Arte consacre une soirée à un des plus grands stylistes du cinéaste français, avec la diffusion du Deuxième souffle, suivie d’un documentaire qui dégage les douloureuses contradictions humaines qui sous-tendent la table rase formelle qu’accomplissent ses films.
C’est l’histoire d’un homme qui voulait vivre dans le noir. Dans les romans noirs, les films noirs, cette littérature et ce cinéma de genre, qu’il a tant aimé et qu’il a transfusé au cœur du cinéma français. Dans les salles plongées dans le noir aussi, puisque dès l’adolescence, au début des années 1930, il ingurgite jusqu’à cinq films par jour. Mais aussi tout simplement vivre dans l’obscurité. Il regardait le monde majoritairement à travers le filtre brunissant de lunettes noires arborées en toute occasion. Dans la première séquence du documentaire de Cyril Leuthy, Melville le dernier samouraï, le cinéaste invite une équipe de télévision à découvrir son domicile. Il leur explique qu’il écrit essentiellement la nuit, dans cette pièce. Mais pour ne pas être perturbé par le lever du jour, et la lumière qui baignerait largement le lieu, il prend soin chaque soir d’obturer toutes les fenêtres avec des panneaux qu’il encastre avec soin. Pour qu’aucune lueur de l’aube ne vienne perturber ses nuits noires de labeur.
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https://www.youtube.com/watch?v=btk3FSbDGVg
Cette magnifique archive liminaire donne la clé de toute l’œuvre de Jean-Pierre Melville. A ses débuts, le jeune cinéaste entre par effraction dans le cinéma français en tournant des films indépendants, à faible budget, filmés en extérieur (Le silence de la mer, Les enfants terribles, Quand tu liras cette lettre…) avec des méthodes qui anticipent celle de ses cadets de la Nouvelle Vague. Lorsqu’en 1956 sort Bob le flambeur, virée nocturne dans le Pigalle fifties dont la coolitude déstructurée appelle celles à venir d’Ascenseur pour l’échafaud (Malle, 1957), A bout de souffle (Godard, 1960) ou Tirez sur le pianiste (Truffaut, 1860), Melville est promu parrain de la jeune garde qui s’apprête à donner l’assaut.
Des mondes fantasmatiques
Mais tandis que la Nouvelle Vague déferle, l’aîné prend ses distances avec ses jeunes admirateurs (dans une autre archive du documentaire, on voit Melville répondre à un journaliste, avec cet affect hautain qui caractérise beaucoup de ses prises de parole : « Je ne peux pas avoir 172 enfants. Alors pour ne pas faire de jaloux, je préfère n’en reconnaître aucun« ). A partir du Doulos (1962), il met au point la formule algébrique qui l’éloigne, voire l’oppose, radicalement à la Nouvelle Vague et aux films de ses débuts : recréation d’un monde fantasmatique (l’Amérique des années 40, son mobilier, ses vêtements…) dans des studios emménagés en dessous de son domicile ; stylisation à l’extrême de chaque geste, déplacement, regard de ses comédiens pour les dévitaliser, les transmuer en pantins stoïques ; assèchement généralisé qui donne le sentiment d’entrer dans un monde opaque et engourdi.
Une soirée à propos
Ce n’est donc pas seulement dans son salon, mais aussi à l’intérieur de ses films, que Melville a obstrués tous les points de contact avec l’extérieur, la diversité du monde, son tumulte, l’éclat du grand jour (même les scènes en extérieur, dans Le cercle rouge, Un flic, Le samouraï, L’armée des ombres, dans des lumières blafardes, entre chiens et loups). Il est peu de cinémas aussi confinés que celui de Jean-Pierre Melville, et c’est donc avec un certain à-propos, probablement inconscient, qu’Arte lui consacre une soirée entière, avec la diffusion du Deuxième souffle (1966) puis celle du documentaire de Cyril Leuthy.
Si ce dernier passe parfois un peu vite sur chaque film (c’est la limite imposée par un format de 53 minutes), il parvient néanmoins à tracer un portrait fascinant de l’homme. Maniaque, fétichiste, obsessionnel, essorant ses collaborateurs par ses exigences. Cette logique d’expulsion de toute forme d’extériorité rend son cinéma ascétique (jusqu’au sublime Un flic, son ultime film, mal reçu à l’époque, mais qui ne cesse de grandir à chaque revision et qui abolit toute distinction entre objets, décors, personnages pour tout confondre dans une même minéralité ondoyante). Mais elle s’exerce aussi sur les plateaux sous la forme de conflits systématiques avec ses comédiens. Melville ne peut se passer des stars, pour des raisons économiques (ses films sont chers) mais aussi esthétiques (il lui faut des corps iconiques, adulés – Delon, Belmondo, Deneuve, Montand, Signoret, Ventura, Piccoli – pour que ses récits policiers accèdent au mythe).
La solitude comme horizon
Et en même temps, il ne les supporte pas, se débrouille pour qu’elles claquent la porte parfois même avant la fin du tournage. Le documentaire exhume un enregistrement sonore sur L’aîné des Ferchaux, où Belmondo sort de ses gonds et hurle sur le cinéaste (en le vouvoyant – trait d’époque) en lui disant que ça ne peut pas durer comme ça (et de fait il quittera le tournage avant son terme). Dans une interview, Lino Ventura, mâchoires encore plus serrées que d’habitude, confie que le tournage du Deuxième souffle a été « vraiment très dur » (et sur leur film suivant, L’armée des ombres, il finira par ne plus adresser la parole directement à son réalisateur). Même l’enfant chéri, Delon, va s’embrouiller avec lui sur Un flic. La solitude était l’horizon de ses personnages comme de sa vie.
Au début du documentaire, la voix off nous apprend que Melville était hanté par une sorte de fatalité qui était que tous les hommes de sa famille ne dépassaient pas l’âge de 55 ans. Melville meurt en août 1973, âgé de 55 ans, se conformant à ce même type de scénario fatal qui emprisonnaient ses personnages et achevant ainsi un récit de vie aussi parfaitement bouclé, millimétré et clos que son cinéma.
Soirée Jean-Pierre Melville sur Arte le dimanche 29 mars à 20h55 : Le deuxième souffle (1966) avec Lino Ventura et Paul Meurisse, puis Melville, puis Melville, le dernier samouraï de Cyril Leuthy.
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