Le passage de la vie à la mort saisi avec attention et subtilité par le grand documentariste chinois.
Récompensé par le Léopard d’or lors du dernier festival de Locarno, Madame Fang est une nouvelle pierre de l’édifice que construit patiemment Wang Bing depuis son apparition dans le paysage cinématographique mondial il y a quinze ans avec A l’ouest des rails, son premier film, magistral. Madame Fang, dans cette filmographie imposante sur l’histoire de la Chine contemporaine (A l’ouest des rails durait 9 heures et le dernier film de Wang, Les Ames mortes, vu à Cannes, plus de 8 heures), avec même pas 1 heure et demie, fait figure de petite pierre. Mais certaines petites pierres sont importantes, comme les clés de voûte, au hasard.
Wang filme les derniers jours de la vie d’une femme, une travailleuse agricole de la région du Fujian âgée de 68 ans, madame Fang Xiuying. Elle souffre de la maladie d’Alzheimer et, après plusieurs années d’hospitalisation, elle a été renvoyée chez elle – une ferme sans luxe au bord d’une rivière – pour y mourir. Incapable de s’exprimer, madame Fang agonise dans son lit, la bouche ouverte, le regard fixe.
Tous les membres de sa famille se relaient auprès d’elle, mais surtout, peu à peu, face à son silence et son immobilité, son apparente inconscience du monde, ils parlent d’elle comme si elle n’était plus là – avec une crudité cruelle. C’est au fond ce que filme Wang : la mort qui vient exprimée par les proches de celui ou celle qui ne va bientôt plus être au monde. Et la vérité, c’est que “la vie continue”, comme on dit : les problèmes matériels et pratiques du quotidien s’imposent dans les conversations. Est-elle encore vivante ? On vérifie… Combien de temps va-t-elle encore vivre ? Elle a l’air d’aller plus mal, qu’hier, non ?
Nulle spiritualité ici. Aucun rite religieux. Pourtant madame Fang n’est déjà plus là, plus rien dans ce monde. A peine un souvenir (personne n’évoque jamais son passé). Heureusement, derrière l’apparente froideur de ses proches, il y a parfois des mains qui prennent la sienne, comme une violation de leur pudeur, la seule marque autorisée d’affection.
Longuement, avec respect et attention, Wang Bing (dont on entend parfois la voix) attend lui aussi la mort de madame Fang. Il filme son visage figé, comme paralysé. De temps en temps, le soir, il s’échappe de ce lieu étouffant pour aller observer les hommes qui pêchent au lamparo. Ou bien ceux qui se retrouvent sur le pas de la maison pour fumer une cigarette et se demander comment ils vont bien pouvoir payer le traditionnel repas de funérailles.
La caméra de Bing recule petit à petit pour prendre ses distances. Tout d’un coup, il intercale des images de madame Fang tournées par lui, quand elle était en pleine forme. Elle était chic, madame Fang. Tout est très subtil et calculé dans cette fausse absence de mise en scène, alors qu’il n’y a que ça, dans ce film qui ne montre objectivement pas grand-chose, que des petits riens, des voix dans la nuit, des yeux qui ne brillent plus, les étincelles de la pêche des carpes, la fumée des cigarettes, les repas, le temps qui passe, et la mort hors champ, très discrète de madame Fang, qui fut et qui n’est plus. A jamais.
Madame Fang Documentaire de Wang Bing (Fr., Ch., All., 2017, 1 h 26)