En retraçant l’histoire de la libération des ondes, David Lescot raconte le tournant politique des années 1980. Une impayable tranche d’histoire.
Esthétiquement, il y a deux façons de se représenter les années 1980. Soit la version foutoir, avec son relent libertaire issu de la décennie précédente, squats, beatniks et anarchistes. Soit son côté new look, silhouettes sophistiquées, nuits fauves au Palace et golden boys. Chacune est juste. Simplement, l’une a dû cédersa place à l’autre.
Sur le plateau du Vieux-Colombier, le public est placé de part et d’autre du décor qui s’ouvre sur un joyeux désordre : celui d’une radio pirate, Radio Quoi, à l’orée des années 1980. Des disques jonchent le sol, un divan éclaté et une table basse font office de studio et la pièce maîtresse s’érige haut dans les cintres : c’est l’échelle qui permet d’aller brancher l’antenne pour émettre illégalement et jouer au chat et à la souris avec la police et le brouillage des ondes par TDF.
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L’important, c’est d’émettre : du brouhaha ambiant émerge la voix de Radio Quoi, qui occupe le terrain en parlant de tout et de rien. Mais quelle voix ! C’est celle d’Elsa Lepoivre, tout en suave distinction, la voix caressante d’une liberté qui se gagne et s’impose et qui fait résonner, de poste en poste, le droit à la parole, l’écho démultiplié de subjectivités impérieuses.
Reniement d’un credo libertaire et joyeux bordel
Autour d’elle, chacun se démène, clope au bec, de la standardiste-monteuse impeccablement campée par Sylvia Bergé, irrésistible quand elle explique à ses comparses comment droite et gauche peuvent se rejoindre sur la question du monopole pour des raisons bassement humaines qui n’ont que faire du politique, au créateur de la radio, Alexandre Pavloff, qui reniera bientôt son credo libertaire pour gagner une placeau soleil des radios privées locales.
Ou de l’impayable Christian Hecq en ingénieur du son toujours prêt à bidouiller son matos pour doubler le brouillage des ondes, à la squatteuse, Claire de La Rüe du Can, qui réclame sa place au studio avec une candeur désarmante. C’est vraiment le bordel, un joyeux bordel, et l’on se gondole en entendant la Voix de la radio réclamer du silence pour “préserver un espace d’émission”.
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A cette ouverture haute en couleur succède une pénombre d’où émerge en voix off le résumé du séisme de1981 : l’arrivée de la gauche au pouvoir. “A l’origine, précise David Lescot,je voulais écrire quelque chose sur le début des années 1980 en France. François Mitterrand était élu président de la République, le gouvernement décrétait en quelques mois une série de mesures politiques et sociales indéniablement de gauche (…) dont la légalisation des radios locales privées, jusqu’ici dénommées ‘radios libres’.”
”Tout ça pour dire que l’histoire des radios dans ces années-là est un assez bon moyen d’observer l’époque. Des stations nouvelles fleurissaient chaque jour sur les ondes, par dizaines, pour se faire la voix d’absolument tout : une passion musicale, une communauté, une orientation politique, une conviction antinucléaire, une solidarité féministe, un besoin de parler, la simple envie de faire quelque chose, un goût certain pour les nuits blanches.”
Le règne de la “néodictature patronale de gauche”
Mais voilà, qui dit légalisation dit réglementation. En 1983, la Haute Autorité de la communication audiovisuelle autorise 22 radios que se partageront près de 90 radios libres. Pour mémoire, le lancement de Radio Nova en 1981 est le résultat de la fusion de Radio Verte et de Radio Ivre ;elle sera dirigée par Jean-François Bizotsous le parrainage du magazine Actuel. C’est elle, à peine déguisée sous le patronyme de Radio Vox, qui absorbe bientôt Radio Quoi sur le plateau.
C’est impayable : tout y est et rien n’y manque. Des dessous chics des dandys aux méthodes managériales du nouveau boss, le tournant libéral amorcé en 1983 ne fait qu’entamer sa courbe ascendante. Le règne de la “néodictature patronale de gauche” s’avère aussi impitoyable que celle de droite.
Un constat diaboliquement mis en œuvre tout au long du spectacle écrit par David Lescot avec les acteursde la Comédie-Française. On s’en régale et on frémit tant ce passé recomposé ressemble comme deux gouttes d’eau à notre époque. Comme un miroir sans tain où l’on rit jaune de se voir si proche.
Les Ondes magnétiques Texte et miseen scène David Lescot, avec Sylvia Bergé, Alexandre Pavloff, Elsa Lepoivre, Christian Hecq, Nâzim Boudjenah, Jennifer Decker, Claire de La Rüe du Can, Yoann Gasiorowski. Jusqu’au 1er juillet, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris Vie