Neuf ans après son dernier roman, Suite(s) impériale(s), Bret Easton Ellis publie White : un essai pour la liberté d’expression, un autoportrait avec des fulgurances, une charge contre une gauche “vertueuse” qui fera polémique.
On avait peur que l’un des meilleurs écrivains américains ne se consacre plus qu’à écrire des tweets ou des scénarios qui ne se tournent pas. Mais Bret Easton Ellis revient enfin, cette fois avec un essai, White, comme dans “white privileged male” – avouez que ça fait un peu peur…
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C’est par l’enfance négligée de l’un de ces spécimens, lui-même, que s’ouvre le livre : Bret ou un gamin laissé sans surveillance, sillonnant Sherman Oaks tout seul pour voir des films d’horreur à 10 ans. Et il s’en est bien tiré, pas comme cette génération “snowflake”, ces millennials qui pleurnichent à la moindre “micro-agression”.
C’est l’une des multiples exaspérations de White, dont l’écriture est tendue d’un bout à l’autre par une certaine exaspération : “Cette colère est nouvelle, quelque chose que je n’avais jamais connu auparavant – et elle était liée à une anxiété, une oppression, que je ressentais chaque fois que je m’aventurais en ligne, l’impression que j’allais en quelque sorte commettre une erreur au lieu de présenter tout simplement mes pensées sur un truc quelconque.
Cette idée aurait été impensable dix ans plus tôt – le fait qu’une opinion puisse devenir mauvaise –, mais dans une culture polarisée, exaspérée, des gens se voyaient bloqués sur le réseau à cause de leurs opinions, précisément, des gens n’étaient plus suivis parce qu’ils étaient perçus différemment. »
Questionnements et intuitions casse-gueule
Même s’il part parfois dans tous les sens – mémoires, récits, critiques de cinéma, pages pamphlétaires –, White avance dans une seule direction : contre une forme de politiquement correct sévissant de façon si virulente aux Etats-Unis que l’on pourrait se demander s’il ne s’agit pas du nouveau masque qu’a revêtu leur vieux puritanisme.
A travers ses déboires sur Twitter et autres exemples de ce genre, Ellis s’interroge : est-ce qu’une certaine victimisation galopante permettrait à ceux qui se sentent offensés de déverser des tombereaux de haine, des menaces de mort et des demandes de censure contre ceux qui osent s’exprimer hors de la doxa ambiante ?
Ce qui a mené deux cents écrivains du PEN Club, rappelle-t-il, à refuser de décerner un prix à Charlie Hebdo dont la rédaction venait d’être attaquée par des terroristes.
Ce qu’il fustige de toutes ses forces, c’est ce triomphe de l’idéologie contre l’esthétique
Ellis est souvent brillant, surtout lorsqu’il théorise l’influence des réseaux sociaux sur nos comportements : à force de vouloir être likable, nous finirions par nous comporter comme des acteurs passant un casting, ou en “réplicants” obéissant à une “culture d’entreprise” qui est en train de se généraliser. Comme
dans ses romans, il fait preuve d’un vrai talent pour saisir le Zeitgeist, même le plus dérangeant. Ce qu’il fustige de toutes ses forces, c’est ce triomphe de l’idéologie contre l’esthétique. Mais ce sont souvent les exemples qu’il prend pour étayer ses intuitions qui sont casse-gueule, parfois mal développés ou pas assez finement articulés. Son attaque contre le film Moonlight (un jeune gay noir qui se fait maltraiter), qui n’aurait reçu l’Oscar contre La La Land que parce qu’il mettait en scène une “victime” ; son tweet contre Kathryn Bigelow recevant l’Oscar pour Démineurs en 2010 parce qu’“elle est une femme sexy” ; les gays toujours représentés en victimes ou en gentils.
« Je ne voulais plus parler de Trump. Je m’en fichais »
La cible d’Ellis est claire : la gauche qui se croit vertueuse et Hollywood qui se croit “woke”. Jamais la droite. “Quand les gens ont-ils commencé à s’identifier sans relâche aux victimes, et quand la vision de la victime est-elle devenue la lorgnette à travers laquelle nous nous sommes mis à tout observer ?”
Peut-être parce que les Noirs ont été victimes de ségrégation et de meurtres aux Etats-Unis, et que le changement d’une société passe par un changement de ses représentations culturelles (Moonlight) ?
Et quand on sait que l’Académie des Oscars, créée en 1929, a attendu 2010 pour enfin récompenser une femme réalisatrice – Kathryn Bigelow, en effet –, on se dit que l’écrivain aurait pu se retenir, pour une fois, de twitter contre ce choix. Quand il critique l’esthétique de Black Lives Matter, on a les dents qui grincent – heureusement qu’il ajoutera vite :
“Il faudrait être idiot moralement pour ne pas reconnaître l’importance du mouvement (…).”
« Je n’ai jamais vraiment cru que la politique pouvait pénétrer au cœur sombre des problèmes de l’humanité et dans l’imbroglio de notre sexualité » Bret Easton Ellis
A la fin, Ellis semble prendre un malin plaisir à défendre un Kanye West défendant Trump contre ceux qui le lui ont violemment reproché. Lui n’a pas voté : “Romantique par comparaison, je n’ai jamais vraiment cru que la politique pouvait pénétrer au cœur sombre des problèmes de l’humanité et dans l’imbroglio de notre sexualité, ou qu’un sparadrap bureaucratique pourrait cicatriser les profondes dissensions, les contradictions et la cruauté, la passion et la fraude qui constituent le fait d’être.
Lorsque mon petit ami traumatisé m’a critiqué pour ne pas être plus en colère au sujet des élections (cinq mois après qu’elles avaient eu lieu), j’ai répliqué en disant que je ne voulais plus parler de Trump. Je m’en fichais. Il était élu président des Etats-Unis. Passons à autre chose.”
Mais n’est-ce pas cet apolitisme, cette forme de neutralité froide, qui dérangera comme le luxe des white privileged male peu enclins à s’intéresser aux autres ? Pourtant, il faut se rappeler que c’est cette distance, ce refus de l’empathie, qui fit la marque de fabrique du style Ellis et sa magistrale modernité, dès son premier roman Moins que zéro (1985).
Un passionnant autoportrait
Entre ses amalgames bizarres, ses morceaux de bravoure, ses mémoires (les pages les plus belles), ses fulgurances, ses obsessions (son culte pour Joan Didion, Richard Gere dans American Gigolo, son désamour de David Foster Wallace, la présence de son boyfriend de longue date, Todd, etc.), White est l’un des plus honnêtes et des plus passionnants autoportraits qu’on ait lus depuis longtemps.
Les pages où il nous plonge dans la fabrique d’American Psycho fascinent, comme s’il voulait montrer les dessous d’une œuvre d’art, les mécanismes de la création et de l’intuition romanesques, à des années-lumière de tout jugement idéologique.
Il vivait alors sur la 13e Rue à New York, on était au milieu des années 1980, il allait aimer un jeune avocat de Wall Street… et s’en prendre plein la figure, être refusé par ses éditeurs, être menacé de mort, de boycott, être insulté par la gauche et les féministes.
Dans ce classique instantané, American Psycho, commencé en 1986, il faisait de l’actuel président américain le modèle d’un serial killer
Trente ans après, White est peut-être le long coup de gueule d’un jeune auteur qui fut l’un des premiers à faire (très violemment) les frais de l’idéologie contre l’art. Dans ce classique instantané, American Psycho, commencé en 1986, il faisait de l’actuel président américain le modèle d’un serial killer :
“J’avais fait de Donald Trump le héros de Patrick Bateman dans American Psycho et mené des recherches sur plus d’une de ses odieuses pratiques commerciales, sur sa manière de mentir effrontément, sur la façon dont il avait laissé Roy Cohn lui servir de mentor, sur les relents de racisme qui n’étaient pas nécessairement déplacés chez un homme de son âge et de ses origines.”
A l’époque, trop pressé de le condamner, personne ne l’avait écouté.
White (Robert Laffont), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Guglielmina, 312 p., 21,50 €. En librairie le 2 mai
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