L’Anglaise “The Virtues” remporte le Grand Prix du jury ; l’Israélienne “Just For Today” son Prix Spécial ; la Française “Mytho” le prix du public… Bilan des découvertes, surprises et déceptions de cette dixième édition de Séries Mania.
Dans la matinée et l’après-midi de samedi, il se murmurait via WhatsApp et Twitter quelles équipes des séries en compétition étaient rappelées dans la capitale des Hauts-de-France pour venir rafler des prix au palmarès. Un moment de petite excitation inutile mais rigolo entre informé.e.s, d’habitude réservé au Festival de Cannes. La marque symbolique du passage de Séries Mania dans une nouvelle dimension ? Pour sa dixième édition – la deuxième à Lille -, le festival mené par Laurence Herszberg et Frédéric Lavigne a accueilli plus de 73 000 spectateur.trice.s, quelques têtes d’affiches (Uma Thurman pour l’intéressante Chambers, la showrunneuse Marti Noxon en présidente du Jury, Annabel Jones et Charlie Brooker, têtes pensantes de Black Mirror), des leaders qui bouffent à la fois nos données personnelles et notre sommeil (Ted Sarandos, patron des contenus de Netflix, ainsi que Georgia Brown, qui occupe le même poste chez Amazon) et une flopée de séries inédites dont on a pu goûter aux premiers épisodes – étrangeté fondamentale : une forme d’art présentée sous une forme inachevée et jugée comme telle.
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Les limites de The Virtues
Le jury a récompensé de son Grand Prix l’Anglaise The Virtues (Channel 4) due à l’agité Shane Meadows (This is England), une véritable rockstar des séries qui propose le récit collé-serré de la chute d’un homme divorcé et alcoolique à Sheffield. Après le départ de son ex en Australie avec son fils, celui-ci décide de revenir sur les traces d’une enfance traumatique en Irlande. PJ Harvey a composé la musique rêche de cette odyssée réaliste, dont le premier épisode a pour point d’ordre la biture carabinée de Joseph au pub du coin. Au réveil, rien ne nous est épargné des fluides qui s’échappent de son corps, sans que cela ne produise la moindre émotion ni le moindre choc. En plus de la récompense la plus convoitée obtenue par la série, l’acteur Stephen Graham a également raflé le prix du meilleur acteur.
Sans être mauvaise, The Virtues a pourtant ses limites : une forme boursouflée, insistante dans ses effets (la caméra au plus près des peaux comme effet de “vérité”) et finalement peu subversive dans ce qu’elle propose. L’homme en souffrance qu’elle met en scène est d’abord un héros au grand cœur à qui tout le mal du monde arrive. La sincérité de Meadows dans son désir d’empathie pour la faiblesse du personnage est évidente, mais le résultat ressert un refrain connu depuis des décennies dans le cinéma et la fiction anglaise : une forme de réalisme social hérité de Mike Leigh et Ken Loach qui ne semble jamais devoir être questionné. Dans la production anglaise contemporaine, on préfère de très loin la vision acide et drôle de la famille que mène Phoebe Waller-Bridge dans Fleabag, dont la deuxième saison est actuellement diffusée.
Just For Today, une vision assez fine de l’histoire israélienne récente
L’Israélienne Just For Today (Prix spécial du Jury) proposait une réflexion d’un tout autre niveau que The Virtues sur ceux que la vie et un pays laissent de côté. Située dans un centre de réinsertion menacé de fermeture, la série se pique avec bonheur de mêler un terreau réaliste – des personnes dans la situation décrite par la série jouent leur propre rôle – avec de constantes poussées romanesques et une vision assez fine de l’histoire israélienne récente. Avant de basculer aujourd’hui, Just For Today débute en 2006, alors que le premier ministre Ariel Sharon tombe dans le coma, remplacé par Ehud Olmert qui sera reconnu plus tard coupable de faits de corruption et mis en prison. Une histoire d’amour nait aussi à ce moment-là entre Atar, une travailleuse sociale directrice du centre, et Niko, un ancien détenu d’origine russe. Le retour de Niko en 2018 provoque une onde sismique intime que Nir Bergman (co-createur de BeTipul, la version originale de In Treatment) scrute avec une fièvre de tous les instants.
Que veut-dire être coupable ? Que faire dans une société qui laisse peu de place à l’entraide et à la solidarité ? Tournée avec très peu de moyens – environ quatre fois moins d’argent qu’une série française de base -, Just For Today se permet pourtant quelques explorations formelles senties, comme cette longue scène du deuxième épisode où un groupe de parole se transforme en moment suspendu, où la caméra glisse d’un visage à un autre pour finalement raconter des histoires intérieures de manque et de frustration. D’autre part, la série embrasse la diversité de la société israélienne en mettant en scène juifs pratiquants ou non, arabes et minorités sexuelles, comme on ne les voit presque jamais représentés. On espère une diffusion française prochaine, même si rien n’a été annoncé pour l’instant.
Le souffle comique est venu de quelques tentatives françaises
Dans le foisonnement de Séries Mania 2019 et ses dizaines de séries présentées, le souffle comique est venu (une fois n’est pas coutume) de quelques tentatives françaises – même si le vainqueur de la compétition française est une relecture assez limitée du mythe des sirènes : Une île (Arte) avec Laetitia Casta notamment, dont nous parlons ici. Mytho, qui marquait le retour de Fabrice Gobert après Les Revenants, raconte avec vigueur le mensonge peu à peu assumé d’une mère de famille qui prétend être atteinte d’un cancer du sein pour capter l’attention des siens, presque pour donner de la matière au monde. Cette matière, Gobert et la scénariste Anne Berest savent la malaxer et la faire circuler autour de cette héroïne dont le regard sur elle-même et sur la réalité se transforme peu à peu : la charge mentale qui l’écrase au début de la série mute, l’expérience de la France pavillonnaire qu’elle traverse devient plus désirante et poétique. C’est la (re)naissance d’un regard et d’un corps que filme la série avec conviction et légèreté. Marina Hands est repartie de Lille avec le prix de la meilleure actrice. Mytho (dont nous parlons également ici) a aussi raflé le prix du public, ce qui augure d’une jolie carrière, d’autant qu’une deuxième saison a d’ores et déjà été mise en route par Arte.
Le festival lillois montrait également les premiers épisodes de la troisième et dernière saison d’Irresponsable. Due à Frédéric Rosset et Camille Rosset, cette histoire d’un trentenaire loser retourné vivre chez sa mère qui se découvre un fils, repose depuis le début sur le talent de l’acteur principal Sébastien Chassagne. C’est aussi sa limite, quand le one man show prend potentiellement le pas sur la profondeur des sentiments et l’intérêt du récit. Après un premier épisode un peu plus poussif que d’habitude, la série installe une histoire plus dure et peut-être moins aimable qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent, autour du couple central et du départ potentiel de leur fils. Le deuxième épisode complexifie la définition de la famille, une idée que la série explore depuis ses débuts, avec l’arrivée d‘un nouveau personnage drôle, fou et attachant – on n’en dira pas plus… Devenir une comédie d’un nouveau genre, tel est le virage risqué mais audacieux qu’Irresponsable doit négocier avant de tirer sa révérence. La saison est à découvrir cet automne sur OCS.
Le Grand Bazar (M6) quant à elle, sera diffusée plus tôt, au mois d’avril. Due à Baya Kasmi et Michel Leclerc (César du meilleur scénario pour Le nom des gens en 2011), cette relecture franche et directe de la comédie familiale de type Fais pas ci, fais pas ça, se démarque moins par son originalité thématique que par son angle d’attaque. Elle raconte l’’histoire d’une famille recomposée autour de Samia (Naila Harzoune) et Nicolas (Gregory Montel, Dix Pour Cent) dont le premier enfant vient au monde dans un certain bordel, constitué de belles-familles et d’ex en pagaille, entre origines hexagonale et maghrébine. La comédie française dite multiculturelle est devenu un genre en soi (Neuilly sa mère, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu) et Le Grand Bazar a le bout goût (certes basique) de ne pas sombrer dans les clichés racistes et de s’amuser avec les situations burlesques de manière frénétique. La série familiale de primetime est un genre assez sinistré en France pour s’en réjouir.
Naissance d’un regard
On retiendra enfin de Séries Mania l’émergence d’un regard. Dans l’épisode que nous avons pu voir, la série russe Identification (compétition) raconte la trajectoire d’une vendeuse de fourrure, Lera, qui s’apprête à se marier avec Aman, un jeune homme musulman originaire du Kirghizistan. La série débute par plusieurs images violentes : on voit des corps de femmes mortes, un combat de boxe, une tentative de viol, on craint alors qu’elle banalise le mal et frôle le sensationnel. Pourtant, dès que Lera se couvre de blanc pour son mariage, une certaine poésie opère.
La caméra capte le tressaillement de son corps et on comprend que son visage de poupin n’est sûrement qu’un masque. Rapidement, tous les rapports de dominations se transforment, la jeune fille fait tout pour que son costume la protège, que son voile blanc reste immaculé alors que du sang coule de sa main. Identification n’a peut-être pas l’ampleur qu’on aurait souhaité et ce que nous avons vu ressemble tout autant à l’ébauche d’un long-métrage qu’au début d’une série. Mais l’essentiel est ailleurs, dans une héroïne qui a le potentiel de devenir la Killing Eve russe et surtout dans le regard déjà sûr de la jeune réalisatrice Vladlena Sandu. Issue de la célèbre école de cinéma moscovite VGIK, elle n’a pas trente ans et n’avait pour l’instant réalisé que des courts-métrages et un documentaire. Il nous tarde de la revoir, sur petit ou grand écran.
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