Brillant et torturé, le Belge Damso sort l’un des albums rap les plus attendus de l’année. Adoubé par Booba et fan d’Agnes Obel, il se raconte sans filtre dans « Ipséité ».
« Damso, dis-moi qui es-tu ?” C’est l’une des questions introspectives qui rythme le second album du rappeur belge le plus connu du royaume. Après une longue période de galère – entre vagabondage et trafic –, l’année 2016 l’a vu décrocher un disque d’or et exploser aux yeux du grand public. Adoubé par Booba comme par la presse spécialisée, Damso a imposé son rap anxieux et brillant, à mi-chemin entre l’ego-trip et l’examen de conscience. “Je suis un poumon dans un fumoir, je respire le bien mais il n’y a que du mal tout autour, confesse-t-il dès les premières mesures. Mes rêves à portée de main mais je ne sais tendre le bras.” Difficile pourtant de se contenter de ses punchlines névrotiques pour tirer un portrait du bonhomme.
Noir, c’est noir
Un mois avant la sortie de son deuxième album, Ipséité (terme qui, en philosophie, désigne ce qui rend une personne unique), on le retrouve à Bruxelles. D’un pas lourd, ce golgoth de 1,92 mètre s’attable à la terrasse d’une brasserie. Quand il rabat sa capuche, c’est pour commander un thé vert et afficher un large sourire. Sombre et parfois outrancier dans ses textes, le rappeur se révèle affable et bienveillant hors micro. “La noirceur de mes propos dépeint la réalité, se justifie Damso. Je pense que l’on passe plus de temps à souffrir qu’à être heureux et ça se reflète dans mes sons. La vie est dure et trash.”
Et tant pis si sa violence verbale l’a éloigné des playlists des stations de radios. “On m’avait prévenu que mes titres ne seraient pas joués parce que j’ai recours à des mots trop crus, et alors ? Je ne peux pas débuter ma carrière en faisant des concessions avec ce que je ressens. Sinon, autant que j’arrête tout de suite !” Considérant comme Prévert qu’un “nageur est déjà un noyé”, le jeune rappeur (24 ans) refuse de délayer sa prose pour plaire au plus grand nombre. “Si je voulais faire un tube formaté, je le ferais, mais je ne peux pas avoir de rapport hypocrite avec ma musique.”
Une écriture célinienne
A l’instar des tableaux de Soulages qu’il faut ausculter pour percevoir la lumière, la poésie de Damso ne s’offre pas au premier venu. Au milieu des récits de baise hardcore et des vulgarités débitées comme des uppercuts, surgissent des figures de style et une intensité dramatique que le rap n’avait pas connues depuis bien longtemps (“Ça commence par du Roméo et Juliette, ça finit par du Jacquie et Michel. A genoux, j’ai prié le ciel. Loin de la musique, attiré par les schnecks d’Ixelles” sur le morceau Kietu). Antihéros de sombres histoires rappelant celles de Disiz La Peste (à sa grande époque) ou de Lunatic (La Lettre, Groupe sanguin…), le rappeur livre une musique sans fard.
Sur Amnésie, titre phare de son premier album, Batterie faible, avec 7,5 millions de vues sur YouTube, le rappeur bruxellois racontait sa lâcheté et son indifférence face au suicide de l’une de ses premières copines. “J’ai mis du temps à écrire ce morceau, confie-t-il. J’ai voulu me libérer d’un poids mais j’ai compris que je ne m’en libérerai jamais. Je ne passerai jamais à autre chose, j’apprends juste à vivre avec.” Dans Nwaar Is the New Black qui introduit Ipséité, il continue d’exhumer ses névroses : “Je crains plus ma vie que ma mort”, “je fume pour ne plus me rappeler de mes rêves” ou bien encore “je parle tout seul car personne ne sait répondre”.
Une enfance au milieu des balles
Pour comprendre cet écorché vif, il faut remonter aux années 1990 et à la chute de Mobutu, l’homme-léopard qui a ravagé le Congo. A 5 ans, William Kalubi, qui allait devenir Damso, est contraint de fuir Kinshasa (capitale du Zaïre et aujourd’hui de la République démocratique du Congo) à cause de la guerre civile. Dans ses morceaux Graine de sablier (“les tirs de kalash m’empêchaient de rêver”), Exutoire (“tue tout l’monde, même les femmes enceintes”), il évoque cette enfance au milieu des balles. “Je me souviens de ce jour où on a dû faire nos valises au milieu de la nuit et des cris. On a mis toutes nos affaires dans un 4 x 4. On a accroché tout ce que l’on a pu sur le toit.” Son père médecin doit abandonner son cabinet. A 9 ans et demi, il rejoint sa mère et ses frères et sœurs partis en Belgique. Sur le Vieux Continent, il est rapidement confronté au racisme ordinaire. “Tout était nouveau pour moi, je n’avais jamais vu d’Escalator et ne savais pas ce qu’était le racisme. Je ne connaissais pas encore le mot ‘nègre’ et je l’ai vite découvert.”
« Valérie avait peur du noir mais elle ne parlait pas de lumière »
A l’école, les discriminations le poursuivent. “Valérie avait peur du noir mais elle ne parlait pas de lumière”, explique-t-il à propos de l’une de ses ex-camarades de classe, sur Paris c’est loin. “Je me suis beaucoup tapé”, raconte-t-il, laconique, à propos de ses années où on le renvoie systématiquement à sa couleur de peau. Si, au Congo, son père jouait de la guitare, en Belgique, ses grands frères l’initient au rap. “L’un écoutait beaucoup Booba et l’autre Method Man. Je ne comprenais pas forcément toutes leurs paroles mais j’aimais l’émotion et la violence verbale qui se dégageaient de leur musique.”
Damso se met à rapper sans toujours comprendre ce qu’il marmonne. “L’un de mes frères rappait et composait des instrus. J’ai commencé à l’imiter et ça m’a plu.” Depuis l’âge de 7 ans, il aime écrire. Dans l’intimité de sa chambre, il compose des histoires imaginaires. “Je me créais des univers, j’aimais bien marier les jeux de mots. J’inventais un monde où l’on mangeait avec la fourchette à droite et pas à gauche, par exemple. Je ne me rendais pas compte que j’aspirais juste à une vie où je pourrais faire ce que je voulais.”
Il préfère 2¨pac à Keynes
Alors qu’il ne rêve que de musique, sa mère sociologue l’incite à faire des études. En traînant les pieds, il s’inscrit en fac de psychologie puis en marketing. Entre deux enregistrements en studio, il se rend dans les amphis et traîne à la bibliothèque universitaire. “J’essayais de retenir tout ce qui, dans ces cours, pourrait un jour me servir à sortir mon album.” En parallèle, Damso galère et trafique pour gagner un peu d’argent. Inquiet, son père le rappelle au bled pour poursuivre ses études. Dès les premiers cours à l’université protestante de Kinshasa, Damso se rend compte qu’il n’est plus question de marketing. “A mon insu, mon père m’avait inscrit en licence d’économie. Il me disait : ‘Tu seras un grand économiste !’”
Au grand désarroi de son père, Damso préfère 2Pac à Keynes. Sur un coup de tête, il prend un avion pour la Belgique. Coupé de sa famille, il navigue de squat en squat, dort parfois dans la rue. “Mon père m’a mis la pression. Il voulait que je retourne au bled. Il me prenait pour un enfant rebelle qui se voilait la face. Je lui ai répondu : ‘Laisse-moi sept mois pour percer.’” Deux mois avant l’échéance, il écrit Comment faire un tube, dans lequel il dénonce le rap facile où il suffit de marier sexe et drogue sur le flow d’un autre pour trouver le succès. Le morceau qui figure sur sa première mixtape, La Salle d’attente, trouve un écho sur le web.
La rencontre déterminante avec Booba
Le frère de la rappeuse Shay (signée sur le label 92i) le recommande à Booba. Fin limier, le duc de Boulogne flaire immédiatement son potentiel. Après quelques échanges sur WhatsApp, B2O le convie pour le morceau Pinocchio (sur l’album Nero Nemesis). Damso y déploie une méchanceté et une irrévérence qui marquent les esprits (“J’te baise comme une chienne pourtant tu portes le foulard. Avec des “si” j’serais intouchable comme Omar” ; “J’pointe devant gros cul, tu pointes au chômage (…) Mon flow prend le large, le tien prend de l’âge.”)
Damso a ensuite travaillé d’arrache-pied pour confirmer les espoirs placés en lui. “Pour moi, le rap est une passion mais c’est aussi un métier. Les gens ne se rendent pas compte que c’est du boulot de produire un album, explique-t-il. Quand je fais un freestyle, les gens pensent que c’est simple mais c’est comme un dentiste qui va t’enlever une dent en un éclair. Sauf qu’il a bossé durant sept ans pour arriver à ce stade.” Il revendique d’avoir écouté plus de 5 000 prods pour accoucher d’Ipséité. “Je suis un chieur, je veux que ça soit parfait. Il y a des chansons qui ont quatorze mix différents sans compter le prémix et le mastering”.
C’est l’ingénieur du son Nk.F qui a fait les frais de cette ultra-intransigeance. Nikola Feve, de son vrai nom, est connu pour avoir mixé et masterisé les albums Le Monde Chico et Dans la légende de PNL. Sur celui de Damso, cet orfèvre a réussi à marier du rap classique avec de surprenantes instrus (notamment des sonorités electro et africaines).
Agnès Obel pour seul exutoire
Sans attendre le succès de ce nouvel album, ce grand solitaire a choisi de s’isoler davantage. La faute à une médiatisation qui a rendu sa vie impossible. Il y a six mois déjà, Damso avait envisagé de prendre un appartement à Bruxelles avant que la notoriété ne le rattrape par le col. “Dès le premier étage de l’immeuble, des gens sortaient pour m’apostropher. Et quand je me suis penché vers la fenêtre lors de la visite, je me suis aperçu qu’une trentaine de personnes m’attendaient en bas.”
Avec son premier enfant, il s’est depuis installé en périphérie de l’agitation bruxelloise. “Je préfère être seul car je me suis rendu compte que les gens ne me regardaient plus de la même manière, regrette-t-il. Moi, je n’ai pas changé. Je suis le même, mais je sens qu’on me voit différemment. Les rapports ne sont plus naturels. Dès que je suis un peu sincère, la personne cherche à en profiter. Le précepte qui dit : ‘Aime ton prochain comme toi-même’, je l’ai perdu. Car je sais aujourd’hui que mon prochain ne va pas m’aimer, il va vouloir me baiser la gueule.”
Seules les chansons douces-amères de la chanteuse danoise Agnes Obel semblent apaiser le rappeur belge. “Loin des plages ensoleillées, j’ai su trouver sommeil. Le cœur sur une plaque allumée, j’écoute Agnes Obel”, confie-t-il sur le titre Exutoire. Preuve s’il en est que la mélancolie reste une langue universelle.
album Ipséité (Capitol/Universal)
concert le 10 juin à Paris (Bois de Vincennes), au Festival We Love Green, avec A Tribe Called Quest, Solange, Abra, Shame, Parcels…
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