Alors que le tournage de la série de Canal + a été suspendu à cause de l’épidémie, son showrunner a repris son métier de médecin, qu’il avait abandonné depuis 2013. Thomas Lilti se retrouve à travailler dans l’hôpital où il filmait encore quelques jours plus tôt… Il nous raconte ses longues journées de travail, la souffrance des soignants, le manque de matériel et l’impact qu’aura la crise sur la série.
Réalisateur de plusieurs succès au cinéma (notamment Hippocrate en 2014, Première année en 2018) Thomas Lilti est passé du côté des séries en adaptant son propre travail. Sortie en 2018 sur Canal Plus, la première saison d’Hippocrate avait surpris et séduit avec sa description à la fois romanesque et sans fards de l’hôpital public. La deuxième saison très attendue se tournait depuis le mois de janvier quand le confinement est arrivé. Non seulement le tournage a été stoppé le week-end du 15 mars, mais Thomas Lilti a depuis repris du service en tant que médecin, son premier métier. Une situation inédite et bouleversante pour le showrunner et urgentiste de 43 ans, qui s’est confié vendredi soir après une journée de travail. Dans le même hôpital où quelques jours auparavant, il dirigeait l’équipe de sa série…
Jusqu’à quel point l’équipe a-t-elle pu avancer sur le tournage de la deuxième saison d’Hippocrate, avant l’annonce du confinement ?
Thomas Lilti – Nous avions commencé le 20 janvier. On est allé au bout des sept premières semaines qui concernaient les quatre premiers épisodes, avec déjà une première contrainte cette année car Louise Bourgoin (rôle principal de la série, ndlr) a accouché aux alentours du 20 janvier. Le début du tournage prévu initialement en novembre avait été retardé, afin qu’elle puisse nous rejoindre en cours de route. Nous avons donc avancé sur les scènes qui ne la concernaient pas. Finalement, Louise est revenue après son congé maternité, mais seulement pour une semaine… car le confinement a tout stoppé. C’était le week-end du 14-15 mars. On s’est tous réveillé le dimanche matin en se disant : « On ne peut plus continuer ». Il faut se souvenir quand même que les gens sont allés voter. Le message du gouvernement, c’est que tout n’allait pas si mal. On a simplement anticipé de 24 heures la consigne officielle. Depuis, Macron a arrêté toutes les activités non essentielles, et je crois qu’un tournage, c’est non essentiel. On reprendra quand on en aura le droit et que ce sera sécurisé pour tout le monde, si ça l’est un jour. En mai, en juin, on verra bien… On ne se fait pas trop d’illusion sur les délais, on patiente et on continue d’écrire, car on n’avait pas terminé tous les scénarios de cette deuxième saison.
Comment avez-vous vécu collectivement ce moment ?
C’est une situation inédite pour tout le monde. C’est très paradoxal, car je vis cette crise de plusieurs façons. La première semaine, il a fallu que je redescende sur terre et que je digère l’arrêt brutal du tournage, même si nous le sentions venir. Il y avait aussi l’inquiétude que des personnes soient malades dans l’équipe. On tourne dans l’hôpital Ballanger, un hôpital en activité, avec du personnel soignant qui en plus joue dans la série. Leurs rôles vont bien au-delà de la figuration. Dans les derniers jours de tournage, cela nous a d’ailleurs impactés, car nous étions tout de suite informés de l’évolution de la crise. Le premier réflexe, c’est donc l’inquiétude que les gens tombent malades. Heureusement, il semblerait que ce ne soit pas trop le cas. La deuxième inquiétude est venue de la situation socio-économique des personnes sur le tournage. Les techniciens, d’un seul coup, se retrouvent au chômage partiel, voire sans chômage puisque l’intermittence reste un cas à part… Ils peuvent gérer quinze jours, mais deux mois ? Ce sont des précaires qui peuvent se retrouver en grosses difficultés. Cela concerne toute la filière du cinéma et de l’audiovisuel.
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Pour toi, le moment est particulier…
Oui, puisque je suis aussi médecin, même si je suis un médecin inactif qui ne pratique plus en tant que généraliste depuis 2013. Au bout de quelques jours, la question s’est posée de savoir ce que je devais faire. Le serment d’Hippocrate, c’est quelque chose que j’ai vécu. Et d’un seul coup, j’ai basculé dans autre chose : un retour à mon premier métier. J’étais en train de tourner une saison de série dans un hôpital, avec du personnel soignant et une thématique principale autour de la souffrance au travail. On racontait l’avant Covid, c’est-à-dire l’état de l’hôpital public avant l’arrivée du virus… Ce que je ne cesse de dire à travers mon travail, de manière modeste, cette idée que l’hôpital va mal, il a fallu la catastrophe en cours pour que cela saute aux yeux de tout le monde. Pour moi, tout se mélange et je n’arrive plus trop à faire la part des choses, d’autant que l’hôpital où je me suis remis à exercer la médecine est aussi celui dans lequel je tournais quelques jours avant. En gros, je bosse dans le bâtiment d’à côté. Je suis le vrai médecin, alors que je faisais le crétin depuis le mois de janvier à filmer de la fausse médecine.
Comment s’est passé ton retour à la médecine ? Qui t’a appelé ?
Je suis d’abord parti en province avec ma famille, mais une fois sur place, j’ai senti que ça n’avait pas de sens de rester à la campagne alors que j’avais quelque chose à faire. J’ai appelé des copains avec qui je suis encore en contact, notamment à l’hôpital Robert Ballanger. J’ai proposé de les aider et ils m’ont répondu : « Il faut venir, parce que si ce n’est pas cette semaine ce sera la suivante ». Je suis remonté et 24h après j’étais à l’hôpital à essayer de filer un coup de main. J’avais vingt-cinq ans la dernière fois que j’ai travaillé aux urgences. J’ai maintenant 43 ans. C’est très paradoxal : les gens me parlent comme si j’étais un médecin d’expérience, les patients mais aussi les internes qui sont pourtant meilleurs que moi. Alors qu’il y a 18 ans, quand j’étais bien meilleur qu’aujourd’hui, on me parlait comme à un gamin qui ne connaissait rien… Je fais ce que je peux, je retrouve mes réflexes. Pour le moment j’ai été aux urgences, avec les patients non-Covid. Ce qui est intéressant, c’est qu’on voit l’hôpital qui mute complètement. D’un seul coup, on veut tout consacrer au Covid, mais il y a encore d’autres pathologies. J’ai participé à accueillir celles et ceux qui venaient pour autre chose : une appendicite, un infarctus du myocarde ou tout simplement se taper avec un marteau sur le doigt. Il faut bien les traiter… La semaine prochaine, je vais peut-être m’investir dans le service de médecine interne, transformé en service Covid comme c’est le cas de la plupart des services dans l’hôpital, y compris la cardiologie…. Puisque les lits de réanimation sont quasiment tous pleins, on commence à avoir des cas très graves dans ces services-là, des personnes de plus de 70 ans dont le pronostic est malheureusement mauvais. La médecine interne, c’est le service mis en scène dans Hippocrate… Je vais là où on me dit d’aller, ce n’est pas plus compliqué que ça. Là où ils ont le plus besoin de bras et de cerveaux, sans poser de questions…
Où se trouve l’hôpital où tu travailles ?
A Aulnay-sous-Bois, dans le 93. Si j’y vais, en dehors de l’envie de soulager ma mauvaise conscience de ne plus pratiquer la médecine, c’est parce que j’ai envie de dire aux soignants, qui nous accompagnent dans la série depuis des mois, que nous sommes là. Si ce n’est que ça, c’est déjà beaucoup. Au-delà de mon cas personnel, on a essayé de mettre en place plusieurs choses. La régie du tournage livre des petits-déjeuners et s’est mise au service de l’hôpital. Nous avons aussi donné tout notre stock de matériel médical. Au fur et à mesure, on en avait quand même beaucoup emmagasiné… Je pense qu’on n’est pas loin d’avoir plus de matériel qu’eux à certains endroits. Encore hier, on a livré une quinzaine de pieds à perfusion. Ça a l’air ridicule, un pied à perfusion : c’est trois roulettes et une tige en fer. Mais ils sont en pénurie. On a encore les brancards et les lits qu’on peut leur prêter. On avait pas mal de masques et de matériel jetable, des blouses et des gants… On a filé tout ce qu’on pouvait leur filer. Ils se servent, maintenant. Ils ont accès à notre stock. Les pharmaciens qui gèrent le matériel de l’hôpital nous ont dit : « C’est un peu Noël pour nous »… Evidemment, c’est une goutte d’eau, mais c’est la moindre des choses.
Comment se passent tes journées ?
Pour l’instant, j’ai travaillé sur des shifts de dix ou onze heures aux urgences, selon mes compétences. Du tri, du tout-venant. Ils me protègent au niveau des horaires, parce qu’ils savent que le plus dur se trouve devant nous. En tous les cas, j’ai libéré mon emploi du temps pour ça. Je suis loin d’être le seul dans mon cas puisque des milliers de personnes travaillent à nouveau.
Cette détresse que tu décris dans Hippocrate, tu la ressens concrètement aujourd’hui ?
Ce qu’il faut savoir, c’est que c’est tendu partout. L’hôpital où je travaille ne fait pas partie de l’AP-HP (Assistance Publique – Hopitaux de Paris, NDLR) qui elle, bénéficie de l’énorme caisse de résonance de son directeur Martin Hirsch. Comme la majorité des hôpitaux publics de la région, Robert Ballanger est un gros hôpital intercommunal qui a besoin de volontariat et d’aides financières lui aussi, bien que médiatiquement, ça ne suive pas. Attention, cela va sans dire, l’AP-HP souffre beaucoup. De toute façon, tous les hôpitaux publics souffrent. L’île de France est surchargée depuis quelques jours et la situation est ultra-critique. Les soignants ont tendance à projeter leur souffrance sur la situation qui est terrible. Moi qui aie un peu plus de recul que ceux qui sont dans le système depuis des années, je me rends compte aussi que c’est dur, parce que beaucoup de gens meurent, y compris des personnes jeunes, d’autres qu’on ne réanime plus après un certain âge. On en est là, à se dire : « On ne va pas pouvoir sauver le monde, alors comment on fait pour que les gens meurent dignement ? » Ce sont des discussions courantes entre médecins. C’est ça, une pandémie. Mais il y a aussi plein de gens qu’on arrive à sauver, qui vont mieux et sortent de l’hôpital.
Est-ce que l’hôpital où tu travailles dispose d’un matériel suffisant ?
Les masques chirurgicaux, il y en a encore pas mal. Mais ceux-là ne protègent pas aussi bien que les masques canard, les fameux FFP2 qui sont devenus rares. En gros, il y a un masque canard par soignant et par jour, pas plus. Beaucoup de choses sont limitées : les surblouses, les gants et bien sûr les respirateurs, les places et les lits… On a poussé les murs, ça y est. Les urgences où je travaille sont devenues des urgences Covid. Quand je suis arrivé durant la deuxième semaine du confinement, il y avait encore sept ou huit boxes destinées au tout-venant, et les deux tiers pour le Covid. Un matin, on m’a demandé d’aider à déménager pour limiter à deux ou trois boxes la partie « tout-venant » afin de laisser 90 % de l’espace des urgences pour le Covid. Au-delà du matériel et du manque de place, il y a le fait que les prises en charge pour des maladies autres mais très graves, sont forcément moins évidentes. On en parle peu, mais c’est compliqué d’avoir un infarctus en ce moment. Sans parler de tous les malades chroniques, des maladies psychologiques, des violences faites aux femmes… Le service d’urgence où je travaille est d’habitude spécialisé dans la prise en charge des victimes de violences conjugales, dans une zone qui souffre d’une grande misère sociale. C’est un travail important, l’accueil des femmes violentées. Là, clairement, il n’y a plus la place. C’est terrible. Dans l’après-Covid, on va aussi payer cette facture-là, on va découvrir des gens qui sont en mauvaise santé, de tous les points de vue.
Comment vis-tu ce retour aux sources ?
A titre personnel, je passe par plein de phases. Mon premier réflexe a été de m’inquiéter pour ma famille, mes parents âgés et un peu malades, mes amis… J’ai un ami proche, sorti d’affaire a priori, qui a été très mal… Le deuxième réflexe, c’est celui du réalisateur qui s’inquiète pour son tournage. Mais bon, on a tourné déjà huit semaines. Si tout va bien et que la France sort de la crise, un jour on fera la fin. Je me rends compte que mon sujet est juste par rapport au monde dans lequel on vit. Je ne me suis jamais considéré comme un grand cinéaste, mais je pense que j’ai un sens des réalités et quelque chose à raconter. Quand la fiction et la réalité se rejoignent, ça ne peut que nourrir mon travail. C’est très bouleversant pour moi : ça raconte en quelques semaines quelque chose de ma vie. L’hôpital est resté mon quotidien à travers la série, je ne suis pas complètement parti ailleurs. Mais cette fois, c’est concret.
Tu y trouves un sens nouveau ?
Mes études de médecine n’étaient pas une fausse route dans mon parcours. Souvent, on m’a demandé pourquoi j’étais passé par là si je voulais être réalisateur… Maintenant, je vois bien à quel point tout est lié. Cela fait l’homme que je suis devenu.
As-tu encore le temps de penser à Hippocrate et de diriger l’écriture ?
J’ai la chance de ne pas écrire tout seul. Nous sommes trois scénaristes. Claude Lepape et Anaïs Carpita peuvent bosser de chez elles où elles sont confinées, même si le rythme n’est pas le même. Nous sommes en ce moment sur les épisodes 7 et 8, avec en plus la finalisation des épisodes 5 et 6… Claude et Anaïs ont compris que je n’étais pas trop dispo pour les soutenir et les aider, même si je suis quand même là. On échange un peu. Surtout, on mène une réflexion sur la façon d’intégrer ce qui se passe. Dans la première saison, nous mettions en scène la quarantaine de plusieurs médecins, ce qui m’avait valu quelques moqueries. Dans l’ensemble, Hippocrate a été appréciée mais on m’a reproché d’avoir poussé le bouchon un peu loin sur ce point. Aujourd’hui, cela fait doucement sourire quand on voit qu’on peut confiner une population entière… Cette saison 2, peut-être encore plus que la première, raconte un hôpital qui a craqué. Au début, on montre même concrètement un hôpital qui s’est abîmé physiquement. Les gens à l’intérieur sont eux aussi abîmés et souffrent de leur mauvais outil de travail, avec cette angoisse majeure : si une catastrophe arrive, comment faire ? Cette catastrophe, pour moi, était lointaine quand j’ai commencé à écrire la deuxième saison. Aujourd’hui, elle est là, elle nous a rattrapés. Nous avons des idées pour l’intégrer, même si on ne fait pas une série d’actualité.
Tu es seul à Paris ? On t’imagine un peu comme le personnage d’Eric Caravaca dans la première saison d’Hippocrate, seul chez lui…
C’est ça le plus dur, paradoxalement. C’est pour ça que je suis bavard, d’ailleurs : parce que je suis seul. Ma femme et mes enfants ne sont pas là, c’est un peu duraille. Mais je pense beaucoup aux techniciens et aux petites boîtes de production, aux petits distributeurs dans mon milieu. Pour eux, ça va être dur. Quand on pense cinéma, on imagine toujours les gens riches, les bourgeois, les producteurs qui gagnent bien leur vie, les réalisateurs dont je fais partie, les acteurs et actrices. Mais on pense rarement aux machinos, aux électros, aux assistants-réalisateurs qui ne peuvent pas faire beaucoup d’économies. Cela va être très dur pour eux, comme pour les commerçants et les ouvriers.
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