Fascinés par les philosophies orientales et les superhéros une bande de combattants a remis, au début des années 2000, la côte Est au premier plan. Tout en permettant à chacun des membres du Clan d’exprimer sa personnalité dans des projets parallèles majeurs.
Longtemps, personne n’a représenté Staten Island. Du moins, personne de suffisamment souple pour se permettre un coup de pied à la lune. Car niveau style, les bases sont saines: aux grutiers du port les bandanas, aux mafieux les calibres et la bijouterie, aux pêcheurs l’art de courber une visière, aux retraités celui de réussir un barbecue.
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Pour le reste, celui que l’on surnomme le “forgotten borough” stagne dans les eaux du New Jersey, à une demi- heure en ferry de Manhattan, et se sent à ce point incompatible et négligeable politiquement qu’une large majorité de sa population – 65% des suffrages exprimés – a voté en 1993 une sécession que la ville de New York lui a finalement refusée.
Moins verte dans un petit quart nord-est, l’île touche Brooklyn par le Verrazano-Narrows Bridge, seule ligne d’horizon offerte aux gamins des “projects” – les cités HLM – et bel exemple de manque d’ouverture : gratuit pour sortir, payant pour entrer. Sans ce pont, on se dit que les expériences sociales menées depuis trente ans sur les ghettos de Park Hill et Stapleton auraient enfanté les créatures impossibles du docteur Moreau.
36 chambres pour un classique unique
Au lieu de cela, ajoutant la disgrâce à l’isolement culturel et concentrant toutes les pulsions de contrebande à l’entrée d’un même tunnel, elles ont accouché d’une montagne sacrée et du collectif de MC le plus inclassable de sa génération. Partis porter la parole Shaolin à travers le monde, les neuf moines à capuches du Wu-Tang Clan ont fait de Staten Island le plus improbable réservoir à métaphores du hip-hop East Coast et apporté la preuve définitive que le kung-fu new-yorkais avait des jambes.
Pas exactement portés sur la sociologie de la pute à crack, les membres du Clan partagent avec Napoléon Bonaparte, Godzilla et Goro (le coriace prince guerrier du premier Mortal Kombat), cet univers singulier et un enthousiasme dans sa transmission qui sont la marque des grands insulaires.
Ne s’embarrassant d’aucune hiérarchie du savoir, leur rap mixe ainsi mythologies adolescentes, philosophies orientales, textes sacrés et “street knowledge“ (la connaissance de la rue) sans le moindre complexe mais avec cette pointe de vanité qui trahit une décennie hip- hop plus individualiste et politisée que la précédente.
Preuve que Staten Island n’est pas Long Island, ni la logique militante de Public Enemy ni la largesse d’esprit de De La Soul ne sont observées par le collectif qui laisse à d’autres le soin d’exalter les consciences et de faire mar cher les foules. Avant Nas, et bien avant Jay-Z, c’est donc aux seules fins d’orgueil et de purisme que le Wu-Tang Clan amorce en un classique presque instantané – l’album Enter the Wu-Tang (36 Chambers) en 1993 – le réveil de New York après le hold-up médiatique sur plus de cinq ans réussi par Los Angeles.
Un collectif et de fortes personnalités
En le corsant d’un retour aux fondamentaux hardcore – invitation à la baston et intégrité du style – il pose de nouvelles règles du jeu face à une industrie en soudaine infériorité numérique. L’histoire de ce Clan, un peu temple, un peu secte, un peu pieuvre, s’ouvre sur six années d’une dictature de raison – de 1992 à 1997 – dissoute à terme en une grande nébuleuse de démocraties rentières.
Arrivé en force sur l’échiquier du hip-hop, le collectif fut assemblé patiemment, comme on fantasme une équipe de foot au fond de son jardin : des joueurs de grande classe, une belle présence devant le but mais des automatismes à travailler pour ne pas laisser l’ego de chacun menacer l’ego commun.
Un animal de foire avec une âme d’enfant
Humilité et discipline sont les armes secrètes du super-robot. Au jeu de jambes : cotonneux et néanmoins élastique, Method Man et sa voix pâteuse, douce comme le miel, mais un miel périmé qui aurait commencé à cristalliser. En bras d’honneur et hommes de main : Raekwon et Ghostface Killah, les grands maîtres du Wu-Tang slang, cet argot maison qui fait rimer les vers dans la Grosse Pomme.
La tête sur les épaules, c’est GZA, dit The Genius, pour son niveau technique imprenable par la mer, plus fine lame du royaume et celle par qui la décapitation arrive. Clown triste né de père inconnu, animal de foire avec une âme d’enfant, Ol’Dirty Bastard, tout à la fois le cœur, les viscères et le paquet. Enfin, à la fois Actarus et Force Rouge, Robert Diggs, dit Prince Rakeem, dit RZA pour “Ruler Zig-Zag-Zig Allah”, (“maître, connaissance, sagesse, compréhension, Allah” dans le Wu-Tang slang).
Guide musical autant que spirituel, RZA est un pêcheur d’hommes qui parle vite, pense haut et voit loin, adoptant souvent le point de vue de Dieu. Mais de quel Dieu ? Ce fils d’épicier baptiste assure n’être d’aucune religion en particulier mais d’un peu toutes à la fois, une mystique à géométrie variable qui en fait le grand vulgarisateur des préceptes de l’islam, du bouddhisme et du taoïsme dans le rap, surtout quand ses textes assoient à la même table Lao-Tseu, Marcus Garvey et l’Incroyable Hulk.
Des seconds couteaux de luxe et des films de sabre
Puis viennent les seconds couteaux de luxe: Inspectah Deck en bonne première balle, U-God en voix de basse et Masta Killa, dont le flow placide agit comme un affûteur pour ceux qui viennent après lui. Mais, aux sources du Wu-Tang Clan, il y a pour son créateur RZA trois révélations: l’arrivée du hip-hop – quand les block parties du South Bronx vinrent se brancher sur les réverbères de Staten Island à l’été 1976 –, les enseignements de la Nation of Gods and Earths – branche dissidente de la Nation of Islam – fondée en 1964 par Clarence 13X.
Enfin, les films de la Shaw Brothers, empire de production hong-kongais responsable à la fin des années 1970 de quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre du kung-fu – dont The 36th Chamber of Shaolin (1978) et Shaolin vs. Wu-Tang (1981) avec Gordon Liu – et, partant, d’un bon tiers du répertoire acrobatique des B-boys new-yorkais. Sans pour autant leur imposer des séances de katas en terrasse,
RZA dut donc rallier ses hommes à l’idée d’un rap martial. Dès l’automne 1992, avec un premier single pressé en cave et vendu au cul du camion, la tuerie ne fait aucun doute : un beat prenant écho sur le seul béton, une production spartiate, des rimes assassines, une rixe sonore chorégraphiée et la promesse d’un hiver bien sec. Protect Ya Neck s’écoulera à 10 000 exemplaires en moins de six mois, ramenant l’underground au premier plan.
A l’assemblage du collectif, RZA s’était donné cinq ans pour lever une armée, l’entraîner et la lancer à l’assaut des sommets par toutes les faces de l’industrie, prenant pour cela le contrôle absolu de l’image, du son et de la stratégie commerciale du groupe.
Des samples qui craquent, des dialogues qui mettent la pression
Son petit Machiavel illustré sous le bras, il s’appuya sur le succès du single pour faire signer au Wu-Tang un deal garantissant à chaque MC une totale liberté créatrice et contractuelle en dehors du Clan, soit la possibilité à moyen terme d’engranger deux fois plus de royalties, de mettre la moitié des exécutifs de New York au service d’une même marque et de faire méchamment grimper les enchères : Method Man fut signé chez Def Jam, GZA chez Geffen, Ol’Dirty Bastard chez Elektra, Ghostface Killah chez Epic tandis que Raekwon restait chez Loud Records, le label qui avait laissé RZA diviser pour mieux régner.
A partir d’Enter the Wu-Tang (36 Chambers), premier album hostile et fermé aux riverains, le chaos des hommes va prendre forme. Plutôt imparable dans son agencement – enchaîner Da Mystery of Chessboxin avec Wu-Tang Clan Ain’t Nuthing ta Fuck Wit ou comment se faire poignarder dans le dos pour être fini à la batte –, le disque définit également la ligne de production tenue par RZA jusqu’à Wu-Tang Forever en 1997, au terme de son manda.
Des samples qui craquent, des dialogues qui mettent la pression, un scratching qui sent le sabre, de courts motifs de piano qui entretiennent la crispation – hommages flagrants à Bill Evans et Thelonious Monk – et cette mise en adéquation des voix, des timbres, des différents niveaux de dextérité verbale, qui le rapprochent du chef d’orchestre.
Les nouveaux super-héros de Big Apple
Sur Bring da Ruckus, quand Raekwon relève Ghostface, le changement de dynamique subtil qui s’opère en fond – une rythmique d’os brisés pour des coups de feu, une ondulation vicieuse pour des nappes graves – en dit plus sur la partition de chacun que cet acharnement marketing à vouloir en faire les nouveaux super-héros du petit déjeuner.
Beat ‘em up claustrophobe et stand-up comedy capitonnée
Musicalement, le Wu-Tang a toujours enfoncé les X-Men. Entre 1994 et 1996, tandis qu’une dérogation de l’empereur accordait aux moines le droit à la débauche – Enter the Wu-Tang… avait dépassé le million de ventes nationales en un an –, RZA fournit la preuve par cinq de cette suprématie : Tical pour Method Man, Return to the 36 Chambers pour Ol’Dirty Bastard, Liquid Swords pour GZA, Only Built 4 Cuban Linx pour Raekwon et Ironman pour Ghostface Killah.
Tout en travaillant pour le collectif, chaque album explore alors une voie de production différente qui reflète le potentiel d’émancipation de chaque interprète : beat ‘em up claustrophobe pour Meth, stand-up comedy capitonnée pour Dirty, slasher cérébral pour GZA, trilogie du Parrain pour Raekwon et retour au porno chic pour Ghost.
Wu-Tang Forever, double album monumental
Une rafale de succès publics et critiques qui favorisera l’éclosion des égoïsmes et des jalousies le moment venu mais qui, pour l’heure, place la barre très haut quand sort Wu-Tang Forever, second album définitif pour cette famille monoparentale unie qu’est encore le Wu-Tang en 1997. Par définitif, il faut entendre insurmontable.
Véritable monument discographique érigé à la gloire du Clan, le double album s’écoule à plus de 600000 exemplaires la première semaine, confirmation d’une force de frappe et d’une puissance de calcul jamais vues dans le hip-hop.
Mais avant le refus de s’entraîner, avant l’exploitation grotesque de la franchise – treillis de couturier, eaux de Cologne –, avant l’accolement du préfixe sacré à des sociétés offshore et la compilation de leurs plus grands succès, avant que trop de disciples ne tuent le temple, les royalties, les pensions alimentaires non versées, avant que les types ne commencent à se sampler eux-mêmes, avant d’être réduit à huit après la mort piteuse d’Ol’Dirty Bastard, avant tout ça, fin de cycle.
RZA, Le kung-fu master
Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Producteur intuitif et gourou au flow acéré, le Stan Lee du hip-hop s’est taillé sa propre statue à coups de sabre, plantant au passage pas mal de shurikens (armes de jet) dans le business, Sun Tzu style. Question textures, il est le yin si Dr. Dre est le yang: d’abord sombres et humbles, elles n’ont cessé depuis de percer l’inconscient collectif: sur Playstation, à Hollywood et pourquoi pas un jour au Carnegie Hall. Belle collection personnelle d’imports de kung-fu.
https://www.youtube.com/watch?v=NkMOMNNqIRE
Method Man, l’homme multicasquette
Envoyé en éclaireur sur le marché avec le single Method Man en 1993 et l’excellent album Tical l’année suivante, Clifford Smith n’est pas une fierté que pour sa maman: pacificateur du milieu – par le biais, entre autres, de featurings chez Biggie Smalls et 2Pac –, ami des divas – Mary J. Blige, Foxy Brown, Missy Elliott –, personnage de sitcom, de fiction, de jeux, Cheese dans la série The Wire, lui-même dans le troisième Scary Movie et la preuve vivante que l’herbe ne jaunit pas les dents. Belle collection personnelle de comics originaux.
GZA le maître d’échecs
Tant que vivra l’aîné du Clan, dont les racines croisent celles des cousins RZA et ODB depuis le crew de quartier All in Together Now, le Wu-Tang ne deviendra jamais un groupe pop. Old school au dernier degré, Gary Grice défie les MC à travers les boroughs depuis 1984, un temps où il n’y avait pas de samouraïs mais où son calme de joueur d’échécs et ses métaphores martiales coupait déjà des têtes. De loin, le candidat le plus sérieux à l’immortalité. Belle collection personnelle d’aphorismes taoïstes.
https://www.youtube.com/watch?v=QFjGd2s8ndo
Ghostface Killah, le king du standing
Ni Al Pacino ni John Gotti, dans la triplette mafieuse qu’il forme avec Raekwon et Cappadonna, Ghostface serait plutôt Christopher Walken. Originaire des cités de Stapleton, où le braquage se pratique avec élégance et raffinement, l’autre King of New York maintient le Clan à flots presque à lui seul en alignant les pépites – Supreme Clientele (2000), Fishcale (2006) – toujours avec ce standing et cet amour des femmes sans lequel il rapperait uniquement chiffons. Belle collection personnelle de peignoirs brodés.
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