En pleine période de confinement, l’artiste Jon Rafman relance son projet culte The Nine Eyes of Google StreetView. Avec ces images piochées au gré des parcours des voitures Google, on retrouve la solitude poétique et absurde qui a fait le succès de cette série.
Nous sommes en 2008 et cela fait un an qu’a été lancée la titanesque opération de mise au carreau du monde nommée Google Street View. Des nœuds d’autoroutes aux broussailles des sentiers, des zones industrielles aux banquises polaires, aucune parcelle de l’espace public ne doit résister à l’œil omniscient de la multinationale californienne.
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Alors s’élancent, tels les explorateurs d’antan, des flottes entières de voitures surmontées d’une boule au sommet d’une perche, elle-même équipée de neuf caméras directionnelles dont les images traitées par un logiciel créeront un panorama à 360°.
Transformer l’information brute en objet du regard
A ce moment, lorsqu’on lance l’option Street View sur Maps, seules quelques rues des Etats-Unis sont accessibles. C’est alors que Jon Rafman commence sa propre investigation. A son tour, il talonne les néo-explorateurs. Google Street View sera son terrain de chasse, et la capture d’écran son arme. Au sein de ces images produites en bloc, il vient redécouper des instants signifiants. Retrouver de l’aléatoire, de l’insolite et de l’événement ; découper du poétique et de la cruauté : de l’humain.
Un an plus tard, Jon Rafman possède assez de matière pour lancer son projet. Ce sera un hit, de l’art comme de la culture web. Sous l’intitulé The Nine Eyes of Google Street View, souvent abrégé en 9eyes, l’artiste canadien né en 1981 regroupe les scènes de vie qu’il a collectées au sein de cette numérisation qui, en doublant le réel, l’a aussi figé en mode pause. Comme les photographes classiques, il est à la recherche de l’instant décisif, certes capturé par un autre. Tout comme eux, il cadre, hiérarchise et trie et, ce faisant, transforme l’information brute en objet du regard, digne de l’attention, de la contemplation et de l’émotion. Les images retenues, Jon Rafman les publie sur un Tumblr, les tire lorsqu’il les expose et les fait éditer en recueil (en 2011 aux éditions Jean Boîte).
Un vendeur de rue en costume de lapin blanc
De la vie vécue en ligne, Jon Rafman tire, et c’est un trait récurrent de son travail, une palette d’émotions mélancoliques où a souvent été perçu l’héritage du sublime romantique. Certaines images du projet Nine Eyes sont restées gravées dans la mémoire collective. Il y a cet élan galopant seul sur une route nordique au bord d’une mer noire et froide. Un vendeur de rue en costume de lapin blanc attendant le chaland qui ne vient pas. Une femme nue, seule face à la mer et à l’immensité. Une prostituée, seule elle aussi, abordant un camion dans une zone interlope. Un tigre dans la ville. Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville dans la ville, une autre ville, celle de Rolle. Un prisonnier en cavale, son costume orange encore sur le dos. Une bande de malfrats les mains en l’air, un policier derrière eux.
Bien qu’encore en ligne, le Tumblr s’était tari. Plus rien, ou à peine quelques images esseulées voilà plusieurs mois, les premières depuis cinq ans. Et puis le 20 mars, alors qu’une grande partie du monde s’apprêtait, avec le confinement, à adopter à son tour un mode de vie de gamer, externalisant ses activités sur ses écrans, Jon Rafman annonçait sur Instagram relancer son projet iconique. A présent, l’effet de nouveauté du médium s’étant évaporé, on identifie d’autant plus clairement ce qui fait la signature de l’artiste, et la subjectivité de ses choix : une ineffable mélancolie face à l’immensité du monde que l’on parcourt toujours seul, quels que soient les situations qui éveillent ce sentiment et les moyens dont on dispose pour s’y orienter.
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