Avec Chocolat, son premier album solo, le rappeur Roméo Elvis s’affirme comme un passeur du néo-rap. Emancipé des bandes amicales et familiales, il explore de nouveaux territoires avec humour et dextérité.
Il faut commencer par ce souvenir brûlant. Samedi 3 décembre 2016, file d’attente XXL composée de gamins surexcités devant le petit bar rennais La Notte qui accueille, dans le cadre des Bars en Trans, le Bruxellois Roméo Elvis. Une personne de moins de 25 ans nous a tannée pour en être, fredonnant à tue-tête un refrain qui nous avait échappé : “On est serrés dans une caisse, Bruxelles arriiiive.” Bingo, le live est aussi transpirant que l’attente trépignante.
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Casquette noire à l’envers, visage encore imberbe, Roméo Elvis tombe le T-shirt blanc pour enchaîner les titres torse nu et tatoué, le regard aussi possédé que le flow. Le charisme explose. Sous nos yeux, Roméo rassemble les figures du rockeur et du rappeur, déclarant sienne la fureur punk sans renier l’art de la punchline. “J’aime avoir la lumière sur moi, qu’on me regarde. J’aime ce côté punk dans le rap et j’ai un énorme ego. Je ne suis pas un mec de studio”, nous lâche-t-il un mois plus tard dans l’hôtel bruxellois où il nous a rejoint avec son sourire extra-large. “Je ne sors pas d’album parce que dans le hip-hop, un premier album c’est symbolique, c’est comme un enfant. Il faut se sentir prêt”, précisera-t-il plus tard.
Un premier album solo ou presque
Deux ans ont passé, Roméo est prêt. Son tout premier album solo sort ces jours-ci sous le drôle de nom de Chocolat. On vous voit lever un sourcil interloqué. Précisons : son ep Morale, son premier album Morale 2 et sa réédition Morale 2Luxe avaient été réalisés avec Le Motel, son fidèle beatmaker qui accompagnait sa voix brute de prods brumeuses, limite jazzy. Si Chocolat est présenté comme son premier solo, il l’est sans l’être.
“Le vrai réalisateur de l’album, c’est mon ingé-son, OEL Record, L’Œil Ecoute Laboratoire”, nous répète-t-il à deux reprises lors de notre entrevue. Sans compter Le Motel, le DJ belge Todiefor, le claviériste néerlandais Lennard Vink, et Vladimir Cauchemar – le génie masqué derrière le tube à la flûte, Aulos – à la production/réalisation. “Vladimir Cauchemar avait compris ce vers quoi je voulais aller. Souvent, on te présente pleins de prods et tu cherches dedans. Pas avec lui ! Il n’y avait pas de brouillons. Il m’a vraiment inspiré sur le tiers du projet, au moins.”
« Cet album s’est fait en équipe. Tout le monde y réfléchissait et tout allait vite. En une journée on pouvait transformer un son. C’était hyperdynamique » Vladimir Cauchemar
Joint par téléphone, le principal intéressé abonde : “Je ne lui ai présenté que trois ou quatre prods, pas plus. Le titre T’es bonne est de moi à la base mais on l’a retravaillé avec Todiefor car on s’est rendu compte qu’il avait besoin d’un petit coup de fouet. Cet album s’est fait en équipe. Tout le monde y réfléchissait et tout allait vite. En une journée on pouvait transformer un son. C’était hyperdynamique. Pour moi, c’est ça le rap : la rapidité d’exécution, la spontanéité. Si un titre n’est pas bon en une heure il ne le sera jamais !”
Une histoire de bande
Roméo embarque toute sa clique dans un studio amstellodamois prêté par Red Bull. L’alchimie est au rendez-vous, Chocolat y est quasiment bouclé avant une session finale à Bruxelles. “Ils s’échangeaient vraiment les prods pour les compléter les uns les autres, ajoute Roméo. C’était quasiment à l’américaine, avec quatre ou cinq beatmakers qui bossent ensemble. Ils s’entendaient grave bien.”
Une belle histoire familiale comme les médias en raffolent. Et c’est bien là le problème
Roméo Elvis, c’est une histoire de bande, de groupe, de famille. Récapitulons pour les novices : Serge Van Laeken, le papa, commença au début des années 1980 dans le groupe de post-punk Allez Allez avant d’entamer une carrière solo brinquebalante sous l’alias Marka. Laurence Bibot, la maman, est une comédienne décrite par nos connaissances belges comme la “Chantal Lauby” du plat pays. Angèle, la petite sœur, est Angèle, celle qui remporta la Victoire de la révélation 2019 avec son premier album Brol. Une belle histoire familiale comme les médias en raffolent. Et c’est bien là le problème.
Lorsqu’on rejoint Roméo à l’extérieur du studio photo où l’on shoote la couve pour une pause joint/clope, il nous confie à quel point le systématisme des médias le fatigue, notamment les éternelles questions indiscrètes sur sa sœur. Quant à demander à ses parents leur avis sur sa musique : “Non, jamais. Je ne leur montrais jamais mes devoirs. Je leur montrais un résultat, et j’étais d’autant plus fier ! Ils glissent parfois des remarques… Ma daronne sur le fait que je parle souvent de ma bite, mais sans me le dire frontalement. Je pense qu’ils se disent parfois que je vaux mieux que ça. Ils attendent moins de vulgarité.”
« Je suis une babelute, une parleuse”
Roméo est pourtant loin de jouer la carte hardcore, préférant fustiger Theo Francken, secrétaire d’Etat belge à l’Asile et aux Migrations (sur l’engagée La Belgique Afrique), commenter l’industrie musicale, les relations amoureuses, la pression des réseaux sociaux – à laquelle il cède, inévitablement. Son compte Instagram affiche 860 000 abonnés et un paquet de publications allant de la pure promo aux sketchs que l’on vous conseille à 2 000 %. Les meilleurs concernent la réception de Chocolat justement.
Dans l’un, Roméo parodie une interview menée par un journaliste cherchant à décrypter le nom de son nouvel album. Plus loin, il se met dans la peau d’auditeurs commentant Malade, son nouveau single : “Il sort un petit peu de sa zone de confort !”, “Moi, je préférais quand il faisait du vrai rap en mode rap”, “C’est devenu un peu commercial, mais pas dans le mauvais sens du terme”, “Putain, on sent qu’il a envie de passer en radio”, “Il parait qu’il sort avec Angèle !”, “Ça fait penser à du Lomepal”, “Mais c’est pas Lomepal au début ?”
Sa capacité à saisir parfaitement l’image qu’il renvoie doublée de son sens de l’(auto)dérision en font un personnage drôle et attachant, taillé pour Instagram. “Je perds pas mal de temps avec ça ! Sur Instagram j’ai construit une relation avec plusieurs centaines de fans depuis des années. Avec certains on discute foot, d’autres rap. Certains ont 13 ans, d’autres travaillent dans la finance. Je lis aussi les commentaires. Les mecs trouvent toujours des phrases originales, des punchlines. Internet, c’est super inspirant. Ce métier isole beaucoup donc ça me permet de garder un lien social. Mon père dit que je pourrais être ami avec un chien avec une casquette ! Ça veut dire que je peux taper la discute avec tout le monde tout le temps, je suis une babelute, une parleuse.”
Ecologie et féminisme
“J’ai été aussi fan de la musique que du personnage, nous explique Vladimir Cauchemar. Il n’y a pas vraiment de filtre entre ce qu’il est pour de vrai et ce qu’on voit. Je pense que c’est ça que les gens kiffent aussi. Ils ont l’impression de le connaître.” Le connaître lui et sa famille, un peu comme si on mangeait le poulet du dimanche midi à table avec eux. D’autant que sa sœur Angèle a exactement le même rapport à Instagram, proposant à son 1,3 million d’abonnés blagues, grimaces, promo et chorés avec sa moitié, le danseur Léo Walk. A Noël, leur père leur a offert une gourde, les encourageant à en faire la promotion sur leurs réseaux afin d’écoresponsabiliser leur fanbase. Roméo Elvis l’écoute, lance le hashtag MaGourdeàMoi et devient, au moment même où la jeunesse belge descend dans la rue pour réclamer des actions politiques contre le dérèglement climatique, l’une des figures du mouvement écolo.
Sa sœur embrasse le combat féministe, quand sa copine s’investit dans la collecte de produits d’hygiène pour les femmes SDF avec le réseau Entourage. On pourrait facilement les taxer d’opportunisme, si ces actions ne témoignaient, bien au contraire, d’une conscientisation de la jeunesse actuelle sur deux sujets majeurs : le sexisme et la crise climatique. Sans oublier Lomepal, sorte de cousin éloigné qui, tous les lundis, distribue des repas chauds à des personnes dans le besoin.
Mélanger rap et chant avec décomplexion
Lomepal justement, son “meilleur ami” dixit Roméo. Après avoir envisagé de sortir un album commun, les deux rappeurs ont finalement fait le choix de la carrière solo, ce qui ne les a pas empêchés d’enregistrer deux featurings, dont le tube 1000 °C. Roméo ne laisse transparaître aucun agacement lorsqu’on le questionne sur leur manière similaire de mélanger rap et chant avec décomplexion. “Saïan Supa Crew faisaient déjà des harmonies, des chants. En quelques années, ça s’est démocratisé dans le rap. On m’a dit que Malade était super Lomepal, juste parce que j’ai mis une disto et que je parle cœur écorché”, balaye-t-il.
« Chocolat est une espèce de feu d’artifice de tout ce que Roméo a envie d’explorer” Vladimir Cauchemar
“J’ai la chance d’avoir travaillé avec les deux et ils n’ont pas du tout la même approche, abonde Vladimir Cauchemar, qui a signé plusieurs prods sur Jeannine, le deuxième album de Lomepal. Pour comparer Jeannine et Chocolat : l’un est très monolithique avec une couleur, un ton, presque un thème, là où Chocolat est une espèce de feu d’artifice de tout ce que Roméo a envie d’explorer.” Reste qu’il les voit comme “les enfants” d’Orelsan, “ce qu’ils admettent tous d’ailleurs”.
On s’attendait donc à retrouver Lomepal et Angèle sur Chocolat. Perdu ! Roméo a refusé la facilité. “Ça me paraissait évident que si je continuais à faire un max de morceaux avec eux, ces comparaisons n’allaient plus jamais me quitter. Or j’estime que j’étais capable de faire Chocolat super bien, sans pour autant faire appel à eux. C’est mon côté orgueilleux ! Et puis c’est un challenge. J’aime bien prendre le contre-pied.”
« J’avais trop peur qu’on me dise non »
Les featurings ont de quoi surprendre. Outre Zwangere Guy et Témé Tan, on découvre -M- sur Parano et, surtout, Damon Albarn sur le dernier morceau, Perdu. “Ce sont des fantasmes, des artistes avec lesquels je rêvais de faire des feat. Mon label m’a proposé de les contacter. Je n’osais pas du tout le faire, j’avais trop peur qu’on me dise non.” Ce fut deux oui. Si le titre avec Chedid s’est fait à distance, Roméo a passé une soirée avec Damon dans un studio parisien pour composer leur titre, à quatre mains et deux voix, avant de faire appel à une chorale londonienne pour compléter le tout. Alors qu’on lui parle Blur, il répond Gorillaz. “D’ailleurs, Jamie Hewlett (l’auteur des dessins de Gorillaz – ndlr) et sa compagne Emma de Caunes étaient aussi en studio. J’ai pu causer avec eux, c’était génial !”, se remémore-t-il, avec ces yeux brillants de l’enfant émerveillé.
Ado, Roméo admire Gorillaz, beaucoup, mais aussi Jimi Hendrix et MC Solaar. Ressentant un féroce besoin de s’exprimer, Roméo lâche bien vite le rock qu’il pratiquait lycéen avec des copains pour se lancer dans des freestyles vidéo avant de se rapprocher du trio de rap belge L’Or du Commun. “Roméo était venu à un de nos concerts dans un café à nos débuts, raconte l’un d’eux, Loxley. Nous, on avait vu quelques vidéos tournées dans sa chambre. On l’a invité chez nous à boire des coups et on s’est compris directement !”
“Il a su décomplexer le genre et venir avec sa propre sauce qui brise les codes » Caballero et JeanJass
Viennent ensuite les tontons Caballero et JeanJass, avec qui il signe son premier tube, Bruxelles arrive. “On est une génération superdouée, très variée dans les délires et qui essaye d’être originale, une ribambelle de nouvelles sauces exclusives que tu veux absolument foutre sur tes frites !”, commentent-ils, sans cacher leur admiration pour Roméo : “Il a su décomplexer le genre et venir avec sa propre sauce qui brise les codes, il a clairement participé au changement pour qu’on puisse rentrer dans l’ère du néo-rap. Si Grems et Pharrell fusionnent ça donne Roméo.”
Les réflexions incessantes de Roméo
S’il fonctionne en bande, Roméo s’isole régulièrement pour écrire ses textes chez lui. “J’ai une banque de données d’idées qui tourne tout le temps dans ma tête. Je me plonge régulièrement dedans, j’écris un texte, que je peux lâcher à un moment pour en commencer un autre. Je n’écris jamais un texte du début à la fin d’une traite. Je dois en avoir environ 150 ! Je les relis parfois pour piocher des idées.”
« A chaque fois je gravis des échelons. Je vois les choses comme Mario. Je ne suis pas encore arrivé au château de Peach !” Roméo Elvis
Si l’on s’attache beaucoup aux prods – capables de garantir un passage radio – la spécificité de Roméo tient surtout à ses textes, impulsifs et parfois abstraits, drôles et torturés, que l’on sent nés dans un esprit en proie aux réflexions incessantes sur ce qui l’entoure. Roméo absorbe. Trop peut-être parfois, au risque de frôler la paranoïa. “Je suis sensible au regard des autres. J’aime bien avoir des avis extérieurs”, concède-t-il.
Sa fragilité vient surtout de ses acouphènes, qui lui pourrissent la vie depuis un voyage en Suisse en 2015. A priori, rien à voir avec les concerts, Roméo a le tympan fragile de naissance. Les sifflements ne s’arrêtent jamais, et le rappeur se voit désormais contraint de fuir le silence, qui n’en est d’ailleurs plus un. “Si j’arrête la musique, il faut que je trouve quelque chose qui me fasse oublier mes acouphènes…” Et d’ajouter, malicieux : “Et puis, je suis très ambitieux. Là, j’atteins Bercy ! A chaque fois je gravis des échelons. Je vois les choses comme Mario. Je ne suis pas encore arrivé au château de Peach !”
Malgré le succès, la célébrité, la sortie de l’album sur une major (Barclay), Roméo garde la sincérité rivée au cœur, incapable de bullshiter son interlocuteur, se rappelant même parfaitement de notre première rencontre. “Depuis le début j’aime bien sa gueule”, résume Vladimir Cauchemar. C’est ce qu’on se dit nous aussi, depuis ce fameux samedi 3 décembre 2016. Roméo Elvis est du genre à partager sa tablette de chocolat. Autrement dit : pass pass le oinj.
Chocolat (Barclay). Sortie le 12 avril
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