Et si le piercing permettait de mieux faire entendre la voix des femmes ?
“Le piercing sur la langue ? C’est pour la fellation”. Ces quelques mots de Rosanna Arquette dans Pulp Fiction en disent long sur ce que le piercing engendre comme images et préjugés. Toujours « vulgaire » aux yeux des parents réticents, forcément « sexuel » lorsqu’il est posé sur la lèvre, les tétons ou le clitoris, ce petit bout de métal alimente bien des fantasmes. Mais que nous raconte-t-il au juste sur celles qui en portent ? Pour le savoir, nous sommes allés leur poser la question.
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« Le piercing est une forme de protection »
Deux ados tirent la langue à l’unisson. Sur leurs langues, des piercings. Difficile d’oublier l’affiche de Thirteen, le teen movie culte de Catherine Hardwicke. Il résume bien la chose : le piercing débarque dans la vie d’une jeune fille comme une révolte de jeunesse. « Je voulais faire quelque chose qui provoque, j’aimais savoir que je pouvais l’oser à l’époque » nous raconte d’ailleurs Salomé, 25 ans.
Ce labret qu’elle porte sous la lèvre depuis ses seize ans résume bien son univers d’alors : celui d’une âme un peu solitaire, victime de harcèlement scolaire, qui, entre deux skyblogs, se réfugie dans la musique, guitare et look grunge à l’appui. Mais son piercing n’a rien de morbide.
Les fantasmes de mutilation et l’imaginaire « dark » des Suicide Girls, cette communauté de jeunes femmes à l’état d’esprit très emo-gothique, très peu pour elle. « Je voulais choisir la façon dont je percevais l’acte moi même : un truc cool qui me plaisait esthétiquement » se souvient-elle. Elle fait du piercing l’une des parois de son petit cocon d’ado.
Car s’il transperce la peau, le piercing n’est pas pour autant une façon de se faire du mal, mais plus « une protection, une barrière que l’on appose entre soi et le monde environnant » analyse Clémence, vingtenaire piercée et fière de l’être – elle a consacré son doctorat en littérature aux modifications corporelles.
« Depuis, je me sens plus femme »
« C’est le premier pied-de-nez que je faisais à mes parents ultra conservateurs » s’amuse de son côté Valentine, 25 ans et quatre piercings – tous aux oreilles. Enfant, ses parents lui répètent qu’un piercing, « c’est vulgaire« . Il lui faudra attendre de quitter le nid à 20 ans pour vivre sa « première fois ». Fort logiquement le premier tatouage suivra. Lola elle aussi aime à dire que le piercing est comme « une réminiscence de [sa] crise d’adolescence« .
La jeune femme de 24 ans a sauté le pas pour casser l’image de petite fille sage qui lui collait à la peau. Derrière cet helix qu’elle porte et ses lobes percés, il y a forcément « un côté rébellion » avoue-t-elle. Aujourd’hui encore, la mère de Valentine soupire lorsqu’elle soulève ses cheveux, dévoilant ses piercings. La révolte d’ado ne cesse jamais vraiment.
Mais pour éclore, la transgression a toujours besoin de puiser dans la norme. Le piercing n’échappe pas à la règle. Car quoi de plus commun qu’une petite fille aux oreilles percées ? « Le piercing exprime une tension entre norme et transgression : c’est un rite de passage obligé pour les petites filles occidentales » approuve Clémence. Pour Lola, se faire percer était un moyen de brusquer ce physique trop enfantin, ce visage rond, ces pommettes, cette voix fluette.
« Depuis, je me sens plus femme » dit-elle. On ne naît pas femme, mais les piercings aident à le devenir. « Il y a un côté tribal. Comme dans Grease : quand Sandy se fait percer les oreilles, c’est le moment où elle rejoint symboliquement le groupe« , s’amuse en ce sens Marine, ses trois piercings aux oreilles.
« J’ai arrêté de les compter ! »
Mais cet acte a du bon. Puisqu’il est comme l’explique Lola « source d’anecdotes, sur le moment où l’on choisit de le faire, le passage chez le perceur ou la cicatrisation« , la culture du piercing pose les bases les bases d’un girls club où se réunissent celles « qui en sont« . Les expériences individuelles s’entrecroisent, dialoguent, et permettant la sororité.
Et de sororité, il y en a besoin. Car le piercing est un attrape-machos. Dans la rue, en soirée, les remarques salaces s’alignent pour celles qui en portent. « J’ai arrêté de les compter ! » déplore Pauline, vingt-huit ans. « Ça commence par : j’adore tes piercings ! Ça fait mal ? T’en as ailleurs ? Puis : alors, la pipe, ça change beaucoup ou pas ? Ou : t’en as un à la chatte ? » détaille celle dont le nez est orné de six beaux piercings. Sans oublier : « Tu ne te respectes pas ! Regarde comme elle est crade ! Tu crois qu’elle se drogue ? Que c’est une fille facile ? Elle ressemble à une lesbienne » énumère Océane, photographe de 19 ans portant bridge, nostril et labret centré.
L’afficher au nombril, c’est déjà être « sexy » aux yeux de certains, et le faire aux tétons se la jouer « chaudasse« , s’attriste Valentine. Celles qui le portent à l’arcade ont quant à elle droit aux plus beaux noms d’oiseaux : « garçons manqués« , « féminazies« .
Quand le corps se libère, la parole tente de le réprimer, et ce dès l’enfance : quelle différence entre une ado à qui l’on refuse le piercing car « c’est moche ! » et une autre qui n’aurait pas le droit d’employer le mot « clitoris » puisque « c’est vulgaire » ? Le piercing se remarque et révèle les réactions les plus réacs quant à ce que les jeunes filles doivent dire, faire ou montrer. Pour Valentine, « Il est la minijupe des modifications corporelles !« .
« Your body is your temple »
« C’est comme si ton corps appartenait au ‘public’. Au début ça gêne, ensuite ça énerve, puis ça lasse » observe Pauline. C’est justement parce qu’il répond à cette exaspération généralisée que le piercing s’avère intensément girl power. Elodie, 23 ans, est certaine que « chaque marque faite sur notre corps de manière volontaire nous aide à en faire ce que nous souhaitons« . Des piercings, elle en a quatre, et chacun est une déclinaison du même discours : « Ce corps est à moi, j’en fais ce que je veux, et personne d’autre ne peut en décider ». Un message d’autant plus fort, dit-elle, « dans une époque où les femmes se révoltent contre les violences qu’elles subissent ».
Car, percé, l’épiderme devient une forme d’expression libre. Le corps se réécrit et, d’un creux à l’autre, assure l’émancipation. C’est ce qu’a vécu Marine, percée alors qu’elle éprouvait des soucis de santé. « J’avais souffert comme jamais dans ma vie » se souvient-elle. Ses trois piercings aux oreilles lui ont permit de « s’infliger cette douleur volontairement, redevenir maîtresse de [son] propre corps« .
Car des boucles discrètes aux scarifications les plus extrêmes, les piercings ne rendent pas simplement « originale, lookée, et un peu badass » comme le détaille Marie avec désinvolture : ils permettent l’empowerment. Cette prise de pouvoir passe par un combat contre soi-même – c’est le cas de Valentine, « trop fière » d’avoir pu « dépasser [sa] peur des objets étrangers insérés dans [son] corps – et aboutit à une certaine sublimation.
Grâce à ses six piercings, Pauline a ainsi fait de son visage une œuvre d’art. Ses bijoux – tous dorés – lui ont fait aimer son nez sans passer par la chirurgie esthétique. Aujourd’hui elle a l’impression d’avoir « un truc précieux dans un écrin de piercings« , se sent forte et fière. Quand elle les retire, c’est une autre qui se tient devant le miroir, sa « version moldue » rit-elle. Percée, sa peau est devenue une zone de confort, familière et singulière : « Mon motto est ‘your body is your temple’ et visiblement j’ai décidé de me transformer en église orthodoxe !« .
A la croisée des genres
Mais le piercing ne fait pas pour autant du corps un lieu de culte intouchable. Au contraire, il promeut la mouvance et la fluidité. « Contrairement au tatouage, le piercing n’est pas du ‘temps’ incorporé dans la chair : il accepte le retour en arrière, on peut l’enlever, le cacher » analyse Clémence. Aujourd’hui, il semble s’adapter à tout, vrille du chic au thérapeutique, de l’underground au mainstream. Comme si, d’un corps à l’autre, nous contant mille histoires, il exigeait d’être étudié par-delà toute forme de binarité.
« Les piercings se ressemblent à peu près tous, qu’ils soient portés par un homme ou une femme, c’est très unisexe et c’est très bien comme ça » constate Elodie, pour qui cependant « il y a encore un long chemin à faire pour que le regard des gens n’associe plus un certain type de piercing à des idées préconçues sur le genre ou la personne qui le porte« . Cette évolution des mentalités est globale, elle nous concerne tous. Et elle pourrait bien passer par ces petits bouts de métal.
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