À l’occasion de sa programmation dans le cadre du cycle « Dutch Sexe Wave » à la Cinémathèque (du 6 au 27 juin), nous revenons sur « Turkish Délices » (1973), deuxième film de Paul Verhoeven et premier chef-d’œuvre. Film profondément politique, exaltant une jeunesse en marge et en pleine effervescence sexuelle, « Turkish Délices » portraiture une époque et pose les bases d’une filmographie passionnante.
Il y a quelque chose de pourri, ou en tout cas de mal digéré, dans Turkish Délices (1973), le deuxième film de Paul Verhoeven. Eric Vonk (Rutger Hauer, l’acteur fétiche du cinéaste), jeune sculpteur obnubilé par le sexe, vit une idylle amoureuse et ravageuse avec Olga (jouée par Monique van de Ven), fille de la petite-bourgeoisie hollandaise. Mais sur leur amour plane la hantise de la maladie qui va bientôt rattraper Olga.
Cette maladie qui foudroie les êtres sans crier garde (elle emporte le père d’Olga en une journée à peine), semble se transmettre de génération en génération : la mère d’Olga a souffert d’un cancer du sein. Alors que la bourgeoisie se désagrège de l’intérieur, Eric fait preuve d’une vitalité à couper le souffle et entraîne Olga dans son tourbillon libertaire.
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Dans le gosier des réacs
Influencé par la fraîcheur libératrice de la Nouvelle Vague française, Paul Verhoeven fait partie de cette Dutch Sex Wave emmenée par le duo décomplexé Pim (de la Parra) & Wim (Verstappen) qui va déferler sur les Pays-Bas à la fin des années 60.
Grand film sur l’indigestion, Turkish Délices se voit d’abord comme le bilan d’une époque fracturée entre relents conservateurs et dernière bouffée hippie. L’indigestion physique (on s’empiffre beaucoup, ne serait-ce que dans le titre) se mue alors en indigestion politique. Difficilement accepté par le milieu social d’Olga, Eric est l’aliment perturbateur par excellence, celui que la société bourgeoise n’arrive pas à avaler, celui qui se coince à travers sa trachée réactionnaire.
Pas étonnant alors que le moment le plus cruel du film se déroule à table, ciment indéboulonnable de la bourgeoisie que Verhoeven s’amusera à écorner davantage dans Elle. Ici, Eric rejoint Olga au beau milieu de la nuit à un repas de famille alors qu’il comptait plutôt passer avec elle une soirée romantique, steak-bougies, chez lui. Assise entre sa mère qui déteste Eric et le bellâtre avec qui elle le cocufie, Olga ne prête pas vraiment attention à son artiste de mari allant jusqu’à se faire tripoter devant lui.
Avec une hystérie effrayante, Verhoeven colle aux visages des convives, à leurs bouches pleines de matière grasse (rires et fritures en dégoulinent) et engouffre Eric dans une séquence tout bonnement cauchemardesque. La pièce baigne dans une lumière rouge sang et tout le monde rit à gorge déployée comme dans une mauvaise farce. Humilié (c’est de lui dont on se moque), Eric fait pâle figure, pour la première fois du film. Alors qu’il n’avait encore rien avalé, le voilà qui se lève subitement pour dégueuler sur sa belle-mère, sur Olga et sur la table. L’image est explicite : c’est l’ensemble de la société qu’il vomit. Mais le dégoût du monde ne va pas sans une certaine haine de soi. Les médiocres petits-bourgeois tendent à Eric un atroce miroir déformant dans lequel ce qui est représenté l’écœure. Réfugié aux toilettes, il va, dans un ultime geste nihiliste annonçant la couleur No Futur des punks, vomir sur le miroir, aspergeant de gerbe son reflet.
En un raccord, le cinéaste hollandais fait s’entrechoquer les deux espaces d’un même système : la table où l’on bouffe avec tout le monde et les toilettes où l’on se soulage tout seul. Buñuel s’était amusé, dans une scène géniale du Fantôme de la liberté, à inverser les coutumes : on faisait ses besoins ensemble autour de la table et on allait se cacher pour grignoter quelque chose. Moins surréaliste mais tout aussi frondeur, Verhoeven entrecroise repas et déjection avec l’ironie qui le caractérise. Eric est clairement celui qui vient remuer la merde de la société bourgeoise, lui foutre le nez dedans. Il la remue littéralement lorsqu’il triture les selles ensanglantées d’Olga, persuadée d’avoir le cancer. Remuer la merde devient alors preuve d’amour.
La libération sexuelle
Eric ne quitte son appartement hirsute que pour trouver une partenaire sexuelle. Avec Olga, il invente une utopie à son échelle dans leur nid d’amour improvisé. Le monde n’a plus qu’à attendre sur le palier. L’hédonisme s’installe en catimini, dans les recoins des grandes villes. C’est avec une légèreté joueuse que Verhoeven aborde la nudité, frontalement, sans détour : les amants passent leur temps à poil. Eric adopte la sauvagerie fougueuse des premiers hommes. Pour mieux signifier sa tenue de prédilection, son sac de voyage est même marqué au nom d’Adam. Par la suite, Verhoeven ne s’arrêtera pas de filmer des personnages à l’appétit sexuel démesuré (Basic Instinct, Showgirls, Elle) mais dans Turkish Délices, celui-ci (du moins pour le couple Olga / Eric) paraît exempt de tout jeu de domination.
Tout juste mariés, Olga et Eric défilent à toute allure, à deux sur un vélo, dans les rues d’Amsterdam, perturbant la circulation, piquant une glace à un vieux bourgeois et roulant à l’intérieur d’une épicerie. Dans Turkish Délices, l’extérieur appartient à la vignette. On y passe en vitesse éclair, sans vraiment s’y attarder, pas le temps de s’arrêter, il faut aller vite, vite, se réfugier à l’intérieur, s’allonger dans des lits sans draps (pas besoin, il n’y a rien à cacher) et sortir les capotes pour faire l’amour sans répit.
Mais l’acte est sans cesse empêché : d’abord par plusieurs livraisons de cadeaux, puis par l’intrusion de la mère pour dire adieu au père. Car l’énergie libidinale qui explose quasiment à chaque scène trimballe les échantillons des malheurs à venir.
La prémonition de la mort
Comme dans la plupart des films de Verhoeven, la mort rôde partout. Si Robocop est l’histoire d’un homme hanté par le souvenir de sa propre mort, Turkish Délices est celle d’un homme égrenant les souvenirs passés avec l’être aimé. Sur une plage, Eric coupe une mèche d’Olga comme l’on cueillerait un souvenir. L’ambiance romantique est désamorcée par l’indignation rieuse d’Olga, elle-même atténuée par le jeu idiot d’Eric. Celui-ci singe une attaque, gigotant comme un dératé sur le sable fin. C’est la première fois qu’elle ne rigole pas à l’une de ses facéties. La mine grave, elle s’éloigne vers le soleil couchant. Eric la regarde s’enfoncer dans la mer : ils sont encore ensemble mais n’appartiennent déjà plus à la même surface. Olga respire la mort et un goût de perte nimbe l’atmosphère d’une douce mélancolie. Le bonheur présent se conjugue désormais au passé.
Le film s’ouvre sur la mort fantasmée d’Olga par Eric, entre deux branlettes, avant de se poursuivre deux ans plus tôt au moment de leur rencontre. Dès le début de leur relation puis tout du long, Eric va chasser les pensées morbides qui animent l’esprit d’Olga, essayant d’effacer ce qu’il fantasmera quelques mois plus tard. Malgré leur élan de vie, leur furie, leur jeunesse, la faucheuse ne les lâche pas. Quand ils se croisent pour la première fois et qu’ils font l’amour, comme ça, sur le rebord de l’autoroute pour fêter leur rencontre, ils échappent de justesse à une mort prématurée dans un accident de voiture.
Plus tard, juste avant de lui annoncer la maladie de son père, Eric dispose un bouquet de fleurs sur le torse nu d’Olga. Lorsqu’il le lui retire, des vers recouvrent son corps : le processus de putréfaction est déjà entamé. Film furieusement contemporain, Turkish Délices porte en creux les stigmates d’une jeunesse cabossée par ses disparitions précoces (Janis Joplin, Jimmy Hendrix, Jim Morrison…). Sans jamais tomber dans le pathétisme, Verhoeven transcende ces failles pour élever cette jeunesse au rang de mythe.
Dutch Sex Wave – Bande-annonce from La Cinémathèque française on Vimeo.
Cycle « Dutch Sexe Wave » du 6 au 27 juin à la Cinémathèque.
Séances de Turkish Délices de Paul Verhoeven (1973) : samedi 9 juin 19h30 ; dimanche 17 juin 17h45