Dans un essai subtil, “Récidive, 1938” (éd. Puf), le philosophe Michaël Fœssel enquête sur l’année 1938 en France. Sans forcer le trait, il montre à quel point elle hante le présent, par des ressemblances troublantes.
Imaginons. En France, un président qui se présente comme de “centre-gauche” arrive au pouvoir. Son étiquette politique importe peu, c’est sa “modernité” qui est valorisée. Des intellectuels plaident d’ailleurs pour la mise en place d’un gouvernement technique, constitué d’“hommes pris hors des partis politiques et hautement qualifiés par leur caractère, leurs talents, les services rendus”. L’heure n’est plus au clivage gauche-droite. Dans la bouche de l’impétrant, les mots vont donc à rebours de la tradition qu’il est censé incarner. Rapidement, il demande à la France de “se remettre au travail”. On perçoit même parfois chez lui une pointe de mépris social, comme lorsqu’il estime que “la classe ouvrière s’est trop installée dans les loisirs” depuis la précédente législature, jugée laxiste (même s’il en faisait partie en tant que ministre). Ses actes interpellent aussi. Systématiquement, il passe par-dessus le parlement pour faire passer ses réformes libérales. Et quand les ouvriers se rebellent et se mettent en grève, il les réprime massivement.
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L’hypothèse d’un parallèle
Vis-à-vis des étrangers, aussi, son attitude intrigue – elle tétanise même la presse de gauche. Face à l’afflux de réfugiés politiques venus des pays alentours, il alarme, se montre hostile, insinue que leur arrivée met en péril les emplois des Français. La presse de droite, on ne peut plus méfiante envers ces “futurs assistés”, abonde. Le droit d’asile en prend un coup. Dans un contexte de montée des régimes liberticides en Europe, la France glisse peu à peu sur la pente d’une République autoritaire.
Toute ressemblance avec Emmanuel Macron serait fortuite. C’est d’Edouard Daladier qu’il s’agit : le président du Conseil radical-socialiste, entre 1938 et 1940, qui a succédé à Léon Blum après l’effondrement du Front populaire. Son mandat a débuté il y a 81 ans, en 1938. C’est cette année charnière – celle des accords de Munich, de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, et des ultimes sursauts militaires de l’Espagne républicaine contre Franco – que le philosophe Michaël Fœssel retrace dans son nouvel essai, Récidive, 1938 (Puf). Comme son titre l’indique, l’auteur se garde bien de parler de “répétition” de l’histoire, ou même de bégaiement. S’il est devenu commun de gloser sur le “retour des années 30”, lui met en avant l’hypothèse plus nuancée d’un “parallèle”. L’histoire ne se répète pas, mais le spectre de 1938 nous hante, car “l’origine du mal est la même”, malgré les différences de temps.
Des évolutions à l’œuvre aujourd’hui
Sans forcer le trait, en se plongeant dans les journaux français de l’époque – d’extrême droite (Je suis partout, Gringoire, L’Action française), de droite (Le Temps, L’Epoque), de gauche (Le Populaire), communistes (L’Humanité), populaires (Paris-Soir)… –, Michaël Fœssel met en évidence des échos, des liens, des affinités, et une assonance générale qui troublent le lecteur. “En 1938, j’ai rencontré des logiques, des discours, des urgences économiques ou des pratiques institutionnelles qui m’ont d’abord instruit sur ce que nous vivons aujourd’hui”, écrit-il.
La liste des effets de miroir entre passé et présent est longue, de l’antiparlementarisme par le haut (les décrets-lois d’hier faisant office de 49-3 d’aujourd’hui) aux campagnes de “fausses nouvelles”, en passant par le lien établi par l’Etat entre politique sociale et immigration, la déchéance de nationalité (coucou François Hollande) ou encore la prime donnée à l’identité nationale sur l’opposition des classes. “1938 condense en quelques mois des évolutions à l’œuvre depuis plus d’une décennie dans le présent, précise le philosophe-enquêteur : radicalisation conservatrice du discours camouflée par une idéologie postpartisane, triomphe des solutions libérales en pleine crise du libéralisme économique, perception des procédures démocratiques comme un obstacle à la mise en œuvre d’une politique efficace, lois sécuritaires, restriction de la politique d’accueil des réfugiés.”
Récupérations
En effet, quand face à la crise des Gilets jaunes, Emmanuel Macron fait référence à “la question de l’immigration” qu’il nous faudrait “affronter” et à “l’identité profonde” de la France (dans son adresse à la nation du 10 décembre 2018), ou quand il répond à la crise sociale par la répression policière et la loi “anticasseurs”, ne cède-t-il pas dangereusement à un “désir de République autoritaire” ? De même, quand Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, accuse les ONG de sauvetage d’être “complices” des passeurs, et qu’il est nommé “adhérent d’honneur” par Génération identitaire, ne faut-il pas s’interroger ? Daladier, lui aussi, faisait l’objet d’éloges empoisonnés de la part d’un journaliste de Je suis partout (journal notoirement antisémite), qui disait de lui le 9 décembre 1938 : “Un destin heureux l’attend s’il sait éviter les petits génies du mal qui l’entourent”.
“A force de références à la ‘discipline’, à l’‘autorité’ et à la ‘mobilisation des énergies’, il lui arrive [à Daladier, ndlr.] de plus en plus souvent de parler le langage” des ennemis de la République, remarque Michaël Fœssel. Hier comme aujourd’hui, la frontière entre le camp du “progrès” et le camp nationaliste n’est donc pas aussi hermétique qu’on le prétend. Le philosophe note ainsi qu’il croise peu Jacques Doriot – fondateur du Parti populaire français (un authentique parti fasciste) – dans son incursion en 1938. Ses souhaits n’avaient plus besoin de ses exhortations belliqueuses pour se réaliser.
Là encore, face au triomphe de Viktor Orban en Hongrie, et à l’attitude de l’Union européenne vis-à-vis des migrants, l’idée de récidive prend toute sa force : “La politique de Daladier, faite d’assouplissement économique et de reprise en main autoritaire, est aux régimes totalitaires qu’elle combat ce que les politiques néolibérales menées depuis plus d’une décennie sont au nationalisme autoritaire qui menace dans nombre de pays européens”, note l’auteur. L’effet de Larsen provoqué par ces résonances temporelles devrait nous mettre en garde.
Récidive – 1938, de Michaël Fœssel, éd. Puf, 192 p., 15€
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