre les fameuses sculptures réalisées à partir de découpes de bouts d’immeuble (le célèbre Conical Intersect de 1975, qui documente la création du Centre Pompidou), la diversité d’une œuvre protéiforme qui inclut, outre le cinéma, la peinture murale, le street art à peine naissant de l’époque ou encore le fooding, soit la création d’un restaurant alternatif, Food, conçu comme une œuvre d’art (on peut visionner le film qu’il lui dédia dans le restaurant du musée, au premier étage du Jeu de paume).
Fils du peintre surréaliste chilien Roberto Matta et de la designer américaine Anne Clark, le jeune Gordon grandit parmi les œuvres, collectionnées par ses parents, de Philip Johnson, Isamu Noguchi, Marcel Duchamp.
Des sols du Bronx aux sous-sols de Paris
Mais c’est surtout la misère sociale, le déclassement, l’abandon de toute une partie de la population qui préoccupent le jeune homme quand il entreprend de procéder à ses premières découpes géométriques sur des immeubles abandonnés (Sols du Bronx, 1972-1973).
Les pièces les plus émouvantes sont sans doute celles consacrées aux sous-sols de Paris, là où sa belle-mère emmenait, enfants, le jeune Gordon et son frère jumeau Batan explorer les entrailles de la capitale. Superposés à la verticale, les tirages du film Sous-sol de Paris (1977) révèlent les multiples strates de la ville, comme un exercice de spéléologie descendant toujours plus profond, de la façade du palais Garnier à une salle de machines puis une cave à vins jusqu’aux catacombes, leurs ossements, les allées sombres dans lesquelles on aperçoit l’ombre de l’artiste, errant comme le fantôme de l’Opéra.
Le 14 juin 1976, Batan, le frère jumeau de Gordon, meurt dans des conditions tragiques : il se défenestre du loft que son frère occupe à Soho. Sous le choc, l’artiste conçoit en hommage Descending Step for Batan (1977). Il creuse le sol de la galerie Yvon Lambert, atteint la cave, continue sa percée durant tout le temps de l’exposition, jusqu’à disparaître. Gordon Matta-Clark meurt l’année suivante, à 35 ans, d’un cancer du pancréas. Yann Perreau
Gordon Matta-Clark – Anarchitecte Jusqu’au 23 septembre, Jeu de paume, Paris VIIIe
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