[Le monde de demain #14] Danseuse et chorégraphe, Mathilde Monnier a dû interrompre les tournées de plusieurs spectacles. Elle continue à distance les répétitions de son spectacle avec les étudiants de La Manufacture de Lausanne et propose chaque jour des capsules de respiration, de danse et de yoga sur son compte Instagram.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 9 : Le monde de demain, selon Simon Liberati
>> Episode 10 : Le monde de demain, selon Bernard Lahire
>>Episode 11 : Le monde de demain, selon Jakuta Alikavazovic
>> Episode 12 : Le monde de demain, selon Tristan Garcia
As-tu l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Mathilde Monnier – Oui, mais je pense qu’il va l’être encore plus dans les semaines qui viennent. Elles seront non seulement inédites, mais tendues. On a basculé progressivement dans la compréhension de ce qui est train de se passer et il y a encore un certain nombre de choses qu’il nous faut comprendre sur la signification et l’impact de cette situation : sur nos corps, sur le personnel médical, sur les équilibres de notre société. Pour ma part, je suis restée sidérée pendant plusieurs jours, incapable de réagir. La sidération, c’est une immobilité. Malheureusement, je crois qu’on n’a pas encore atteint cette prise de conscience. Je vis avec un médecin alcoologue qui travaille dans plusieurs cliniques et qui a dû vider une partie de son service pour se préparer à en faire un centre de dépistage pour les médecins dans l’une et, dans l’autre, préparer un service de postcure pour les malades qui sortent de réanimation et qui ne sont pas complètement guéris. Et puis, il travaille aussi avec ses malades qui ont été un peu abandonnés ; ils ont dû quitter la clinique, il ne peut plus les voir. Or, il a des malades très lourds. Il y a une part aveugle : tous ces gens qui étaient malades et n’ont plus de lien régulier avec leurs médecins, il faut parfois repousser des opérations lourdes. Même si à Montpellier, on n’est pas encore au pic de la vague et qu’on a la chance d’avoir beaucoup d’hôpitaux et de médecins, je ressens au quotidien cette tension de l’hôpital qui concerne les médecins et tout le personnel encadrant – infirmier·ères, aides-soignant·es. De cefait j’ai sans doute pris plus rapidement la mesure de ce danger qui n’a rien à voir avec la situation des artistes qui se retrouvent “juste “sans boulot.
Es-tu confiante quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
J’étais en lien avec mon frère qui vit à Hong-Kong et qui a vécu la crise avant nous. J’ai beaucoup parlé avec lui depuis janvier et il m’a sérieusement mise en garde : “Attention, ça va arriver en Europe, ça va être terrible. » Au fond, je ne comprends pas pourquoi l’Europe, peut-être plus encore que la France, n’a pas anticipé cette situation alors que le monde entier voyait ce qui se passait en Asie. Comme s’il y avait une barrière psychologique indépassable et que les gens se disaient : “C’est comme le Sras, ça va rester loin de chez nous. » Cette impréparation m’interroge et, aujourd’hui, c’est cet excès qui nous a fait passer d’une désinvolture totale quant au corps médical à une apologie, comme l’a fait Macron à Mulhouse. On a plus besoin d’actions que d’éloges permanents. Je trouve ça un peu limite, même pour les soignants. Qu’est-ce que ça cache ? Le fait que l’action n’est pas à la hauteur des paroles ? J’imagine que ce n’est pas facile non plus.
Choisir le confinement total plutôt qu’un dépistage massif sur la population, comment le ressens-tu ?
En fait, un dépistage massif est très compliqué. Je crois que le confinement a fait ses preuves en Chine où les populations sont très disciplinées. Tous les pays y viennent aujourd’hui – à part certains comme la Suède, mais ils se posent des questions -, il n’y a pas d’autre solution. C’est la seule barrière qu’on ait trouvée à la propagation, qui semble d’ailleurs être égalitaire. Nous sommes tous et toutes logé·es à la même enseigne.
Pas tout à fait… Etant confinée à la campagne, je ne me sens pas dans la même situation que ceux et celles qui vivent trop nombreux dans des appartements trop petits.
Oui, c’est sûr. Le confinement n’est pas le même pour tout le monde et il y a peut-être un manque d’aides. Par exemple, pour la garde des enfants. On pourrait organiser des sorties pour les enfants deux après-midi par semaine avec quelqu’un qui serait dépisté négatif au Covid-19, pour que ça ne pèse pas complètement sur des familles qui sont en très grande proximité et où il va y avoir des tensions terribles. Pour les parents, c’est un vrai challenge d’avoir tout d’un coup un double métier : le leur en télétravail et enseignant pour leurs enfants.
As-tu peur de la maladie ?
Non, je n’ai pas peur. C’est un peu irrationnel de dire ça, mais on se sent toujours invincible et on pense que ça ne passera pas par soi. C’est aussi parce qu’il faut être fort dans sa tête.
En tant que chorégraphe, qu’implique pour toi le confinement ?
Beaucoup de dates de tournées ont été annulées : Gustavia avec La Ribot au Carreau du Temple et Please avec La Ribot aussi et Tiago Rodrigues à Lisbonne. Il y a des jours difficiles, pour Please surtout puisque la tournée débutait. Mais c’est comme ça. J’avais une vingtaine de dates jusqu’en juin et celles de mai commencent à sauter. Pour juin, les gens essaient encore de préserver les dates. Mais il ne s’agit pas que des spectacles. Il y a aussi ce projet à l’université de Strasbourg qui est interrompu. C’est un séminaire de cinq semaines sur la marche pour lequel j’ai invité énormément de gens à parler de cette question dans le champ de l’art contemporain, de la littérature, de la philosophie, du cinéma. Il me reste trois sessions et je ne sais pas si je vais les faire plus tard ou pas du tout.
Que fais-tu de ce temps de confinement ?
Je dois dire que ce n’est pas facile… Jusqu’à il y a peu, j’allais danser dans mon atelier mais depuis la restriction du déplacement à un kilomètre autour de la maison, je n’y vais plus. J’ai l’impression d’avoir beaucoup de temps, mais de façon très séquencée et je ne me dis pas que je vais pouvoir lire des livres… Il y a quand même un peu d’angoisse, une difficulté à se concentrer et il est difficile de se mettre au travail…
Comment poursuis-tu le travail de création avec les étudiants de La Manufacture ?
On continue sur Dropbox, Messenger. Je leur envoie des vidéos, des consignes, des films à regarder. Je leur demande de se filmer. Comme ils sont en Suisse, ils peuvent sortir dans la rue plus facilement que nous. En ce moment on travaille sur des courses, sur l’essoufflement. Après, je corrige les vidéos et je leur fais des retours. Je vais voir si je peux faire des bout à bout d’écriture.
Qu’est-ce qui a déclenché ton envie de poster ces capsules vidéos quotidiennes sur Instagram ?
J’ai commencé le premier jour du confinement. Ça a été tellement violent et quand même assez inattendu… Tout s’est fait très vite. Après l’annonce de Macron le lundi soir, je me suis réveillée au milieu de la nuit en pensant qu’il fallait que je fasse un geste, que je sois active. J’ai pensé à la respiration, qu’il fallait aider les gens à respirer. C’est ce qu’on fait dans le yoga où on travaille d’ancestrales techniques de respiration très précises, des techniques de développement du souffle transmises de génération en génération. Ça a commencé comme ça, tout simplement. La respiration est aussi mon point sensible : je suis asthmatique et j’ai souffert à certains moments de très mal respirer. Le travail sur la respiration m’a beaucoup aidé dans ma vie, pour être bien tout simplement. Je suis très touchée par le fait que le Covid-19 aille directement sur les poumons.
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L’autre élément déclencheur a été le projet de création avec les étudiants de l’Ecole des arts de la scène de Lausanne, la Manufacture, qu’on doit créer pour le festival June Events à Paris, en juin. On devait reprendre les répétitions lundi 23 mars après une première période de travail de dix jours en décembre au moment des manifestations à Hong Kong. C’est un projet de recherche sur l’air, justement : à qui appartient l’air, considéré comme un espace et un bien commun gratuit ? On a commencé à écrire une chorégraphie sur cette question de la respiration comme un bien commun. Je leur ai donné beaucoup de textes à lire, notamment ceux de Peter Sloterdijk sur l’écume et les effets de serre. Il y parle des architectes de l’air et de la façon dont l’air est devenu un espace d’exploitation. Il reprend aussi d’autres livres à propos de la Première Guerre mondiale, quand l’air est devenu une arme avec l’utilisation des gaz. Aujourd’hui, avec le coronavirus, il ne s’agit plus seulement de l’air, mais aussi du toucher, de la proximité. Cela concerne des symptômes très importants de notre société. Cette maladie touche quelque chose de très intime pour nous et dans le rapport à l’autre.
Il y a une anticipation troublante dans ce choix de travailler sur l’air…
Oui, mais c’est ma préoccupation de toujours de bien respirer. Et puis ce projet a commencé quand il y a eu les grands incendies en Australie, l’air y est devenu irrespirable, et aussi quand on a commencé à colorer l’air et l’eau à Hong Kong pour pouvoir retrouver les manifestants, en décembre, ou encore avant, quand on a envoyé des gaz lacrymogènes sur les Gilets jaunes.
Comment imagines-tu chaque jour ce que tu vas proposer sur Instagram ?
A chaque fois, j’essaye de faire trois ou quatre petits exercices simples destinés à un public amateur – les danseurs, eux, savent ce qu’ils ont à faire. Je m’adresse à des gens qui ont envie de bouger sans sortir et je partage des exercices qui sont anciens, qui m’ont été transmis, comme celui d’Hideyuki Yano (chorégraphe japonais des années 1980, fondateur du Ma Danse Rituel Théâtre à Paris – ndlr). J’ai mémorisé plein d’exercices donnés par différents chorégraphes. Je fais surtout attention à proposer des exercices simples lors desquels les gens ne puissent pas se blesser. Ce qui me rend folle avec les tutos de musculation, c’est qu’ils ne sont vraiment pas sûrs. Ça a l’air efficace, mais ça ne l’est pas. Les gens voient des corps parfaits en train de se muscler et on enchaîne des pompes jusqu’au moment où on va se casser un poignet, s’allonger un muscle, se blesser… C’est hyperdangereux en fait, il n’y a aucune préparation. C’est une course à la musculation qui ne prend pas en compte les morphologies différentes et reste sur une image très codifiée du sportif. Ça formate beaucoup et je ne connais aucun danseur qui travaille comme ça. Les exercices que je donne font travailler en profondeur et sont au bord de la danse.
Sur les premières vidéos tu es assise, ensuite, tu te lèves. Il s’agit de modifier la posture du corps tout en travaillant la respiration ?
Oui, c’est un peu comme une classe ; ça dépend aussi de mon expérience du moment. Je pense que c’est bien d’alterner des choses debout avec des exercices de yoga un jour sur deux. Alors qu’on peut faire ces exercices de respiration quotidiennement, le yoga ashtanga que je pratique est très physique et on ne peut pas en faire tous les jours. C’est une des branches importantes du yoga. Il est très simple, on répète les mêmes exercices et il est surtout dynamique. C’est un yoga d’élongation, de musculation, de dynamisme et de concentration.
« C’est au bord de la danse », dis-tu. Peux-tu développer comment tu vois ce travail de respiration en tant que danseuse et chorégraphe ?
L’idée de ces capsules est d’amener progressivement à danser, d’aller vers une danse que chacun va s’approprier. C’est un peu ce que j’avais fait avec Philippe Katerine quand je l’ai fait danser dans 2006 Vallée (rires) ! L’idée, c’est que petit à petit, on commence à danser, sans a priori, pour se sentir mieux, sans être justement devant des tutos pour apprendre telle ou telle danse – ce que j’aime bien aussi, il se passe des choses intéressantes sur Instagram, comme Tik Tok Dance où tout le monde se met en scène en dansant. Et puis, être dans sa chambre confiné, où personne ne vous voit, c’est aussi quelque chose d’agréable, on n’est pas dans un cours de danse et, finalement, chacun peut se lâcher.
Penses-tu que cette crise soit un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde avant ?
Il y a une chose que je crains : que cette crise soit mise de côté et que l’on redémarre très vite, comme ça se passe aujourd’hui en Asie. Comme des gens auront perdu beaucoup d’argent, le capitalisme va être encore plus agressif. Le temps de la réflexion doit être pris maintenant, sinon, lorsque tout va reprendre, on va être complètement dépassés. Je me trompe peut-être et j’espère qu’il y aura des mouvements d’opposition. En tout cas, je redoute que le capitalisme ne reprenne vite le dessus – et il est déjà en train de se préparer.
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
Le télétravail est hyperpositif. J’espère qu’on ne reviendra pas dessus. C’est un vrai acquis social et il s’est mis en place à toute vitesse, alors que je me souviens qu’au Centre National de la Danse, ça paraissait impossible à gérer. Et là, en trois jours, tout le monde au télétravail ! Pareillement, en quelques jours on a stoppé des lois sur l’emploi, la réforme des retraites – et j’espère qu’on ne la reprendra pas. Il faut espérer que l’on va mieux comprendre ce qui se passe dans les universités ou les hôpitaux. La prise de conscience de nos manques est positive. Cela dit, je reste plutôt pessimiste et je ne pense pas que le monde prenne vraiment le temps et veuille ralentir le cours des choses pour que l’on soit moins dans le stress du temps, de la surproduction, de la multiplication des tâches, de l’évaluation et du contrôle permanents de chacun.
Pas mal de voix s’élèvent aujourd’hui pour critiquer la restriction des libertés imposée par l’Etat et beaucoup redoutent que ces lois ne deviennent pérennes.
De fait, à partir du moment où elles sont discutées et appliquées dans l’espace public, et donc expérimentées par les gens, cela revient à nous habituer à une certaine forme de surveillance, de privation des libertés. Je crains que l’on n’y échappe pas. On voit comment les pays d’Asie (Japon, Corée, Chine) les ont adoptées, ça nous pend au nez.
En tout cas, ils sont les premiers à sortir du confinement et là aussi, ils vont nous servir d’exemple…
Oui. Tout repart immédiatement. C’est comme après un traumatisme, les gens ont envie d’oublier. Ils veulent faire la fête. Ce n’est pas si long trois mois, les gens vont oublier.
C’est la première fois que l’on vit un événement qui touche l’humanité tout entière. C’est très troublant d’avoir en partage la même expérience dans le monde entier.
C’est le monde globalisé. Le village global en son entier est malade. Ça correspond à notre représentation du monde d’aujourd’hui, à notre façon de le consommer en voyageant partout comme si on était chez nous, en retrouvant les mêmes boutiques.
Comment imagines-tu le monde d’après ? Qu’en espères-tu ?
J’espère qu’on va pouvoir retrouver des territoires de pensée avec différents types d’échelles. Le fait de rencontrer des acteurs sociaux, de pouvoir réfléchir avec des gens qui exercent d’autres métiers, de partager des expériences. C’est un peu ce qu’on fait à la Halle Tropisme de Montpellier où j’ai mon studio. C’est un collectif qui regroupe deux cents entreprises et associations dont le directeur artistique est Vincent Caravoc. Il y a une collégialité du travail et un savoir-vivre : un marché tous les jeudis, un restaurant, un immense jardin, des espaces collaboratifs, des salles de réunion où se retrouvent tous ceux et celles qui y travaillent sur des thématiques communes, des projets d’entreprises, des rencontres, des spectacles, des concerts, des fêtes… Il y a un pôle santé et c’est ouvert toute la journée. C’est un lieu incroyable qui m’a redonné beaucoup d’espoir, notamment quant à la difficulté qu’ont les artistes d’être intégrés au champ social. Ce sont ces nouveaux espaces où la société civile se mélange un peu plus que j’espère voir se développer.
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