En cette période si particulière, entretien avec Eric Rochant qui met la dernière main à la cinquième saison du “Bureau des légendes”. Alors qu’il s’apprête à quitter son poste de showrunner, retour sur cette série, reflet de notre monde tourmenté.
Mis à part le départ de Fanny Herrero de Dix pour cent après la troisième saison, jamais la décision d’un·e scénariste de série française n’avait fait autant parler. Le départ d’Eric Rochant de son poste de showrunner après cette cinquième saison – même s’il reste producteur – montre l’importance du Bureau des légendes et de son système de fabrication dans le paysage des séries d’ici. Admirée à l’étranger, commentée dans son propre pays comme aucune autre production locale ne l’avait été auparavant – mon Dieu, qu’est-il arrivé à Malotru ? –, cette histoire d’agents secrets et de mensonge a fait basculer, on l’espère définitivement, les séries françaises dans le contemporain.
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Au départ, il y a eu une décision, venue de Rochant, du producteur Alex Berger et de Canal+ : mettre en place un système hiérarchique pour l’écriture et la réalisation, largement inspiré des modèles anglo-saxons. S’y tenir de façon presque militaire. On ignore si cette approche est capable d’être répliquée à grande échelle. Il est même permis d’en douter. Mais l’essentiel se situe ailleurs : un verrou psychique a sauté. Il aura fallu tout ce temps, le goût de l’expérimentation amené par Les Revenants, la régularité métronomique d’Un village français, pour que l’ambition du Bureau des légendes ait enfin un sens, permettant à tout le monde de viser haut.
Il fallait une locomotive aux séries françaises, et nous l’avons devant les yeux, toujours vivace et créative après cinq ans d’existence. Le Bureau des légendes va changer, le monde aussi – il a même déjà changé. Mais cet acquis restera vivant.
Où en étiez-vous dans le travail sur la cinquième saison quand le confinement a été déclaré ?
Eric Rochant — Le huitième épisode sur dix était en fin de mixage (ultime étape de travail consacrée au son – ndlr). Heureusement, les mixeurs peuvent aller travailler et nous vérifions à distance, au fur et à mesure. On s’envoie des messages, on parle via Skype. Il y a quelque chose de désincarné. Je reste showrunner, mais en télétravail ! Les finitions vont prendre un peu plus de temps, car chaque plan demande une multivérification : son, image, trucages… Les épisodes 9 et 10 vont être livrés un peu en retard. Il ne sera pas possible de binger Le Bureau des légendes avant le 6 avril ! Mais on ne subit pas la situation comme le cinéma. Ça m’est déjà arrivé de devoir retarder ou annuler des projets, c’est toujours un crève-cœur.
Comment avez-vous envisagé la nouvelle saison après avoir créé une situation de crise extrême à la fin de la saison 4… avec Malotru (Mathieu Kassovitz) en très mauvaise posture ?
Nous avions plusieurs solutions. Malotru est mort, pas mort… Si Malotru est mort, est-ce qu’on peut parler de lui à travers des flashbacks ? Est-ce qu’on l’oublie ? Peut-on créer un nouveau héros ? Et si Malotru n’est pas mort, que lui est-il arrivé ? Les options étaient ouvertes. Celles qui nous intéressaient le plus, nous avons dû les travailler à fond. Sur une série, écrire un épisode ne suffit pas pour voir si une trame narrative est intéressante. Nous avons écrit trois ou quatre épisodes pour chaque option. Forcément, cela prend du temps. C’est une méthode que nous avions déjà éprouvée durant la saison 4 : il y avait eu plusieurs hypothèses sur le sort de Marina (Sara Giraudeau). A un moment, elle se trouvait en Allemagne, comme une autre version de la quatrième saison. En général, ce qui guide le choix final, ce sont les impasses que nous constatons nous-mêmes ou que pointe Canal+… On s’en rend compte quand on raconte l’histoire oralement. C’est toujours bien, quand on a une idée, de la dire à voix haute. On sent à quel moment on pipeaute… C’est pareil quand on écrit. Il faut parvenir au moment où il devient inutile d’enjoliver. Si on constate que tout repose sur des effets et que le fond de l’histoire ne fonctionne pas, on doit rebrousser chemin.
Après cinq saisons et avec autant d’expériences accumulées, vous butez toujours sur des murs ?
Je dis souvent aux jeunes scénaristes de ne pas être déprimé·es parce qu’ils·elles n’ont pas d’idée ou qu’ils·elles n’y arrivent pas. Pendant trois semaines, on n’arrive à rien ? Pas d’inquiétude. Et si après trois mois une idée se révèle mauvaise, il faut avoir le courage de l’abandonner. Sinon, la série est foutue. Le plus dur, c’est que les délais sont les mêmes (rires). Même si on peut réutiliser certaines scènes abandonnées, on flippe. Enfin, le showrunner flippe, c’est-à-dire moi.
Avez-vous étudié d’autres séries à la durée de vie longue pour écrire la vôtre ?
Il est très rare que je revoie des séries pour répondre à une question que je me pose. Souvent, les questions surgissent parce que j’ai vu des séries. Mad Men est un cas intéressant. C’est l’une de mes séries préférées et une référence pour Le Bureau des légendes. Mais il y a un truc complètement raté sur le personnage central : ils ont commencé en croyant que la bonne idée sur Don Draper était son passé, le fait qu’il ait emprunté l’identité de quelqu’un d’autre pendant la guerre. Or, on s’en fout et ça ne marche pas du tout. Ce n’est pas le moteur du personnage. Ils ont finalement laissé de côté cette piste après deux saisons. Je trouve cela rassurant de savoir qu’un type aussi fort que Matthew Weiner (le créateur et showrunner – ndlr) ait pu se planter sur quelque chose d’aussi important.
Plus que jamais, Le Bureau des légendes voyage. Moscou, Yémen, Cambodge, Arabie saoudite… Comment déterminez-vous les pays et les zones abordé·es ?
Il s’agit du quotidien de la DGSE ! En termes d’écriture, c’est une tannée et nous en souffrons. Nous sommes entraînés dans une logique narrative qu’on ne peut pas arrêter. C’est comme un gros rocher qui dévale une pente. C’est assez difficile de devoir écrire des histoires qui ne concernent pas tous les personnages à la fois. En plus, mener plusieurs enjeux en parallèle s’avère complexe, car certaines chronologies sont différentes. Dans l’épisode 2 de cette nouvelle saison, par exemple, Marie-Jeanne visite un camp bédouin, et cela dure deux jours alors que les histoires des autres que nous racontons parallèlement durent plus longtemps. Nous sommes face à des casse-tête. C’est quelque chose que gère très bien Shameless (série américaine de John Wells – ndlr). Pour le coup, j’ai étudié cette série et sa structure. A chaque fois, cinq ou six lignes narratives se déploient en même temps, à égalité. Chaque personnage a droit à ses quatre ou cinq séquences en alternance avec les autres. A la fin de l’épisode, tout le monde a son histoire. C’est un cas d’école.
Depuis le moment où la série a débuté, en 2015, avez-vous l’impression que le monde a muté ?
Il y a eu des changements et des émergences. Le coronavirus va provoquer d’autres émergences. Mais le socle est resté le même : l’idée de multipolarité, d’un monde où les alliances se retournent. Il faut faire attention à nos amis comme à nos ennemis. Depuis le début de la série, il y a eu le retour en force de la Russie de Poutine, l’émergence puis la disparition de Daesh, quand même…
Vous évoquez le coronavirus. Il semble que la Chine s’impose maintenant comme une grande puissance. Vous ne l’avez jamais abordée directement dans la série.
Avec la Chine, ce sera intéressant de voir ce qui se passe. Elle va être aussi bien montrée du doigt que reconnue comme capable d’endiguer une épidémie. C’est un peu spécial… Nous verrons comment les dictatures et les régimes populistes parviennent à se sortir de la crise, alors que mentir aux peuples est devenu impossible. La Chine est comme un continent opaque dont le poids est monstrueux. Un mec qui attrape une maladie là-bas provoque une pandémie, c’est incroyable. Nous avons mis longtemps à nous en approcher. C’est le prochain horizon du Bureau des légendes. On y va avec humilité, pudeur et prudence.
>> Lire aussi : Dans la fabrique du “Bureau des légendes”
Vous ne serez plus showrunner quand cela arrivera, puisque vous avez décidé de raccrocher après cette saison.
Cela pourrait être un regret. Ceux qui vont reprendre la série n’auront pas d’autre choix que d’y aller.
Avez-vous trouvé quelqu’un pour vous succéder ?
Normalement, oui, mais je ne peux pas encore dire qui (ce ne sera pas Jacques Audiard – ndlr).
Vous êtes-vous permis des choses dans cette saison en mode « c’est maintenant ou jamais » ?
Je n’ai rien écrit en pensant que pour moi, c’était la fin. J’ai voulu éviter cette sensation. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai donné les deux derniers épisodes à Jacques Audiard. En revanche, le fait que ce soit la cinquième saison nous a aidé·es à nous libérer. Les choses sont établies, installées, donc on peut déstructurer, oublier un personnage pendant un épisode, rentrer dans les vies intimes, introduire un nouveau clandestin…
Ce personnage inspiré de Corto Maltese est joué par Louis Garrel, qui entre avec beaucoup d’aisance dans la famille du Bureau des légendes. Sa présence vous a paru évidente ?
Il y a un type d’acteur qui convient à la série : les instinctifs, plus que les techniques. Ces derniers ne sont pas faits pour Le Bureau des légendes. Ici, il y a une vérité à faire advenir que seul·es les acteur·trices intuitif·ves atteignent. Je pense que Louis Garrel fait partie de ces gens qui s’appuient sur eux-mêmes, sur leur capacité à trouver les ressources intérieures pour ressentir vraiment les choses.
Dans les années 1990, La Sentinelle (1992), le premier long métrage d’Arnaud Desplechin, et Les Patriotes (1994), votre troisième long métrage, se répondaient, comme deux tentatives par le jeune cinéma d’auteur français de renouveler le genre du film d’espionnage.
C’est vrai.
Avez-vous songé à associer Arnaud Desplechin à la série comme vous l’avez fait avec Jacques Audiard ?
Je lui ai demandé quasiment chaque année depuis la saison 3 et il a toujours décliné (sourire).
La présence de deux acteurs liés à son cinéma (Mathieu Amalric bien sûr, mais aussi Louis Garrel, qui jouait justement un espion dans Les Fantômes d’Ismaël) fait du cinéma de Desplechin une sorte de fantôme du Bureau des légendes.
Arnaud Desplechin a été un compagnon de route pendant mes années d’étudiant à l’Idhec (ancien nom de la Fémis – ndlr) et au-delà. Je lui dois ma lecture de John Le Carré, je crois (ou à Pierre Trividic, je ne sais plus), je lui dois ma lecture de Lacan. Donc un fantôme de passage, oui, mais pas celui qui est toujours là et hante la maison.
Votre série a besoin de chair pour captiver sur la durée ?
De chair, de sincérité, de gens qui ne jouent pas la comédie. Sara Giraudeau, par exemple, c’est du miracle permanent. Ces acteurs-là, et j’inclus aussi Florence Loiret-Caille, n’y arrivent pas s’ils sont perturbés. Ils ne peuvent pas se reposer sur la technique. Il faut les cajoler.
L’écriture comme vous la concevez peut devenir le contraire de l’intuition : tout est quadrillé.
Ce n’est pas faux, mais c’est surtout valable pour la structure des histoires. Dans les situations et les dialogues, nous travaillons à l’intuition. Quand j’écris une scène, j’y rentre sans savoir comment elle va se dérouler. Je connais seulement le point de sortie. C’est aussi ce que je demande aux scénaristes qui travaillent avec moi. Souvent, les scènes nous mènent là où nous ne voulions pas aller. C’est angoissant, car on suit la logique de la vie, où parfois les choses ne se passent pas comme on veut.
Pensez-vous que la tension entre votre côté cartésien, très rigoureux, et un aspect plus impulsif définit votre travail depuis longtemps ?
Je sens cette tension, oui. Je suis cérébral, pudique, rationnel. Je lis beaucoup de philosophie et de métaphysique. C’est vrai que le cinéma ou les séries, c’est autre chose. C’est surtout du désir, de la chair, du fluide. J’ai abordé ces thèmes dans des films comme Anna Oz ou Möbius. Mais cette tension, je peux aussi la déléguer. Quand on fait une série, on n’est jamais seul. Sur Le Bureau des légendes, je travaille avec Camille de Castelnau et Cécile Ducrocq, qui n’ont pas le même style que moi.
Jacques Audiard est le showrunner des deux derniers épisodes de cette saison 5. Vous avez réussi à lâcher ?
Complètement. Jacques m’a demandé mon avis sur les montages des épisodes 9 et 10. Je le lui ai donné comme un ami, un compagnon.
Souvent, la sortie d’un artiste passe par une ultime mise en avant. Mais vous choisissez le retrait.
Je parlerais de passage de relais. Il faut peut-être chercher l’analogie dans la musique. Beaucoup de standards ont été repris, et les reprises sont extraordinaires. On retrouve la même partition, mais avec un son et un style nouveaux. Il y a une transmission possible et cela m’intéresse, que ce soit avec les jeunes scénaristes ou d’autres. J’ai l’impression que cela renforce mon travail si la série est transmissible. J’ai tout à y gagner.
Vous avez tweeté récemment que nous entrons dans un nouveau monde et qu’il faut l’accepter. Etes-vous prêt pour ce nouveau monde où Le Bureau des légendes ne fera pas partie de votre quotidien ?
Je pense que les conséquences de la crise actuelle seront bien plus importantes que celles des subprimes en 2008. Cela mettra peut-être un terme à un certain nombre de maux que l’on sentait nous asphyxier. Il y avait du désarroi et du désespoir, l’émergence des Gilets jaunes et des régimes populistes l’ont montré. Ce que je voulais dire avec mon tweet, c’est qu’on se demande pourquoi les gens sont sortis, pourquoi ils n’ont pas obéi civiquement aux injonctions de faire attention… Je crois qu’ils n’ont pas voulu lâcher leur vie d’avant. Mais notre vie d’avant est terminée. Nos projets sont reportés sine die, on ne peut plus se voir et se rencontrer, dans mon milieu on ne fera pas tel film, telle série… Tout ce qu’on avait construit va peut-être s’écrouler. Ça, c’est compliqué à accepter. Mais plus vite on admettra qu’on ne réalisera pas nos rêves d’avant, plus vite on sortira de l’incertitude. Pour les gouvernements, c’est pareil. Ils vont devoir renoncer à des réformes. Cette arrivée de milliards et de milliards pour sauver l’économie, c’est très bien. Mais nous allons la payer pendant des années. On peut imaginer du chômage de masse, des faillites. Donc, c’est compliqué pour les jeunes de lâcher leur monde. Moi aussi, je m’accroche. A titre personnel, j’ai cette chance d’avoir pris mon tournant au bon moment. J’ai fini Le Bureau des légendes. Maintenant, je suis prêt pour que mon monde change.
Notre vie d’avant est finie. Nous ne voulons pas le savoir. Nous nous y raccrochons. Nos projets font partie de la vie d’avant. Ils s’effondrent. Nous sommes en suspens. On ne l’accepte pas encore vraiment. C’est pourquoi nous sommes encore dangereux les uns pour les autres.
— Eric Rochant (@erochant) March 18, 2020
Quand les gens auront terminé la nouvelle saison, dans quoi leur conseillez-vous de se plonger ?
J’aime beaucoup Snowfall et je redécouvre, très en retard, Better Call Saul. J’avais trouvé la série insipide au départ, mais j’ai insisté et ils en sont maintenant à la saison 5. Et puis, au-dessus du lot, il y a Succession. C’est très fort dramatiquement, les personnages sont extraordinaires et la saison 2 est meilleure que la première. Avec quelques défauts, mais les erreurs sont peut-être inévitables quand on fait une série.
Alors, quels sont les défauts du Bureau des légendes ?
Il y en a, forcément. On aurait pu faire mieux (rires).
Pour terminer, une question sur votre désir de cinéma. Avez-vous encore envie de tourner des films ou la suite se dessinera-t-elle a priori uniquement en séries ? Le Bureau des légendes est-elle à vos yeux votre œuvre la plus aboutie ?
Je ne sais pas, c’est trop difficile de répondre à cette question. Pas assez de recul par rapport à ce que « vaut » ce que j’ai fait. Je ferai des films encore, certainement. Mon désir de cinéma n’est pas éteint du tout. Mais mon désir de séries non plus (rires).
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