[Jean-Luc Godard est décédé ce mardi 13 septembre. À cette occasion, nous vous proposons de redécouvrir cet article.]
[Nos grandes séries – Jean-Luc Godard] Pour ce premier épisode, nous republions un grand entretien de 1998 où le plus grand des cinéastes franco-suisses éclairait l’époque et le siècle à la lumière de son art.
Les Inrocks lancent des séries consacrées aux grandes figures suivies par le magazine depuis des années, voire des décennies. Après Houellebecq, Assayas ou Miyazaki, voici notre série consacrée à l’immense Jean Luc Godard, à l’occasion de la diffusion de son film, Le Livre d’image, sur arte.tv. A la fois cinéaste révéré et artiste total, il a été de ceux qui nous ont toujours accompagnés.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quinze ans que Jean-Luc Godard travaillait à ce projet fleuve pour aboutir à six heures géniales de pensée en mouvement sur le siècle et sur son art. Ce film à la fois funèbre et galvanisant est aussi un superbe livre d’une sentinelle de notre temps.
Pourquoi vos Histoire(s) du cinéma sont-elles traversées par l’idée de la fin du cinéma ?
La fin d’un certain cinéma, d’une certaine idée du cinéma qui a pris son essor au milieu du XIXe siècle et qui a commencé à disparaître au bout de cent vingt ans, remplacé par d’autres enfants techniques, d’autres machines et d’autres cultures, qui ne sont plus liés à la représentation et à l’art qui venaient de la Grèce et d’Homère. On perd cet art comme idée de la vie et de la création pour passer à une autre idée. Un changement beaucoup plus rapide et définitif que la fin de la perspective.
La fin de ce cinéma vous rend-elle triste ?
Je ne peux pas dire que je suis jaloux de Spielberg. Mais sur le fond, je regrette d’avoir moins l’occasion de voir des films que j’aime bien, ça me manque : il y en a beaucoup moins qu’avant et c’est moins neuf. J’ai vu un film de Kitano, Hana-bi, que j’ai trouvé absolument splendide, mais je ne ressens pas le besoin d’aller voir les autres, que je trouverai probablement moins bien.
Kiarostami, j’ai vu un film magnifique et un autre mauvais, il n’a pas eu la possibilité de faire trois bons films à la suite. Possibilité que je n’ai pas non plus, d’ailleurs. Il y a une baisse considérable de la qualité moyenne. Le dernier Rohmer, il y a deux bons premiers tiers, après il ne sait plus quoi faire et il se trompe de chemin, c’est moins bien que La Collectionneuse, même si la fin est bien à nouveau.
Dans mes films, il y a de bons moments et d’autres complètement toc, et des films entièrement ratés. C’est exceptionnel qu’on puisse faire, comme Hitchcock, six ou sept films à la suite dans lesquels il y a tous les fondements de l’art.
Quand les huit épisodes des Histoire(s) du cinéma seront-ils diffusés ?
J’ai été dépouillé de tous mes droits par Gaumont, qui a aidé à faire les films. Il ne me reste que mes droits d’auteur sur les livres et mes droits SACD sur les films. Les films seront diffusés dans un an. C’est ridicule, mais qu’est-ce qu’on y peut ? Je voudrais qu’ils passent à la télé et puis qu’ils sortent en DVD, une sorte d’édition de luxe dans le meilleur format domestique possible.
Mais Gaumont, on ne peut pas leur parler. Je suis dans la situation d’Edgar Ulmer faisant autrefois un film à la Fox. Comme j’ai bien aimé Edgar Ulmer, j’ai aimé être dans toutes les situations du cinéma : faire des films qui ont du succès, faire des films qui ne marchent pas, faire des films comme les derniers qui non seulement ne marchent pas, mais qui ne sortent même pas, me marier avec une actrice…
“Pourquoi va-t-on se bourrer à un de ces gros films américains qu’avec Anne-Marie Miéville on appelle ‘pâté’ ?”
A chaque fois, il y a une situation de plus, plutôt dans l’épreuve que dans la satisfaction, depuis quelques années. Mais bon, le monde change… Si on arrive à se lever le matin et à mettre son pantalon, on peut déjà considérer ça comme un succès. Mais aujourd’hui, je partage avec le reste du monde cette préférence pour un mauvais film américain à un mauvais film bulgare. Ça m’intrigue beaucoup : pourquoi va-t-on se bourrer à un de ces gros films américains qu’avec Anne-Marie Miéville on appelle “pâté” ?
On y va, on achète un gros cône… Et après on pleure, en se demandant dans quelle honte on s’est mis. Moi, avec d’autres, on a été les thuriféraires de films américains qui n’étaient pas appréciés. On a préféré un film d’Ulmer à La Symphonie pastorale de Delannoy, on a dit nettement que si Chateaubriand est l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, l’auteur de Rio Bravo, c’est Hawks.
On reconnaissait même certaines maisons de production comme des auteurs : les films Warner n’étaient pas les mêmes que les Columbia. Je n’ai donc pas à me mettre à genoux aujourd’hui devant Spielberg comme le font les Français, le public et la critique.
D’abord parce que ce n’est pas très bon et que, en plus, c’est malhonnête. Même quand on dit que ce n’est pas très bon, il faut quand même six pages pour le dire, comme le fait Libération. Mais personne ne les force, c’est eux qui se mettent dans cette position, qu’ils ne viennent pas se plaindre ensuite… Spielberg est le représentant maximum de cet état d’esprit, comme Bill Gates en informatique.
“Ma mère ne m’avait pas parlé de cinéma, Sartre ne m’avait pas parlé de Murnau. Alors j’ai choisi le cinéma comme on choisit de partir en voyage.”
Etes-vous allé voir Il faut sauver le soldat Ryan ?
Oui, par curiosité, parce qu’avec Anne-Marie on n’est pas sectaires. Si on avait trouvé ça bien, on l’aurait dit : il a fait cent mille saloperies puis ce truc splendide puisque j’avais lu dans les journaux que c’était splendide. Alors, allons voir… Et on s’aperçoit que le monde baisse, que la nouvelle Citroën est moins bonne que l’ancienne…
Après cette fameuse première demi-heure du Débarquement, qui est correcte, où je reconnais un certain talent par moments, et non pas un talent certain, ou un incertain talent qui aurait eu le charme de l’incertitude, on attend la suite et on s’aperçoit qu’on l’a vue et revue, que Cote 465 d’Anthony Mann était plus intéressant. Spielberg est roublard, il sait ce qu’il fait. Il est naïvement dans le succès, dans ce qui fera qu’Anne-Marie et Jean-Luc iront voir le film, en s’achetant un cône, en pleurant et en vomissant.
Avez-vous eu quand même un certain plaisir à le voir ?
Je n’arrive pas à dire… Cette histoire de guerre mondiale m’intéresse, parce que j’ai une relation équivoque à cette époque-là, parce que je suis navré de constater que les bons films sur le sujet n’ont jamais été faits, que c’est toujours des grimaces. Ça ne vaut pas John Ford, ça ne vaut pas Les Plus belles années de notre vie de Wyler, un beau film, classique et honnête.
La vraie question est de savoir pourquoi les gens veulent gagner de l’argent au-delà de 20-25 000 francs par mois, pour en faire quoi ? Tout le monde veut une maison, moi aussi ça vient de loin, comme les lapins veulent un terrier. Mais les lapins ne veulent pas quatre terriers… C’est une certaine bêtise de gens peu qualifiés, comme l’histoire de ce fonds de pension qui fait perdre des milliards de dollars, dont les directeurs étaient prix Nobel d’économie et dont le fondateur, un escroc de première, s’appelle “Heureux-temps”, Merryweather ; et personne ne se méfie de ce type qui dit “Prenez du bon temps avec moi, confiez-moi vos économies” !
“Le premier soldat américain à faire un prisonnier pendant la guerre de 14-18 s’appelait Meyer et son prisonnier aussi”
Mais tout ce que veut l’Amérique, ce pays dont les habitants n’ont pas de nom, c’est qu’on parle d’elle. C’est la phrase de Giraudoux que j’avais mise dans Allemagne neuf zéro : les Etats-Unis n’ont jamais connu la guerre, ils n’ont connu que la guerre civile, d’abord contre les Anglais, puis entre eux. Ensuite, comme les trois quarts venaient d’Allemagne, ils se sont rués contre les Germains : du coup, le premier soldat américain à faire un prisonnier pendant la guerre de 14-18 s’appelait Meyer et son prisonnier aussi.
En voyant ou en lisant vos Histoire(s) du cinéma, on est frappé par votre sentiment de solitude.
Le cinéma n’est pas admis comme instrument de pensée sauf un peu par Deleuze, qui était un bon compagnon du cinéma. C’était une certaine culture classique, composée d’un peu de tout, où on pouvait aimer Pascal, Faulkner et Cézanne. Nous, on rajoutait Renoir, Hawks ou Eisenstein. C’est un travail assez solitaire parce qu’il n’intéresse pas vraiment un historien d’aujourd’hui, même un historien d’art.
C’est plus divisé qu’avant, on est donc un peu seul en étant spécialiste de rien : quelqu’un dont on se méfie un peu. Et puis mes aînés, mes concitoyens dans ce domaine sont morts un certain nombre d’essayistes comme Fernand Braudel en histoire, ou Alexandre Koyre. Ces livres et ces émissions, je les ai faits comme un peintre ou un écrivain, donc assez seul.
Comment avez-vous procédé ?
J’ai accumulé les documents, en repiquant des films qui me plaisaient et des documentaires dont je pensais avoir besoin, en découpant beaucoup de photos. Et puis je les ai classés par sujet, un classement assez simple : femmes, hommes, couples, enfants, guerres. Il y avait une dizaine de chemises, pas énormes, de manière à pouvoir retrouver les documents. Finalement, ça s’est fait avec relativement peu de choses, mais ce peu donne l’impression de beaucoup.
“A l’époque de la Nouvelle Vague, on était au milieu du siècle et au milieu du cinéma.”
Est-ce une histoire ou une mémoire du cinéma ?
C’est la même chose. A cause de sa matière, de la façon dont il est fait et construit techniquement, le cinéma peut se raconter et faire sa propre histoire. En la faisant, il est le seul à pouvoir donner un sentiment, une idée de ce qu’on a convenu d’appeler l’Histoire. Cette histoire sera différente de toutes les autres puisqu’elle est visible et vivante, puisqu’elle reproduit du vivant à la façon dont le cinéma ou la photo le font. Le cinéma est donc le seul qui peut donner un sentiment du tissu ou du fleuve histoire.
Le cinéma peut donner ce que les journaux appelaient autrefois “le film des événements”. En littérature, on ne peut pas. Quand Joyce écrit Finnegans Wake, qui est la somme de tout ce qui peut s’écrire, il dit “Je” : c’est de la littérature, mais pas l’histoire de la littérature.
De la même manière, la sculpture ou la peinture ne peuvent pas faire leur propre histoire. Alors que le cinéma peut vraiment raconter une histoire, on l’a toujours dit. Moi, je lui ai fait raconter l’histoire de l’Histoire, à travers le cinéma.
Qui sont les historiens d’art qui vous ont inspiré ?
J’en connais très peu. Elie Faure passait par la vision et un style un peu exalté, lyrique. Malraux aussi. Alors que beaucoup d’autres se contentent d’une idée que la peinture doit étayer, comme une simple preuve de leurs dires. Quand passe à la télévision une émission qui s’appelle La Leçon d’histoire de Fernand Braudel, je la repique et j’en passe un extrait. Il parle du siège de Toulon.
Donc dans mes Histoire(s), on voit un plan de Napoléon qui part sur sa barque dans le film de Gance et, en même temps, on dit “Voilà comment on est allé chez Langlois à la Cinémathèque.” Ça me semble mieux que de dire “Un jour, X ou Y sont allés à la Cinémathèque avenue de Messine.”
Quel rapport avez-vous avec les historiens du cinéma, des gens comme Mitry, Sadoul, Bardèche et Brasillach ?
Je les ai peu lus. C’est maintenant que j’ai envie de les ouvrir, pour y trouver des informations, comme un juge d’instruction. Bardèche et Brasillach étaient des jeunes gens de droite qui allaient au cinéma sans qu’on leur ait dit que le cinéma était intéressant. C’est le même élan juvénile qui nous a permis de découvrir le cinéma dans les livres, pas dans les salles, et ces livres nous ont fait aller vers un certain cinéma. Parce que les films, on ne les voyait pas : on lisait ce qu’en disait Jean George Auriol dans La Revue du cinéma.
On a aimé ces films avant de les avoir vus et il y en a que je n’ai encore pas vus. En les voyant sur un écran, on a eu la révélation, même sans être chrétiens. On regardait des films muets en plein cinéma parlant mais pour nous, il n’y avait pas de différence, pas plus qu’entre une peinture de Goya et un tableau d’Hartung. C’était de la peinture, c’était le cinéma.
La vraie Nouvelle Vague, c’était La Revue du cinéma. C’est la phrase de Paul Klee, “La peinture, c’est ce qui rend visible l’invisible” : La Revue du cinéma a eu ce rôle car la censure interdisait Potemkine et les cinémathèques étaient encore balbutiantes, à part celle de Langlois. En découvrant enfin ces films, on leur a fait acte d’allégeance. Une autre raison : nos parents ne nous en avaient pas parlé. Ma mère m’avait un peu parlé de littérature ou de musique, mais pas de cinéma, Sartre ne m’avait pas parlé de Murnau.
Moi, l’envie de cinéma m’est venue très tard. Les gens qui parlent de leur vocation en la faisant remonter à l’âge de 3 ans, quand ils ont vu leur premier Charlot, m’ont toujours fait rire. Pour moi, le cinéma a été quelque chose qu’on peut choisir, comme on choisit de partir en voyage. Le cinéma échappait à la fois à la sphère de la culture et à la sphère des parents.
Dans un des épisodes, Serge Daney vous dit que votre génération, celle de la Nouvelle Vague, était vouée à faire une histoire du cinéma.
On était au milieu du siècle et au milieu du cinéma. On pouvait donc regarder à la fois devant et derrière. Aujourd’hui, j’avance plus à reculons dans l’avenir, mais j’avance à reculons de bon coeur. J’ai fait une échographie de l’Histoire par le biais du cinéma. De par sa matière, qui est à la fois du temps, de la projection et du souvenir, le cinéma peut faire une échographie de l’Histoire en faisant sa propre échographie. Et donner une vague idée du temps et de l’histoire du temps.
Puisque le cinéma, c’est du temps qui passe. Si on se servait des moyens du cinéma qui est fait pour ça, on obtiendrait un certain mode de pensée qui permettrait de voir les choses. Mais on n’en veut pas, on préfère parler et avoir de mauvaises surprises. L’homme est un animal spécial qui aime bien vivre dans le malheur, qui se bourre de chocolat pour être malade quand il est en bonne santé. Comme l’analyse, née au même moment, est une façon de dire, le cinéma est une façon de voir. Et les deux n’ont guère été aimés par la pensée moderne.
Aujourd’hui, on vous dit que c’est dépassé. Dans le cinéma, le documentaire a été très vite rétamé au profit de la fiction, et de quelle fiction ! Alors elle s’est appauvrie. Le cinéma devrait être un moyen de voir, de regarder avant de parler, ou de vérifier ce qu’on a dit pour retrouver une deuxième parole. Mais ça, les gens n’en veulent pas… Ça aboutit forcément à une catastrophe.
Quand a débuté le projet des Histoire(s) du cinéma ?
Vers 75-76, c’est une idée que j’avais proposée à Langlois. Au même moment, je lui disais de dynamiter la Cinémathèque, tout en conservant deux ou trois films, pour pouvoir prétendre qu’il les avait sauvés du désastre. Sous une forme imaginaire, c’est devenu dans les émissions et dans les livres : “Il faut brûler les films, avec le feu intérieur bien sûr.”
Langlois allait donner des cours à Montréal, et quand il est mort, les Canadiens m’ont proposé de continuer. C’est comme ça qu’est né le premier livre, Introduction à une véritable histoire du cinéma (Albatros, 1980) : l’enregistrement des cours que je faisais devant deux ou trois malheureux. Après, j’ai essayé plusieurs fois de mettre les huit émissions en route. Elles avaient déjà les mêmes titres, sans que je sache ce que je mettrais dans chacune, mais les titres sont restés, ce qui a aidé au mode de classification : huit chemises pour huit émissions.
Les deux premières ont été prises par Canal+, tout au début de la chaîne. Ça s’est encore arrêté, et puis ça a repris avec La Sept, future Arte. Et puis après, Gaumont a commencé à les acheter, d’abord 2 %, puis 3 %, puis 10 %, exactement comme le faisait Tapie. Au bout de huit ans, ils ont 100 %, et même 200 %.
Y avez-vous mis un point final ? Considérez-vous que c’est achevé ?
Ça pourrait durer éternellement… Mais à un moment, il faut mettre le point final, sinon ça dure trente ans, avec une série d’annexes, genre Nouvelles histoire(s) du cinéma, ça n’en finirait plus. Il y a déjà deux films que je considère comme des annexes : Les Enfants jouent à la Russie et 2 fois 50 ans de cinéma français. Ou alors il faut que je sois engagé au CNRS avec un salaire convenable… Et puis mon matériel est devenu obsolète, ce sont des films faits à la main, avec des images qui ont plusieurs générations et qu’on reconnaît à peine.
“Toute image est métaphore”
Ce ne sont pas des mauvaises reproductions, seulement des souvenirs d’émotions qui sont respectueux vis-à-vis de l’oeuvre. Le moyen scientifique et simple pour ces émissions et ces livres, c’est la comparaison et la métaphore. Car toute image est métaphore. Et le cinéma, encore aujourd’hui, est annonciateur, prévoit les choses, les annonce un peu que le film soit bon ou mauvais.
Pourquoi avez-vous retouché les deux premières émissions ?
Pour qu’elles fassent partie du même rythme et de la même dynamique que les autres. Au début, on n’ose pas y aller à fond et je les trouvais un peu plus faibles que les autres. Et puis des documents sont venus se rajouter, comme ce petit film où on voit Jean Moulin, que j’ai mis juste après l’actrice des Dames du bois de Boulogne qui dit “Je lutte” ; et après, on entend de Gaulle parler de la bataille de France.
Quel statut accordez-vous aux films, aux textes ou aux tableaux que vous utilisez ?
Quand Seguela utilise les images de Bardot nue dans Le Mépris pour une publicité sans mon autorisation, je lui fais un procès, parce qu’il exploite la chose et qu’il doit donc la payer, parce qu’il n’a pas respecté la loi d’usage. Quand on rechante la chose dans une autre chanson, comme moi, ce n’est pas pareil. Si on en tire trop de profit artistique ou commercial pour soi-même, il faut payer.
Si Baudelaire était vivant, j’aurais dû lui payer l’extrait du Voyage que j’ai utilisé : ça aurait été normal et moral. Comme avec Belhaj Kacem, qui est pauvre : on lui a payé son extrait presque trop cher, mais c’est normal. La frontière est difficile. Dans chaque cas, il faut interroger l’honnêteté morale de l’artiste par rapport à ça, voir ce qu’il en tire pour lui, s’il cite parce qu’il n’est pas capable de l’écrire lui-même.
J’ai pris un extrait d’Elie Faure, en changeant le mot “Rembrandt” par le mot “cinéma”, mais je n’ai pas l’impression de l’avoir exploité, je l’ai intégré dans une histoire dont il fait partie, je lui ai rendu les intérêts de ce qu’il m’a apporté, je lui devais bien ça. En littérature, le droit de citation, c’est tant de lignes autorisées ; en musique, c’est tant de mesures. Et au cinéma, c’est rien du tout : le copyright et c’est tout, aucun droit de citation.
En ce qui concerne mes émissions, les deux premières sont déjà passées sur quatre chaînes nationales et personne n’a rien réclamé. Donc elles ont déjà fait jurisprudence. C’est pour ça que Gaumont a tort de faire négocier les droits des extraits des films par une armée d’avocats. Ils ont peur d’être en porte-à-faux, qu’on applique le même traitement aux archives qu’ils détiennent. Ce sont des industriels qui défendent le copyright. Ce n’est pas Hitchcock qui songerait à me demander de l’argent pour le plan de la petite fille par terre des Oiseaux, parce qu’il fait partie de ma famille et qu’à un moment je l’ai reconnu…
Mon point commun avec les peintres, c’est que j’ai toujours vendu mes toiles pour continuer à en faire ou pour payer cette pièce où je vous reçois. Je n’ai réussi à conserver aucun de mes droits. Là, Gaumont a acheté mes toiles. Je peux juste regretter qu’ils ne les montrent pas de temps en temps.
Comment avez-vous conçu la circulation de l’oeil dans les livres ? Les livres comme les émissions mélangent images et écriture, alors qu’on vit dans un monde qui ne cesse d’opposer le visuel et l’écrit.
C’est une opposition très mensongère, puisque ce qu’ils appellent du visuel est en fait du super écrit, sur lequel on dit et on redit des choses, jusqu’à ce qu’une photo d’atrocités ne fasse plus peur. Alors qu’elle est plus atroce que la première demi-heure de Spielberg qui, lui, n’a rien à dire, sinon la volonté des Américains de continuer à être les leaders.
On est plus que jamais dans l’écrit, mais un écrit dépouillé de sa valeur d’écrit. Ce qui sert encore la littérature et certains écrivains, heureusement. Alors que les films sont dépouillés sur les deux tableaux. C’est comme quand on nous parle de la vitesse de la communication : c’est faux. Moi qui habite la province, hors d’Europe, en Suisse, quand les gens veulent m’envoyer un colis urgent, je leur dis de l’envoyer par la poste en petite vitesse, il m’arrivera dans deux jours. Alors que s’ils me l’envoient en express, il ne m’arrivera jamais ! Parce que DHL ou Chronopost sont dans la ville voisine, ils viennent quand ça leur chante. Si on n’est pas là, ils ne livrent pas. Voilà le progrès, voilà la grande vitesse.
Ne mentons pas, disons la vérité, et constatons que ça ne va pas plus vite… Constatons qu’il y a très peu d’images à la télévision au lieu de parler du “tout-visuel” encore un mensonge. La télévision n’a jamais rien dévoilé, c’est toujours des journalistes qui le font, par l’écriture. Chez Hitchcock, au contraire, on ne se souvient que de l’image, du sable dans la bouteille des Enchaînés et pas de ce qu’Ingrid Bergman est venue faire à Rio : c’est l’image seule qui fait tenir tout le reste.
Ma formule à propos d’Hitchcock, c’est “le seul poète maudit qui ait eu du succès”. Alors que quelqu’un comme Warhol, l’image ne signifiait rien pour lui, il n’y avait plus de foi ni de loi, sinon l’utilisation qu’on en fait : c’était déjà la publicité et ça se termine par l’image de Marilyn sur des paquets de cigarettes. La pauvre Marilyn, elle aura servi…
L’image fondatrice de tout ça, c’est le premier ready-made de Duchamp, puis de cinq ou six autres. Mais après, ça s’arrête. C’est comme si quelqu’un voulait faire une galerie de cet appartement pour y exposer un piano, et après il me demande de faire un trou dans le mur pour faire entrer le piano ! Et puis d’exposer ça !
“J’ai voulu que l’œil soit à égalité avec le texte et les images”
Mais s’il n’y a pas le texte de Duchamp, ça ne marche pas. Si ce n’est pas signé Duchamp, tout le monde dira “Attention, ça, ce n’est qu’un piano !” Il faut le nom d’auteur… Il faudrait un mélange d’Elie Faure et de Fernand Braudel pour faire l’histoire de ça, et pour montrer comment la télévision est le dernier avatar du christianisme, par son utilisation des icônes.
J’ai voulu que l’œil soit à égalité avec le texte et les images, il n’y a pas une peinture de Cézanne et un texte de Sollers à côté : c’est à égalité. On regarde et on s’aperçoit que l’image est à égalité avec le texte. J’ai voulu que les livres ne soient pas trop grands pour que les gens puissent les emporter avec eux. Et puis quand on m’a dit qu’un caractère d’imprimerie que j’aimais bien s’appelait Bookman, je me suis dit que c’était le bon.
Les films n’ont pas été tournés en numérique. Mais est-ce que ce procédé n’améliore pas la qualité de l’image ?
Encore un mensonge. Le numérique n’est pas fait pour améliorer la qualité de l’image mais pour réaliser une fusion d’une masse d’images qui doivent être transportées ensemble, comme des déportés dans un wagon. Pour pouvoir les transporter ensemble, il faut d’abord les compresser. Ensuite, il faut les décompresser, les réanimer…
De toute façon, il n’y aura bientôt plus de télévision, il y aura un four à micro-ondes avec Internet, votre banquier qui vous téléphone en même temps et un poulet qui cuira dans le fond, pauvre mère de famille !
Pourquoi vous êtes-vous engagé aux côtés de cinéastes plus jeunes, et dont vous n’appréciez pas forcément les films, en faveur des sans-papiers ?
Parce que je ne suis pas sectaire. C’est Guiguet qui nous a recommandé de voir Mange ta soupe, de Mathieu Amalric, et on a trouvé ça splendide. Dans cette affaire de sans-papiers, le jeune cinéma français voyait tout à coup ce qu’il faisait au lieu de le dire. D’habitude, ils disent “J’ai fait ça” ou “J’ai voulu faire ça”, plus rarement “J’ai pas réussi à faire ça”. Alors qu’il faudrait se contenter de regarder le résultat.
Dans le sport, on ne peut pas tricher, il y a une vérité de la performance physique : on ne peut pas dire qu’on saute deux mètres en hauteur si on saute cinquante centimètres. Ces jeunes cinéastes ont fait un montage, c’est ce qui m’a frappé, alors qu’ils ne font plus de montage depuis longtemps ils montent tous en virtuel.
Dans un autre domaine, ils sont donc parvenus à faire les films qu’ils ne font pas, ils ont fait du cinéma en rapprochant des choses, en montrant ce qu’ils avaient vu. Ils ont sauvé l’honneur. Ce texte en main, je pouvais donc oser accepter un deuxième César d’honneur, c’était un texte-bouclier qui me protégeait.
On sent une volonté de lyrisme dans les Histoire(s) du cinéma…
C’est mon naturel lyrique et plastique. J’ai toujours été un romantique tenu par une clé de sol classique. Mais peut-être que si je savais chanter dans la vie, pour moi tout seul, je serais moins lyrique dans les oeuvres.
Il y a un plan de vous à votre machine à écrire, avec une casquette à visière de plastique, où vous semblez hagard, comme si vous sortiez d’un cauchemar qui serait l’histoire du cinéma.
Ah ben, ça alors… Je n’ai pas du tout pensé à ça… Mon idée, c’était de faire scénariste d’Hollywood. Vu votre réaction, c’est loupé… Ça me fait penser à cette phrase de Bonnard qui dit “Les intentions sont néant.” Voilà, dès qu’il y a une intention, c’est néant, on en a la preuve par l’exemple.
Ce que j’ai fait de mieux, c’était quand il n’y avait pas d’intentions. Je ne vais pas vous dire que vous n’avez pas compris, c’est moi qui suis mauvais si vous avez vu autre chose. Si vous posez la question, c’est que c’est raté, j’ai laissé le sens contaminer, je n’ai pas fait assez attention. Quand c’est réussi, on n’a pas besoin de me demander ce que j’ai voulu dire par là : ça le dit et il n’y a pas à en parler.
Au début de chaque livre, il y a écrit Introduction à une véritable histoire du cinéma, la seule la vraie.
C’est le vrai titre, ce n’est qu’une introduction, comme ces livres de philosophie que j’aime bien qui s’intitulent Introduction à la philosophie de Hegel : ça signifie “venez là”. “La seule la vraie”, ça signifie la seule, la vraie possible. De toute façon, il y a des grands hauts et des bas dans ces émissions. La plus élaborée est la première, du point de vue mélange de thèmes et de documents, c’est pourquoi je l’ai appelée Toutes les histoires.
La deuxième, Une Histoire seule, est celle que j’ai le plus reprise, où ça tire le plus la langue. Les deux suivantes, Seul le cinéma et Fatale beauté, ça a été dur aussi, il a fallu les reprendre. Tandis qu’arrivé à la cinquième, La Monnaie de l’absolu, je pédalais bien, c’est venu plus facilement, comme un éditorial chanté. Une Vague nouvelle, c’est la Nouvelle Vague, c’est donc plus personnel, c’est plus pour Sadoul, avec le côté “Qu’est-ce que c’était la Nouvelle Vague ?” des aveugles à qui on a ouvert les yeux.
“Je me suis effacé pour former un discours fait de combinaisons”
Les deux dernières, je suis revenu à la philosophie de l’histoire du cinéma, à son échographie. Je me suis effacé pour former un discours fait de combinaisons, comme un romancier qui combine des phrases. La toute dernière est plus historique au sens classique, elle essaie de penser l’histoire de ce siècle qu’a parcouru le cinéma. L’ensemble est un essai romanesque, une échographie cinématographique de l’histoire.
Auschwitz reste le point aveugle de cette histoire ?
Je pense qu’il faut deux générations. Mon grand-père était collabo, mes parents étaient médecins à la Croix-Rouge suisse et ils ne m’ont rien dit alors que mon père avait peut-être vu quelque chose des camps. J’ai eu une formation de droite, même sans le savoir. La littérature, après mon adolescence, m’a aidé à en sortir.
Mais j’étais beaucoup moins militant que Rivette. Je me souviens qu’une fois, place de l’Alma, des voitures passaient en klaxonnant “Algérie française !” ; et j’ai dit comme ça “Oh, il est beau ce son.” Rivette m’a presque giflé, il m’a drôlement engueulé.
Pourquoi les nazis ont-ils filmé les camps alors qu’ils ont tout fait pour que ça ne se sache pas ?
Parce qu’ils avaient la manie de tout enregistrer. Les Allemands sont comme le criminel malade qui ne peut pas garder pour lui la preuve de son crime, qui ne peut pas s’empêcher de l’envoyer à la police alors qu’il était bien tranquille dans son coin. Regardez ce médecin d’Auschwitz dont les journaux ont parlé, qui ne peut s’empêcher encore aujourd’hui de se vanter de ses crimes. Les archives, on les découvre toujours longtemps après.
Regardez le procès Papon, dont on n’aura le droit de voir les débats qu’en 2030, c’est incroyable ! Incroyable qu’on n’ait pas pu suivre les débats sur une chaîne d’histoire ! Je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, mais je pense que si je m’y mettais avec un bon journaliste d’investigation, je trouverais les images des chambres à gaz au bout de vingt ans. On verrait entrer les déportés et on verrait dans quel état ils ressortent. Il ne s’agit pas de prononcer des interdictions comme le font Lanzmann ou Adorno, qui exagèrent parce qu’on se retrouve alors à discuter à l’infini sur des formules du style “c’est infilmable”.
Il ne faut pas empêcher les gens de filmer, il ne faut pas brûler les livres, sinon on ne peut plus les critiquer. Moi, je dis qu’on est passé de “plus jamais ça” à “c’est toujours ça” et je montre une image de La Passagère de Munk et une image d’un film porno ouest-allemand où on voit un chien qui se bat avec un déporté, c’est tout : le cinéma permet de penser les choses.
Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 2 (1984-1997), écrits, documents et entretiens réunis par Alain Bergala (Cahiers du cinéma), 512 pages.
Réédition du tome 1 (1950-1984) (Cahiers du cinéma), 624 pages.
Histoire(s) du cinéma par Jean-Luc Godard (Gallimard/Gaumont), 972 pages.
Retrouvez tous les épisodes de notre série grâce aux liens ci-dessous
Episode 1 1998, quand Jean-Luc Godard nous contait ses “Histoire(s) du cinéma”
Episode 2 Jean-Luc Godard, artiste majeur de notre siècle
Episode 3 “Cherche interprète et âme sœur”, Anna Karina raconte Godard
Episode 4 Jean-Luc Godard en 2004 : “En tant que créateurs, on est devenus des SDF”
Episode 5 Vidéo : Dans les coulisses de nos interviews avec Godard
Episode 6 Dix godardismes pour les nuls : ses meilleures “punchlines”
Retrouvez l’interview Inrocks’n’Rolle que nous a accordée Jean-Luc Godard à son domicile suisse (à Rolle, donc) dans notre numéro du 17 avril en kiosque ou en ligne
{"type":"Banniere-Basse"}