Dans la série Netflix de Marvin Kren, Freud s’accommode à la sauce du thriller horrifique ; sur Arte, le trajet biographique et intellectuel du grand pionnier donne lieu à un émouvant oratorio épistolaire, signé David Teboul.
Sigmund Freud en avait pourtant vu d’autres au cinéma. Intronisé personnage de fiction dès 1962 avec le Freud, passions secrètes de John Huston, il a pu bénéficier successivement des plastiques avantageuses de Montgomerry Clift (chez Huston) puis de Viggo Mortensen, (face à un Carl Gustav Jung, joué rien moins que par Michael Fassbender, dans Dangerous Method de David Cronenberg, où la rivalité des deux démiurges pionniers se double de celle de deux males alpha au top de leur sexyness).
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Même le sort hasardeux de se trouver embrigadé dans une fiction policière rocambolesque, il l’avait déjà connu (Sherlock Holmes attaque l’orient-express d’Herbert Ross, où le brave thérapeute viennois avait à charge de désintoxiquer sur divan le détective cocaïnomane). Mais rien n’aurait pu préparer le pauvre Sigmund Freud aux invraisemblables outrages que lui réservait la série autrichienne coproduite et diffusée par Netflix, intitulée tout simplement Freud. Un titre à l’économe donc pour une œuvre qui pourtant ne s’économise sur rien d’autre, qui est même probablement ce que le site de streaming a généré de plus clinquant, tapageur et grand-guignolesque à ce jour.
On ne s’effarouchera pas du procédé consistant à rapter un personnage historique majeur pour le catapulter dans une fiction extravagante. On peut sourire devant Abraham Lincoln métamorphosé en chasseur de vampires (dans une série B farfelue du début de la décennie), alors pourquoi pas Freud en grand exorciste emporté dans un maelstrom de magie noire et de cérémonies barbares ? Une petite fille ligotée sur un autel se fait mutiler les doigts de pieds par un maniaque barbouillé de sang ; une prostituée est retrouvée agonisante le sexe lacéré au couteau ; un psychiatre s’ouvre les veines et retrouvé exsangue enlacé à une poupée ; Sigmund Freud lui-même, sémillant trentenaire, devient le sextoy d’une capiteuse femme médium dont l’écume monte aux lèvres à chacune de ses transes.
Un fatras carnavalesque
On ne sait jamais franchement si ce fatras carnavalesque vise à nous crucifier de terreur ou contraire nous emporter dans un grand rire complice devant tant de bouffonneries. Peut-être qu’un peu de rigueur formelle aurait pu hisser ce grand n’importe quoi vers la puissance onirique propre aux grands maîtres du giallo (Argento, Bava etc.). Mais la redondance de la mise en scène qui brasse sans retenue des caméras portées frénétiques, des subites plongées en fish eye, des ralentis supposément lyriques et un surlignement musical mal canalisé, ne fait qu’aggraver l’indigestion produite par l’ensemble.
Un respect biographique scrupuleux chez Arte
Il n’est amusant de comparer cette abracadabrante production Netflix et le beau documentaire proposé par Arte que parce qu’ils sont évidemment incomparables. Au grand principe d’affabulation défiltrée de la série, Freud, un juif sans Dieu de David Teboul (auteur du très remarqué Brigitte Bardot, la méprise) oppose un respect biographique scrupuleux. Très classique dans la construction linéaire de son récit (de la naissance en 1856 au trépas en 1939), mais audacieux dans sa proposition formelle, le film s’enracine uniquement dans des archives (aucune interview face caméra de quelconques experts livrant en quelques formules leur point de vue sur le sujet). Il organise une lecture chorale de lettres rédigées ou reçues par Freud. Libre au spectateur, placé dans une position d’herméneute d’associer tel souvenir d’enfance et telle anecdote rapportée par l’adulte, et de se livrer à sa propre analyse du sujet Freud, déplié sur toute une existence par sa parole même.
https://www.arte.tv/fr/videos/057881-000-A/sigmund-freud-un-juif-sans-dieu/
Le sujet annoncé par le titre, à savoir le judaïsme athée de Freud, constitue une colonne vertébrale, des brimades blessantes inscrites dans l’histoire familiale à la fuite du nazisme dans les dernières de sa vie. Dès l’enfance, l’interprétation des textes sacrés constitue un premier exercice interprétatif dans laquelle se forge sa pratique future. Adulte, l’homme est tiraillé entre une sympathie pour le sionisme et une méfiance pour toute forme de nationalisme, sentiment qu’il associe plutôt à la culture chrétienne. Mais à cet axe se greffent aussi beaucoup de pistes annexes : ses amitiés, sa relation étroite et tourmentée avec sa fille Anna, l’attachement pour ses chiens, la façon dont est essaimée aussi sa science, à travers ses disciples, dont certains deviennent des rivaux.
Un casting de voix extraordinaire
Des voix familères orchestrent cet entrelacs de lettres lues : Mathieu Amalric est la voix de Freud (interprétation vers laquelle semblait le destiner son trajet dans le cinéma de Desplechin, pour lequel il avait déjà joué Georges Devereux – Jimmy P, psychanalyse d’un indien des plaines) ; Isabelle Huppert est Anna ; Jeanne Balibar Lou Andrea Salomé ; Catherine Deneuve réendosse le rôle de Marie-Bonaparte (après Princesse Marie de Benoit Jacquot) ; Micha Lescot Jung ; Sandrine Kiberlain Lucie Freud tandis que Denis Podalydès est le narrateur. L’aura personnelle de ces comédiens immédiatement identifiables, absents à l’image, mais sans cesse convoqués dans un jeu de miroirs troublant avec les corps de ceux dont ils disent les mots sur les images d’archives muettes, est pour beaucoup dans la force d’incarnation du film. Isabelle Huppert, notamment, compose une bouleversante Anna Freud rien que par sa voix.
Image fantôme
Mais la part la plus fascinante du film tient à l’impressionnant maillage de ses images, lacunaires, vacillantes, abîmées, dont la texture même convoque les fantômes. Certaines émanent directement des archives freudiennes, petits home movies primitifs, où la famille déjeune au soleil, marche dans des sous-bois. d’autres évoquent le contexte général, Vienne au début du XXeme siècle, la traversée de l’Atlantique, la montée du nazisme. D’autres encore tissent des liens métaphoriques au texte, comme ces grottes montagnardes qui figurent la description de l’inconscient. Parfois elles entretiennent un lien plus mystérieux, strictement poétique, au grand récit dans lequel elles s’insèrent. Parfois des fragments de textes (notamment pour relater les rêves de Freud) s’inscrivent sur des écrans noirs. Un montage musical ordonne ces battements entre diverses natures d’image et produit un envoûtement proche de l’hypnose – cette préhistoire de la psychanalyse.
Freud de Marvin Kren, sur Netflix. Avec Robert Finster, Ella Rumpf.
Freud, un juif dans Dieu, sur ArteTV du 30 mars au 4 juin, le lundi 6 avril à 22h35 sur Arte. Avec Mathieu Amalric, Isabelle Huppert, Jeanne Balibar, Catherine Deneuve, Sandrine Kiberlain.
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