Lors du pont du 1er Mai, les touristes désireux de profiter d’un séjour vénitien ont eu la surprise de découvrir des portiques de “régulation” dans plusieurs endroits de la ville. En effet, la masse de visiteurs – 30 millions par an – est telle qu’elle met en jeu la survie de la cité des Doges.
Ils fourmillent et sont prêts à beaucoup de sacrifices pour fouler le sol de la ville à la symbolique romantique. Les touristes affluent chaque année en nombre, mais cette présence constante n’est pas sans conséquences pour les habitants de la ville. Le tourisme serait-il en train de tuer Venise et ses habitants ?
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Le tourisme dit « de masse » à Venise est un secteur qui ne connaît pas la crise. A un point tel que le maire a décidé d’installer des portiques de régulation dans les zones très touristiques tels les alentours de la place San Marco et durant les périodes de forte affluence, comme a pu l’être le pont de mai dernier. Ce flux constant de touristes inquiète les Vénitiens, qui sont de plus en plus nombreux à fuir la ville bâtie sur l’eau, ne reconnaissant plus la Venise authentique d’autrefois, ses rues et ses canaux où ils ne peuvent même plus circuler. Le phénomène est loin d’être nouveau car Venise a toujours été une ville commerciale grâce à son accès maritime et ses canaux tentaculaires, mais l’afflux grandissant de gens « de passage » menace aujourd’hui la ville.
A travers deux regards aiguisés sur la question vénitienne, c’est le problème du tourisme qui est évoqué et donc, inéluctablement, le futur de la ville. Jérome Zieseniss, président du Comité français de sauvegarde de Venise, et Delphine Gachet l’auteure d’une somme sur Venise et son histoire décryptent un sujet qu’ils connaissent précisément et qui leur est cher.
L’invasion touristique
La structure que dirige Jérôme Zieseniss fonctionne grâce au mécénat et à la générosité de donateurs privés (particuliers, entreprises et fondations, de diverses nationalités et de toutes les générations). Le projet de restauration du palais royal au sein du Musée Correr, initié par J.Zieseniss a ainsi rapporté plus de 100 000 visiteurs supplémentaires au Musée. Il qualifie ces donateurs de « personnes qui démontrent un véritable intérêt pour la ville et son patrimoine ». Il voit la cité des Doges comme un « objet de curiosité » qui attirera toujours les gens du monde entier. “Venise, qui a toujours été exceptionnelle en raison de son caractère de ville marmoréenne bâtie sur l’eau de la mer dans une lagune, devient chaque jour plus unique, donc objet de curiosité. »
Pour lui, l’installation de ces portiques est une première dans l’histoire de la ville, mais c’est un premier pas, qui devra être suivi de bien d’autres. « C’est la première fois qu’un maire de Venise, en l’occurrence un chef d’entreprise, Luigi Brugnaro, prend la mesure du problème du tourisme de masse et adopte des mesures destinées à pallier à ses inconvénients. Il s’agit d’un premier pas, conçu comme expérimental et limité. Chacun s’accorde à penser qu’il faudra aller plus loin et agir en amont. »
La cité-Etat a toujours connu le tourisme, une attractivité certaine venue du monde entier. Delphine Gachet se dit favorable à des mesures qui sont pour elle « inévitables », cependant l’idée d’une ville où tout passage est surveillé et comptabilisé pourrait sembler inquiétante. En ce qui concerne les nouvelles dispositions visant à réguler le tourisme dit « de masse », elle affirme : « Des mesures de régulation sont malheureusement inévitables. Venise suffoque certains jours sous l’afflux massif des touristes, on ne peut plus circuler, on ne peut plus marcher dans les calli et encore moins traverser les ponts. Bien évidemment, l’idée d’une ville qu’on atteindrait qu’en franchissant ces portiques-barrière, en s’acquittant peut être d’un droit, l’idée d’une ville-musée où on compterait le nombre de visiteurs, où il faudrait réserver pour être sûr de pouvoir y venir est pourtant assez effrayante. »
Bons et mauvais touristes ?
Le président du Comité constate que le réel problème de cet afflux massif est l’affaire d’une partie précise des touristes : Les « mordi e fuggi ». Présentant une certaine vision manichéenne du tourisme, Zieseniss s’interroge : qui sont donc ces touristes qui n’apportent rien à Venise – et pire – la dégradent ?
« Le vrai problème ce sont ceux que les Vénitiens surnomment les “mordi e fuggi”, traduisez « je mords et je fuis ». Autrement dit les touristes qui viennent pour quelques heures seulement, avec le sac à dos et la bouteille d’eau en plastique à la main, ceux que Jean Clair a appelé “les alpinistes en terrain plat”. Leur seul apport à Venise, pratiquement, est la bouteille ou la canette qu’ils jettent par terre quand elle est vide avant de repartir. Ce genre de tourisme était marginal jusqu’à il y a une dizaine d’années, il est devenu majoritaire. Mais les personnes qui viennent passer ne serait-ce qu’une nuit à Venise même sont aujourd’hui comme hier les bienvenues: ce sont des voyageurs, amis de Venise, comme ont pu l’être Proust, Cocteau, Monet ou Coco Chanel. Mais partout le problème est le même : comment permettre au grand nombre de visiter les plus beaux lieux sans décourager pour autant ceux qui vivent sur place ou les étrangers qui vont au-delà de la curiosité rapide et superficielle ? Il y a des équilibres à trouver. »
La fuite des habitants
Face à ce qu’ils ressentent comme une invasion, nombre d’habitants quittent Venise, et aussi pour des raisons économiques. Delphine Gachet tire le triste constat que les citoyens ne disposent presque plus de commerces de proximités et les loyers deviennent exorbitants. « Vivre à Venise devient de plus en plus difficile. Le prix des loyers augmente car les propriétaires savent qu’il est bien plus rentable de louer à des touristes de passage qu’à des habitants qui sont là toute l’année. Tous les petits commerces de proximité disparaissent (épiceries, magasin de vêtements ordinaires, de chaussures, d’accessoires pour la maison, etc., il est plus facile de trouver un masque à Venise qu’un balai ! »
Le discours de celui qui assure la protection d’une partie du Patrimoine, Jérôme Ziessenis, présente une Venise à deux visages, paradoxale, de par son exception architecturale tout d’abord, qui aurait joué contre elle.
« J’aurais tendance à penser que dans un monde qui tend à s’uniformiser, l’exception vénitienne, “l’incommodité” de cette Cité incomparable, a joué contre elle : il n’y a pas à ma connaissance d’autre exemple en Europe de ville de prestige abandonnée par les deux tiers de sa population. » C’est un fait, Venise est passée de 150 000 habitants il y a encore une quarantaine d’années, à moins de 50 000 aujourd’hui.
Si rien n’est fait, Venise disparaîtra
« Il nous appartient de préserver et d’entretenir cet admirable patrimoine millénaire pour le transmettre aux générations futures à titre de témoignage d’un temps où le monde était conçu à l’échelle humaine, » estime Jérôme Zieseniss. Si le tourisme a toujours existé à Venise, c’est au XXe siècle qu’il s’est réellement développé avec les bateaux de croisière, et autres moyens de transport à bas prix.
Delphine Gachet dénonce elle aussi la disproportion qui existe entre la ville elle-même (la façon dont elle est bâtie) et les millions de visiteurs qui foulent chaque année le sol de Venise. « Il y a toujours eu beaucoup de passage à Venise, qui, commercialement, se situe sur les routes maritimes, à la jonction de l’Occident et de l’Orient. Lorsqu’au XVIIe siècle, la pratique du « Grand Tour » a commencé, les jeunes aristocrates qui parcouraient l’Europe y faisaient étape. Le tourisme a commencé à devenir beaucoup plus important au XXe siècle, comme partout. Mais avec le développement des moyens de transport, l’arrivée des avions low cost et le développement, dans les années 1980, des grands bateaux de croisière, cet afflux a pris des proportions absolument inédites… Et intenables pour la ville. »
Jérôme Zieseniss rappelle que le Comité français de sauvegarde du patrimoine a pour vocation de protéger sa fragilité : « Loin des dramatisations liées à de graves événements ponctuels, comme la grande inondation de novembre 1966 (1,90 m d’eau place Saint-Marc), le mot ‘sauvegarde’indique qu’il nous appartient de préserver et d’entretenir cet admirable patrimoine millénaire pour le transmettre aux générations futures à titre de témoignage d’un temps où le monde était conçu à l’échelle humaine. »
Venise a attiré poètes, artistes et personnalités du monde entier. pourtant si rien n’est fait ce petit paradis sur terre risque de disparaître semble bien réel. « Venise fascine et fascinera toujours, poursuit Delphine Gachet. La plupart des touristes qui s’y rendent ne sont absolument pas conscients des dangers qui la menacent. Pourtant, il n’y a qu’à regarder : le niveau d’eau qui a monté, les maisons qui se dégradent et menacent parfois de s’effondrer, les pierres qui se déchaussent le long des rii… La catastrophe de 1966 a suscité une prise de conscience de la menace qui pèse sur Venise, mais encore insuffisante. Le temps a passé, on a un peu oublié la menace ; elle est pourtant bien présente, et un jour Venise ne sera plus une destination de rêve tout simplement parce qu’elle aura disparu… »
Delphine Gachet (avec Alessandro Scarsella) Venise. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, coll. Bouquins, Robert Laffont, 2016 (1 134 p.)
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