[Le journal de confinement de la rédaction] Chaque jour, un·e journaliste des Inrocks vous raconte son confinement. Aujourd’hui, depuis Los Angeles, Jacky Goldberg nous raconte le love lockdown.
Si mon compte est bon, c’est aujourd’hui votre onzième jour de confinement en France. Ici aux Etats-Unis, ils appellent ça lockdown, et nous n’en sommes qu’au huitième jour. Du moins en Californie, le premier Etat à l’avoir décrété ; ailleurs, dans certains Etats républicains, ça n’a pas même commencé, et Donald Trump parle déjà de « rouvrir le pays » – après l’avoir consciencieusement fermé depuis trois ans.
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A Los Angeles, notre maire démocrate Eric Garcetti, parce qu’il trouvait le terme lockdown un peu anxiogène, lui a préféré l’expression safer at home : en sécurité à la maison. Et comme cet euphémisme ne suffisait manifestement pas à faire passer la pilule auprès de ses administrés fragiles, il lui a accolé un hashtag inventé pour l’occasion : #LALove. Ainsi, dans chacune de ses conférences de presse, tous les jours aux alentours de 16 heures 30, il trouve le moyen de placer sa trouvaille, en bon forceur : « For the city that we love, this is #LALove », avec des variations quotidiennes qui feraient passer Séguéla pour un subtil pubard. En France, vous faites la guerre, à Los Angeles, on fait l’amour. C’est un Love Lockdown, comme dirait Kanye – que devient-il d’ailleurs ? -, un lockdown tout doux, rendu un peu plus cotonneux encore, par la décision de maintenir ouverts les dispensaires de cannabis, ici légaux et jugés, donc, essentiels. Avec tout cela, et un peu de chance, me dis-je, peut-être les gens oublieront-ils qu’ils ont des flingues plein les placards.
Bien sûr, tout ceci, tout cet enrobage lyrique, est parfaitement ridicule, dérisoire, et en même temps je ne peux m’empêcher d’y voir un certain génie, authentiquement hollywoodien, et d’en être hyper ému. Tous les jours, aux alentours de 16 heures 30, je me connecte au Facebook live du MayorOfLA, je mets la BO d’Independance Day en fond, et je laisse Garcetti me coller des frissons comme Bill Pullman quand j’avais 15 ans. On est maire de l’usine à rêves, ou on ne l’est pas. Sois prévenu, coronavirus : « Nous n’entrerons pas dans la nuit sans combattre. »
Où est Joe Biden ?
Avant le point presse de Garcetti, il y a le discours de Trump, vers 14 heures. Autre ambiance. Au début, ça me faisait rire. Surtout la tête des types derrière lui, tous plus accablés les uns que les autres, à commencer par Anthony Fauci, le fameux docteur qui contredit le Président en direct. Même lui qui préconise de ne pas se toucher le visage, ne peut refréner quelques face palms en écoutant Trump.
Pour tout dire, je trouvais ses discours paradoxalement exaltants, dans la mesure où leur criminelle idiotie ne pouvait aboutir, me disais-je, qu’à une défaite en rase campagne à l’élection de novembre. Et puis, les jours ont passé. La peur s’est incrustée. Les morts se sont empilés. Et les sondages en faveur de Trump sont tombés, sans que l’on comprenne bien ce qui se passait.
Au bout du quatrième jour, on a commencé à se demander où était Joe Biden. Lorsqu’il a pris la parole, au cinquième, depuis sa cave réaménagée en home studio, on a instantanément regretté son silence. Confus et fatigué comme jamais, bégayant des paroles sans portée, il ressemblait à « un glaçon en train de fondre », comme l’a cruellement formulé Lloyd Constantine, un conseiller de l’ancien gouverneur de New York, Eliot Spitzer.
« L’Amérique comme fiction »
Son successeur, Andrew Cuomo, fait justement beaucoup parler de lui en ce moment. Lui, je l’écoute le matin en général, avec le deuxième café, vers 11h heures. C’est la révélation politique de cette crise, le président rêvé des démocrates, leur Jed Bartlet mais en vrai. A tel point qu’une petite musique commence à se faire entendre, pour voir s’il n’existerait pas une entourloupe pour le mettre à la place de Biden à la convention de juillet… Il est tellement bon que Trump, paraît-il, fait exprès de laisser passer du temps entre leurs discours pour ne pas trop souffrir de la comparaison. Quand le gouverneur Cuomo n’informe pas les New-Yorkais, avec la clarté d’un général, il se chamaille en direct avec son frangin journaliste, la star de CNN Chris Cuomo. Et c’est beau comme du Farrelly (ou du Ferrell/Reilly).
https://edition.cnn.com/videos/tv/2020/03/24/chris-cuomo-andrew-cuomo-better-than-you-basketball-sot-cpt-vpx.cnn
Voilà donc à quoi ressemblent mes journées de confinement : à enchaîner, affalé sur un canapé, des laïus de politiciens tantôt inspirés tantôt fatigués. Ça a l’air triste, dis comme ça, mais ça ne l’est pas, je le promets. Pourquoi se projeter cinq films par jour sur vidéoprojecteur, quand il me suffit d’allumer les infos pour que se cristallisent devant mes yeux toutes mes fictions préférées. « Ce qu’il faut, c’est entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle domine le monde », expliquait Baudrillard en 1984, dans Amérique.
En le relisant, je me rend compte qu’un peu plus loin, il théorisait presque la distanciation sociale, à partir de la façon dont une casserole Téfal communique sa chaleur à l’eau qui l’environne sans la toucher : « Le code de la séparation a tellement bien fonctionné qu’on est arrivé à séparer l’eau de la casserole et à faire que celle-ci transmette la chaleur comme un message, ou que tel corps transmette son désir à l’autre comme un message, comme un fluide à décoder. Ça s’appelle l’information, et ça s’est infiltré partout comme un leitmotiv phobique et maniaque qui touche aussi bien les relations érotiques que les instruments de cuisine. »
https://youtu.be/V3TH3BOx2g4
Ces mots résonnent pour le néo-angelino que je suis. Car voici peut-être ce qui me frappe le plus depuis deux semaines : le confinement n’a finalement pas changé grand-chose. L.A. est une ville comme naturellement confinée, une ville où la distanciation sociale fait, plus qu’ailleurs, office de norme. On y vit souvent, même les pauvres, dans des maisons individuelles – ou carrément dans des châteaux plantés sur les collines -, sur des lotissements rectangulaires qui s’étendent à perte de vue ; on s’y déplace la plupart du temps dans des petites bulles motorisées, ne tendant la main qu’à l’employé du drive-in de Starbucks ou In & Out ; et quand bien même on se risquerait à fouler ses trottoirs, on n’y croise pas grand monde. Bref, « plenty of room at the Hotel California ».
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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